REVUE
ARCHÉOLOGIQUE
v o i r e i. i ,k S i it t r.
Juillet à Décembre 1861.
IV
PARIS. IMPRIMERIE DE PILLET FILS AÎNÉ
5, RUE DES GUANDS-AUGUSTINS.
THE J. PAUL GETTY CENTER
""— LIBRARN/
BATAILLE D'OCTODURE
{Suite et Fin.)
La cause de l'expédition de Galba était... quod iter per Alpes,
quo magno cum periculo, magnisque cum portoriis mercatores ire
consuerant., patefieri volebat. Il résulte pleinement de là que depuis
longtemps déjà le passage des Alpes Pœnines ou du grand Saint-
Bernard était fréquenté, malgré ses dangers et malgré les droits
considérables d'importation ou de portage, auxquels les marchan-
dises y étaient taxées.
Je ne traiterai pas ici la question de la route suivie par Annibal
lors de son invasion de l'Italie à travers les Alpes, et je me contente-
rai de dire que le texte de l'inscription de Saint-Maurice, rapportée
plus haut, aussi bien que ceux des inscriptions votives du Saint-
Bernard, avec l'orthographe constante POENINVS et par fois môme
PHOENINVS, ne me laissent pas de doute sur la réalité du passage
des Carthaginois par le grand Saint-Bernard. Pour moi donc Polybe
a raison et Tite-Live a tort.
César, dans tous les cas, nous prouve que de son temps le passage
du grand Saint-Bernard était très-praticable et très-important depuis
nombre d'années.
La douzième légion, mise sous les ordres de Servius Galba, avait
donc mission de protéger et de maintenir libre un passage très-fré-
quenté à travers la chaîne des Alpes. Cette légion devait, si la chose
paraissait nécessaire à son chef, hiverner sur place, avec la condition
de rendre sa présence efficace; elle alla se poster à Octodure, ou
Martigny; il en résulte invinciblement que le passage à garder était
celui du grand Saint-Bernard, puisqu'à portée de Martigny il n'y en
pas d'autre. Ce ne fut pas sans vaincre quelques obstacles semés
sur la route, que Galba parvint à Octodure, mais bien... secundis
aliquot prailiis faclis, compluribusque eorum castellis expugnatis.
IV. — Juillet. 1
2 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Où curent lieu ces divers combats? quelles étaient les forteresses
qu'il fallut enlever en passant-? Nous ne le saurons probablement
jamais d'une manière précise, el nous devons nous contenter d'enre-
gistrer le fait, sans faire de vaines tentatives pour l'éclaircir. Toute-
fois la position d'Agaunum, si forte, si facile à défendre contre la
légion envahissante, dul être infailliblement une de celles qu'il fallut
forcer; elle étail en eflfet la clef de toute la vallée supérieure du
Rhône. Galba laissa deux des dix cohortes qu'il avait à sa disposition
chez les Nantuates : construit cohortes duas in Nanlualibus collo-
care. Je n'ai aucune espèce de scrupule à croire que ces deux co-
horles tinrent garnison à Âgaunum même.
Faut-il rapporter à la lutte même qui rendit Galba maître d'Agau-
muii une inscription malheureusement incomplète, et qui se voit
aujourd'hui encastrée à droite et au-dessus de la porte méridionale
de l'église paroissiale de Saint-Maurice? Je suis bien tenté de le
croire, sans néanmoins vouloir me permettre de rien affirmer à ce
sujet. Voici celte inscription :
IVNI MAR1NI
VE EXDVCENA
RIO HIC AB
HOSTIBUS PV.
Ce fragment comportait très-vraisemblablement les sigles ini-
tiales D. M. et les mots PV (gnâ occiso), suivis de la mention des
consécrateurs. Mommsen (n°19) a rapporté cette curieuse inscrip-
tion en acceptant la restitution d'Orelli : Hic ab hostibus pugnâ
occisus est, correction qui ne s'accorde ni avec le génitif du nom
propre ni avec le datif du titre Exducenarius. 11 est ordinaire de
trouver l'emploi simultané du génitif, suivi du datif, dans les épi-
taphes antiques, et je n'en citerai qu'un seul exemple emprunté aux
monuments conservés à Saint-Maurice même. Ainsi on voit au pied
de la grande tour de l'abbaye, servant de pied-droit de gauche à
l'ancienne porte aujourd'hui abandonnée, un cippe de grandes di-
mensions malheureusement fort effacé et devant lequel j'ai dû passer
à plusieurs reprises des heures entières, afin de reconnaître le texte
correct de l'inscription. La voici :
BATAILLE D OCTODURE. 3
D • M •
L ■ TINCI VERE
GVNDI OMNI
BVS HONOKIBVS
FVNGTO
VASSONIA M . F •
TVRCA GONIVGr
MON • D • KARIS ■
Mommsen (n° 22) a transcrit ce texte d'une manière presque en-
tièrement satisfaisante, et, je le déclare, il y avait du mérite à le
faire, grâce au déplorable état de la pierre.
Revenons à l'inscription de Junius Marinus. A-t-il été tué à la
prise d'Agaunum? son épilaphe a-t-elle été consacrée par les co-
hortes qui restèrent en garnison en ce point? Nous ne le saurons
jamais; mais ce que nous pouvons affirmer, c'est que les caractères
de ce texte sont assez beaux pour pouvoir être, sans inconvénient,
reportés à la date dont il s'agit.
Maintenant revenons à Servius Galba et au lieu qu'il choisit pour
y établir ses quartiers d'hiver. Ipse (constituit) cum reliquis ejus
legionis cohortibus in vico Yeragrorum qui appellatur Octodorus
hiemare; qui vicus positus in valle, non magnâ adjectâ planitie,
altissimis montibus undique continetur. Cum hic in duas partes
tlumine divideretur, alteram partem ejus vici Gallis concessit; alte-
ram, vacuam ab illis relictam, cohortibus ad hiemandum attribuit;
eum locum vallo fossaque muni vit.
Commençons par examiner l'importance de la dernière phrase du
passage que je viens de trancrire, phrase qui m'avait laissé quelque
espoir de retrouver des traces de ce vallum et de son fossé. Mal-
heureusement il m'a suffi de visiter le terrain une seule fois pour
reconnaître l'inanité absolue de cet espoir. A plusieurs reprises
depuis l'époque à laquelle se rapporte le fait de guerre qui nous oc-
cupe, Octodure et ensuite Martigny ont été visités par le plus terrible
des fléaux, l'inondation. Des excavations faites à proximité delà
'l REVUE ARCHEOLOGIQUE.
gare du chemin de fer de Sion, montrent à quelle hauteur se sont
élevés les détritus de toute nature répandus sur la surface de la vallée,^
à chacune des catastrophes de ce genre qui sont venues successive-
ment la désoler. Je ne crains pas de dire que le sol antique, le sol
foulé par les cohortes de Galba, doit être enterré aujourd'hui sous
une couche de graviers et de cailloux, roulés dont la hauteur atteint
an moins quatre mètres, si elle ne les dépasse pas. Le pavé antique
delà vom qui conduisait à Sion a été reconnu à cette profondeur,
entre le Vivier et les dernières maisons de Martigny- Ville; c'est de
plus, à cette profondeur, que se trouvent enfouis les débris de l'an-
tique Octodure.
Si l'on veut d'ailleurs se faire une idée de ce qu'entraîne de gra-
viers une inondation de la Dranse, qui n'est autre chose que le fleuve
désigné par César, on n'a qu'à interroger les habitants de Martigny
sur les effets de la dernière de ces inondations, et l'on sera véritable-
ment effrayé.
Le 16 juin 1818, le glacier de Gietroz se déplaça et lança sur
Martigny de telles masses d'eau, que le niveau marqué sur la mu-
raille de l'hôtel de la Tour s'élève à près de trois mètres au-dessUs du
sol actuel des rues, sol qui s'est haussé, en cette circonstance, de près
d'un mètre et demi au-dessus du sol précédent. On voit donc que
s'il reste des traces de rempart et de fossés, ces traces sont ensevelies
sous plusieurs mètres de gravier. Il n'y a donc aucune possibilité de
reconnaître à quelque vestige que ce soit, sur le terrain, l'emplace-
ment même des quartiers d'hiver de Servius Galba.
L'Octodure des Veragres était une bourgade divisée en deux par
une rivière qui ne peut être le Rhône, malgré sa proximité ; car
César n'eût pas manqué de nommer, comme en d'autres passages,
un fleuve de cette importance. La rivière sur les bords de laquelle
était établi Octodure était donc très-certainement la Dranse, qui va
se jeter dans le Rhône vers le pied du pâté de montagnes dominé
par la Dent de Mordes, au point où la vallée du Rhône, après avoir
couru directement du nord au sud, de Saint-Maurice à Martigny,
s'infléchit brusquement à angle droit et se dirige à l'est, vers Sion.
Mais le lit actuel de la Dranse n'est plus du tout le lit ancien de
cette rivière. On l'a endiguée, en quelque sorte canalisée, et aujour-
d'hui cette rivière coule entre le faubourg de Martigny connu sous
le nom de Batiaz, et Martigny-Ville. Un pont couvert, en bois, et à
deux voies, relie en ce point les deux rives de la Dranse, encaissée
entre deux murailles. Il est facile, en se rendant de Martigny-Ville
BATAILLE D OCTODURE. 5
au Vivier, de reconnaître, à une dépression bien caractérisée du
terrain, le lit ancien que la Dranse a abandonné. L'une de ses rives
comportait la portion du vicus Veragrien concédé aux habitants,
que les Romains forcèrent d'abandonner l'autre rive, pour s'y établir
solidement eux-mêmes.
Ici se présente une question importante. Les Romains s'établirent-
ils sur la rive droite ou sur la rive gauche de l'ancien lit de la
Dranse? Je n'hésite pas un instant à les placer sur la rive droite, et
voici mes raisons :
1° Ils étaient ainsi à proximité d'une côte boisée, capable, par con-
séquent, de leur fournir les bois et matériaux dont ils devaient avoir
un besoin incessant : sur l'autre rive, ils se fussent adossés à des
roches abruptes et nues ; 2° en rejetant la population gauloise d'Oc-
todure sur la rive gauche de la Dranse, ils coupaient en quelque
sorte leurs communications avec le reste des Veragres et des Seduns ;
ils les tenaient mieux en respect, enfermés qu'ils paraissaient entre
la Dranse, le Rhône et la montagne, ayant derrière le dos les deux
cohortes laissées chez les Nantuates, et en face les huit cohortes du
camp; 3° ils étaient à proximité plus immédiate de l'entrée de la
gorge quidonne accès dans l'Enlremont, et probablement môme à che-
val sur la route primitive du passage des Alpes Pœnines. Le nom ac-
tuel de Montagne du Chemin, porté par la montagne à laquelle le camp
de Galba devait être adossé, comme nous le verrons tout à l'heure,
semble nous avoir conservé la preuve de ce fait que dans l'antiquité
on entrait dans l'Entremont par la rive droite de la Dranse. Un sen-
tier y existe toujours, et ce sentier, après avoir tourné la Montagne du
Chemin, vient, par une passerelle, regagner la route moderne de la
rive gauche. Rien ne prouve qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Du
reste, ainsi que je viens de le faire pressentir, les circonstances de la
bataille démontrent d'une manière évidente que le quartier de la
ville occupé par les Romains fut celui qui couvrait la rive droite
de la Dranse.
Depuis un certain nombre de jours Galba occupait la position
militaire qu'il avait choisie ; il avait donné les ordres nécessaires
pour faire affluer à son camp les grains dont il aurait besoin pour
toute la durée de son séjour; enfin il avait entre les mains des otages
qu'il croyait suffisants pour lui répondre de la soumission des Ve-
ragres, lorsque tout à coup ses espions vinrent le tirer de la funeste
sécurité dans laquelle il vivait, en lui annonçant que toute la popu-
lation gauloise reléguée dans la partie de la ville à eux attribuée
6 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
avail disparu pondant la nuit, et que toutes les hauteurs qui domi-
nai.nt le camp étaient couvertes par une multitude de Seduns et
«le Veragres.
César nous apprend quelles étaient les dernières raisons qui
avaient motivé cette levée de boucliers si peu attendue. Pendant
( I u , • les Romains se trouvaient menacés à revers par les populations
de la Vallée supérieure, les Veragres d'Octodure s'étaient réunis à
leurs compatriotes de la Vallée inférieure et avaient occupé les hau-
teurs du Trient, de Salvan, de Vernayaz et d'Evionnaz, pour
couper la route aux huit cohortes de Galba et intercepter toute
communication avec les deux cohortes laissées en garnison chez
les Nantuates.
Au moment où ces fâcheuses nouvelles étaient transmises à Ser-
vius Galba, ses travaux de défense n'étaient pas achevés, ses appro-
visionnements étaient incomplets encore, et une partie de son
monde avait quitté le camp pour aller activer et protéger la venue
des convois de vivres. La situation était donc des plus perplexes, et
le général romain, autant sans doute pour mettre sa responsabilité
personnelle à couvert que pour s'entourer des conseils des mili-
taires expérimentés qu'il avait avec lui, réunit en toute hâte un
conseil de guerre et recueillit les avis. On délibéra en face d'un
ennemi ardent que l'on voyait fourmiller en armes sur les pentes
voisines; les routes étant coupées, il n'y avait à espérer ni se-
cours d'hommes, ni secours de vivres, « neque subsidio veniri,
« neque commeatus supportari.jnterclusis itineribus.possent; » celte
phrase démontre jusqu'à l'évidence que l'ennemi était maître de
la route d'Agaunum (Saint-Maurice), et que son plan d'attaque était
parfaitement conçu. Tout paraissait donc désespéré; aussi, comme il
arrive en pareilles conjonctures, les avis furent-ils divers; les uns
voulaient abandonner immédiatement les bagages et le camp, se
ruer sur la route qui avait amené la légion dans ce coupe-gorge, et
faire une trouée vers le pays des Nantuates, pour regagner la Pro-
vince romaine. La majorité cependant décida que l'on défendrait le
camp, el que s'il devenait impossible d'y tenir, on tenterait l'unique
voie de salut qui resterait, c'est-à-dire que l'on essayerait de se faire
jour en passant sur le corps des Gaulois maîtres de la Vallée infé-
rieure.
Le conseil de guerre venait de terminer sa séance, on avail à
peine en le temps de passer à rexécution de la vaillante détermina-
tion qui était adoptée, lorsque L'ennemi, à un signal donné, fondit
BATAILLE D OCTODl'RE. /
sur les retranchements romains, en s'élançant au pas de course et
de toutes parts, du haut des pentes qu'il occupait, et se mit inconti-
nent à lancer des pierres et des gœsa sur les défenseurs du camp.
hostes ex omnibus partibus, signo dato, decurrere, lapides gœsaque
in vallum conjicere.
Ce passage est décisif pour la détermination du point où devait
être le camp de Galba par rapport au cours de la Dranse. Si nous
tenons compte en effet de la situation de l'ancien lit de cette rivière,
à laquelle ce camp était appuyé, la rive gauche se reliait aux escar-
pements abrupts de la montagne du château de la Bal iaz et delà
continuation du flanc escarpé qui s'étend jusqu'assez près de la bi-
furcation des routes du Saint-Bernard etde Chamounix. La rive droite,
au contraire, s'étend jusqu'aux premières pentes boisées et partout
praticables de la Montagne du Chemin. Pour se ruer des hauteurs
qui dominent la rive gauche de la Dranse sur le camp romain, en le
supposant placé sur cette rive, les assaillants auraient eu à faire un
saut à pic d'une centaine de pieds. Cette raison est plus que suffi-
sante, on en conviendra, pour reporter sur la rive droite la portion
du bourg d'Octodure occupée par Galba et ses huit cohortes. Le
Vivier, ainsi que je l'ai déjà dit, répond à merveille à la topogra-
phie impliquée dans le récit de César, et je n'ai aucun scrupule à
affirmer de la manière la plus précise que là, c'est-à-dire à rempla-
cement actuel du hameau du Vivier et de son enceinte circulaire
antique, était placé le camp de Galba.
Je ne reviendrai pas sur le^péripéties de ce terrible combat ; elles
sont si explicitement rapportées dans le récit dont j'ai donné, en
commençant, la traduction, que je ne saurais les raconter d'une
manière aussi brève ni aussi énergique.
Après six heures d'une lutte pendant laquelle il ne fut pas pos-
sible aux blessés eux-mêmes de se retirer de l'action, la garnison
romaine se trouvait à bout de forces et à bout de munitions de
guerre. Les armes de jet commençaient à manquer, une plus longue
résistance dans de pareilles conditions était impossible; en plus d'un
point le fossé était comblé et des brèches entamaient le rempart. Ce
fut alors que Publius Sextius Baculus, brave centurion primipile,
et le tribun des soldats Caïus Volusenus, homme de cœur et d'ac-
tion, accoururent auprès de Galba, et lui déclarèrent qu'il n'y avait
plus de chance de salut que dans une sortie désespérée. Galba n'eut
pas de peine à se laisser persuader. Les centurions furent aussitôt ap-
pelés auprès du général, qui les chargea de transmettre immédiate-
8 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
ment à leurs soldats l'ordre de reprendre haleine, de se contenter de
parer les traits lancés par l'ennemi, et de se tenir prêts au pre-
mier signal à se précipiter hors du camp, à devenir d'assaillis assail-
lants, el à mettre tout espoir de salut dans leur propre énergie.
Nous avons vu tout à l'heure que les armes de jet des Gaulois
étaient des pierres et des gœsa. Le gaesum était donc un javelot
puissant, et non une lance que l'on conservait à la main pendant
l'action. Notons en passant le rapprochement déjà fait depuis long-
temps par les commentateurs entre le nom dejavelot gaulois, gœsum,
et |,' mol gas qui, dans l'idiome gaulois, dislingue toujours un
homme vigoureux et brave.
Cette fois encore la tactique romaine devait l'emporter sur la force
brutale. Au signal donné la sortie s'exécuta avec vigueur par toutes
les portes du camp à la fois, et si inopinément, que les Gaulois n'eu-
renl pas le temps de comprendre ce qui se passait, ni de se recon-
naître en se ralliant. A l'instant même la face du combat changea
complètement, et ceux qui étaient accourus à l'attaque avec l'en-
tière conviction que le camp des Romains était à eux, se virent entou-
rés en un clin d'œil et massacrés sans merci. Ici César nous donne des
chiffres qui malheureusement trahissent un peu trop évidemment
ce qu'on appelle le style de bulletin. Sur 30,000 assaillants 10,000 fu-
rent égorgés dit-il, et les survivants, pourchassés l'épée dans les
reins, n'eurent même pas la faculté de résister sur les pentes d'où ils
étaient partis. Voyons un peu quel est le chiffre officiel de la popu-
lation actuelle du pays des Seduns et celle du pays des Veragres, en
partant de ce principe que la population moderne est à coup sûr
aussi nombreuse qu'elle l'était à l'époque de César.
Le Valais tout entier, c'est-à-dire le pays des Nantuates, des
Veragres, des Seduns et des Vibères, comprend aujourd'hui
81,559 habitants; ajoutons-en 10,000 environ pour la partie du can-
ton de Vaud comprise sur la rive droite du Rhône entre Eslex et
Villeneuve, et nous aurons, pour toute la vallée du Rhône, environ
1)2,000 habitants. Si de ce chiffre nous retranchons celui qui doit re-
présenter les anciennes peuplades des Nantuates et des Vibères, les-
quelles ne prirent point part à la bataille d'Oclodure, il nous* restera,
en cavant au plus haut, 40,000 âmes pour représenter les Seduns et
les Veragres; si de ce chiffre nous défalquons encore les vieillards,
les enfants et les femmes, je ne sais trop comment nous ferions
pour retrouver les 30,000 combattants de Galba, réduits d'un tiers
en un instant. Non, ces chiffres sont impossibles, et nous devons les
regarder comme empreints d'une énorme exagération.
BATAILLE D'OCTODURE. 9
Quoi qu'il en soit, l'attaque fut repoussée pour cette fois; mais
Galba avait vu sa légion assez fortement compromise pour n'avoir
aucune envie de tenter une seconde fois la fortune en ce point. Il eut
la prudence de laisser une nuit de repos à ses soldats exténués par
une lutte qui avait dû quelque peu les démoraliser, et dès le lende-
main, après avoir brûlé la ville d'Octodure, il prit la roule du pays
des Nantuates, chez lesquels il ne jugea pas prudent de séjourner, et
il rentra dans la terre des Allobroges, chez lesquels il passa l'hiver.
Résumons :
1° Agaunum, aujourd'hui Saint-Maurice, fut le point où Galba
laissa en garnison deux cohortes de la douzième légion.
2° Tarnaise ou Tarnadœ de l'Itinéraire d'Antonin doit être dis-
tingué d'Agaunum. C'était une station militaire placée où est aujour-
d'hui le village de Massonger.
3° L'Octodure de César s'étendait sur les deux rives de l'ancien lit
de la Dranse, entre Martigny-Ville et Martigny-Bourg.
4° Le quartier de la ville gauloise choisi par Galba pour y établir
son quartier d'hiver s'étendait de la Dranse au pied de la Montagne
du Chemin.
5° Le hameau moderne nommé le Vivier représente parfaitement
l'emplacement du camp de Galba, dont le rempart et le fossé doivent
avoir été recouverts depuis des siècles par les masses de gravier en-
traînées par la Dranse, lors des grandes inondations causées par les
terribles débordements de ce torrent fougueux.
F. de Saulcy.
NOUVELLES OBSERVATIONS
L'INSCRIPTION GRÉCO- LATINE
fROUVEE A t'HKJLS
■ Los lecteurs de ectte Revue ont eu la bonne fortune d'être des
premiers à jouir de la petite récolte épigraphique faite par
M. Alexandre pendant son séjour dans le midi de la France. Parmi
ces inscriptions, publiées dans les deux précédents numéros et ac-
compagnées d'une traduction et d'un commentaire, il en est une
très-curieuse et très-intéressante à plusieurs points de vue. Je veux
parler de l'inscription gréco-latine découverte à Fréjus, et dont la
partie grecque renferme un petit problème philologique. Comme
mon interprétation est différente de celle qui a été publiée, je de-
mande la permission d'examiner de nouveau ce monument, épigra-
phique, et d'exposer les raisons qui me semblent militer en faveur
de l'explication que je propose.
Pour l'intelligence de la discussion qui va suivre, il est nécessaire
de reproduire ici l'inscription avec la traduction qui a été donnée
dans le numéro précédent :
C. Vibio Liguri Maxsuma mater fecit.
J ov tecepov ^pyoÇovto Y£p*lOT£'potÇ ' ô 8è Aatu.wv
Nr'-iov àvreêoXriff' i-mttetsç jcXtpuxTi.
SuVYevéeç ysvsTai " ôu.où ov eOcc^ocv sOa'l/av
îaïov. "il [lepoTrwv eXttiSeç où uloviixoi!
\ Çaius Viliius Ligur sa mère Maxime. On construisait celte
tombe pour de plus âgés. Mais l'arbitre ôe^ destinées a frappé (mot à
INSCRIPTION GRÉCO-LATINE DE FRÉJUS. 11
mot, a rencontré, a atteint) un petit enfant de sept ans par l'in-
fluence du climat (mot à mot, de la région, de la contrée). Ses pio-
ches et les auteurs de ses jours, tous ensemble, ont enterré celui
qu'ils avaient élevé, (leur cher) Caius. Oh! que les espérances des
mortels sont peu stables ! »
On avait d'abord coupé le premier vers autrement et on avait ima-
giné de supposer une faute du graveur (un o pour un e) et de lire :
Tôv xobov r,fYà£ovTO fZoonoXEûoi • si 01 Aatutov, etc.
Mais sur mon observation, cette conjecture a été abandonnée, et
on a adopté celle que je proposais, -feçaurvéçou; • 6 os A. Ces deux leçons
présentent absolument le même sens, comme il est facile de le mon-
trer. Avec la première, yepawcepoi, le sens serait : « des personnes
âgées préparaient ce tombeau, etc. » La destination n'est pas indi-
quée : préparaient, pour qui? Pour toi, jeune enfant? Mais ce n'est
pas admissible; desparents ne s'occupent pas d'avance du tombeau de
leur enfant. Reste donc l'autre sens : préparaient pour eux-mêmes,
c'est-à-dire se faisaient construire ce tombeau. Ce qui revient exac-
tement à, on préparait ce tombeau pour (1), etc. Les deux rédactions
présentent donc le même sens; toutefois, celle qui a été adoptée a le
double avantage de ne rien changer au texte et à la construction, et
de rendre plus sensible l'opposition entre yscaioTéfoiç ctvr>iov, opposi-
tion qui existait certainement dans la pensée du poëtc. Voici un tom-
beau qui était destiné à des personnes âgées; mais le destin, qui se
joue sans cesse des prévisions humaines, saisit un enfant de sept
ans, etc. On voit comme la pensée se présente naturellement et
justifie la présence du verbe «vt86oXy)<w au vers suivant. Un mot en-
core sur ywaioTÉpoiç. Je ne pense pas qu'il faille entendre ce compa-
ratif par rapport à Vibius. Le sens est assez âgés, plus âgés que la
pluralité et la grande masse; on sent que le positif yspaioi eût été
faux, le comparatif l'adoucit et remplit ici le rôle qu'il joue habituel-
lement dans les langues anciennes (2). Le français ne fournissant de
I) Dialog. de A$trolog., p. 23 (Havniaj, 1830) : lloi/.i'/oy; Oopjo&v; -/.eu -a^a/a;
ÊV te Tï6),£<7t "/.ai à&vcfftv oaoi; -/.ai iôia ïy.clgzm twv àvOpoVnMV éf/à^ov-rai.
(2) On trouve précisément un exemple de ce comparatif dans une inscription
trouvée à Marseille et qui, je ne sais pourquoi, a été omise dans le recueil de Boeckh :
VETAIMOS AIONIIIOV kïTIOÏ EVTAEIAI KAI rKPÏïTEl'OÏ STKHSAS
E<l>HBOr£ KAI rVMNAZIAPXHIAi: tfft, Seninr qui vicit adolescentes.
12 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
forme ni pour le comparatif, ni pour le superlatif, le sentiment de
ces nuances délicates nous fait un peu défaut.
Examinons maintenant le mot âvTe6oÀ*i<re, qui est très-important
dans la discussion. « Au second vers, dit M. Alexandre, le verbe
<xvti6oXw, dans le sens de rencontrer, construit avec l'accusatif,
est d'une grécilé douteuse. Si c'est une faute, il faut l'attribuer
sans doute à l'habitude d'employer ce même verbe ainsi construit
dans son acception poétique et attique de supplier. Mais avec le sens
qu'on lui donne ici, je n'en connais qu'un seul exemple. Je le trouve
dans les Oracles sybillins, que j'ai édiles, livre III, v. 737, passage
du second siècle avant notre ère : Mifroi xaxbv àvriêûÀi^ç, de peur que
tu ne rencontres (c'est-à-dire, que tu n'éprouves) quelque mal. Encore
voit-on qu'ici la construction est renversée : c'est la personne qui
rencontre le mal, et non le mal qui va au-devant de la personne. »
Cette dernière réserve est faite avec d'autant plus de raison que
l'exemple cité repose sur une faute évidente, dont la correction per-
met de ramener le verbe àvTiêoXIw à son emploi et à son acception
ordinaires. Citons le passage en question :
My| xtvei Kouxocpivav ■ àxivY)xoç yap àf/.eivcov.
IlapoaXiv U xoCttjç, M H TOI xaxov ANTIB0AH2H2.
Au lieu de pitoi les bons manuscrits donnent pi «, leçon qui con-
viendrait avec &méîoÀV)<îï]{. Comme la métrique s'y oppose, le savant
éditeur ajoute en note : « edd. pi toi » en deux mois, qu'il réunit
pour en faire pfroi. Mais comment justifier la présence de la parti-
cule toi, qui serait une cheville d'autant plus déplacée ici qu'il s'agit
d'un morceau très-bien écrit et remontant à une respectable anti-
quité? Les anciennes éditions avec pi toi nous mettent sur la voie
pour nous faire trouver la véritable correction :
IlapoaXiv Ix xoitïi; (p) iydpr\s OU xivt]<ty)ç), MH TOI xaxov 'ANTI-
[B0AH2H,
ne tibi malum occurrat ou eveniat.
Dès lors tout est régulier et conforme à l'usage adopté par Homère
et par tous les poètes postérieurs. Témoin ce passage (Hymn. in
Merc, v. 170), qui semble fait exprès pour justifier la correction
que je propose :
El ïi [x spsuvrço-£i A-^toû; afixuôÉoç uîôç,
yAXXo t( 01 xflù jaeîÇov ôtoyuxt 'ANTIB0AH2EIN.
INSCRIPTION GRÉCO-LATINE DE FRÉJUS. 13
Dans le passage des Oracles sybillins, le mot en question est précédé
et suivi d'une foule de verbes à la seconde personne ou à l'impératif.
Les copistes, pour lesquels àvn.ëoXÉ« était un ancien verbe dont ils
n'entrevoyaient le sens qu'à travers les nuages, ont écrit tout natu-
rellement àvTiêoX7]cn)ç au lieu d'àvTtêoXïfay), et c'eût été un miracle
qu'ils eussent résisté à cette tentation.
Du reste, l'édition môme nous fournit les moyens de justifier cette
correction. En effet, on y trouve un autre passage du même livre,
très-ancien comme nous avons vu, ou toi est employé pour aol. C'est
le vers 548 : Ttç toi 7tXàvov Iv <ppe<rl ôrjxe. Puis en note : « Lactantii co-
dices plerique : t(ç toi, » et dans l'Index grœcitatis, placé à la fin :
Toi' (pro «roi') III, 548.
Cet unique exemple une fois écarté, il ne reste plus rien pour
autoriser l'emploi de ce verbe avec l'accusatif dans le sens donné par
l'inscription dont nous nous occupons, et il est bien constaté main-
tenant que le poète a commis une erreur manifeste. L'élision àvT£-
êo'Xïiff', pour àvTEéoOoidsv, prouve aussi qu'il a voulu s'exprimer comme
les anciens. L'opposition entre yepaioTspoiç et vfaiov, dont nous avons
parlé plus haut, explique le choix d'un mot comme àvTiëaXXw ou
àvTiëoXéw dans la composition duquel la préposition <xvtï entrerait ici
avec le sens de au lieu de : dès lors, on a une pensée régulière et
une opposition semblable à celle que le poète a recherchée plus bas
dans £6p£'}<xv sOa^av. Quant au verbe àvTiëoXÉw, employé souvent par
Homère, il est neutre dans l'usage, mais sa forme sonne comme
un actif. Or, comme il y a un sujet indubitable, Aaijxwv, et un accu-
satif, vifriov, on est en quelque sorte fondé à croire que l'auteur l'a
pris pour un verbe actif. La poésie qui provient des souvenirs d'une
lecture poétique envahit le style épigraphique avec une grande
transparence. C'est là un fait incontestable dont on peut voir des
exemples remarquables dans l'appendice de {'Anthologie Palatine
et dans la Sylloge de Welcker.
Arrivons maintenant au mot xX^tm, le seul peut-être qui offre
quelque difficulté d'interprétation. Suivant la traduction proposée
plus haut, il a été pris, non dans le sens aujourd'hui vulgaire du
mot français climat, devenu presque synonyme de température, mais
dans celui que les Grecs lui donnaient ordinairement et qui est em-
prunté aux géographes. Puis viennent quelques citations à l'appui,
et entre autres celle-ci : « Dans Dorothée de Sidon, poète astrologique
inédit, mais cité par Saumaise : (k0u7rXoûxu)v (dans les précédentes
éditions gaôu^XouTov) xXij^a TaXXwv. » Le poème de Dorothée de
i't REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Sidon est perdu , et les fragments que l'on en connaît ont été
publiés plusieurs fois, et réunis en dernier lieu à la fin du vo-
lume consacré aux Poetœ bucolici et didactici dans la collection
Didot. Je crois devoir donner ici cette petite indication bibliogra-
phique parce que précisément le motxXiua y revient avec le même
sens pour ainsi dire dans chacun des articles consacrés aux signes
du zodiaque Le (UaOuTiXouTwv xXi|j.a FaXXwv répond au signe du Sagit-
taire. Le nom de Dorothée de Sidon, introduit dans la discussion,
me hure à taire ici un petit aveu auquel probablement ne seront
pas indifférents ceux qui prennent intérêt aux lettres grecques. Le
nombre des vers de ce poëte recueillis jusqu'à présent ne s'élève
qu'à quatre-vingt-six; j'en possède plus de deux cents qui sont iné-
dits : j'espère pouvoir les publier prochainement. Cette citation aura
eu cela de bon, de stimuler ma paresse ou mon insouciance qui de-
puis un grand nombre d'années laissait, sans profit pour la science.
celle petite découverte littéraire sommeiller au fond d'un carton.
Mais revenons à notre sujet.
M. Alexandre invoque ensuite le témoignage de Vitruve pour
arriver à la notion géographique du mot x)a'f/.a, appliquée à l'hygiène,
et qu'il cherche à l'aire rentrer dans le sens de notre épitaphe. Puis
il ajoute : « Il est vrai que la position de Fréjus pour les Romains,
ni même pour les Grecs, n'est pas bien septentrionale : mais les an-
ciens s'exagéraient en général la rigueur du climat des Gaules, et
celui de Fréjus passe encore aujourd'hui, à tort peut-être, pour le
plus froid, le plus inconstant de toute la côte de Provence. »
Ce dernier argument serait favorable à la thèse développée plus
haut s'il était appuyé autrement que par une simple affirmation.
Malheureusement les témoignages anciens et modernes sont tout à
fait contraires à cette opinion en ce qui concerne le climat de la
Provence. Suivant Pline (III, 5), c'était un très-agréable pays et une
autre véritable Italie : « Narbonnensis provincia... amne Varo ab
Italia discreta, Alpiumque vel saluberrimis Romano imperio jugis.
agrorum cullu, virorum, morumque dignatione, amplitudine
dpum. nulli provinciarum postferenda,breviterque Italia veriusquam
provincia. » Pomponius Mêla (II, 5) dit aussi en parlant de ce pays,
« magiscultaetmagisconsita, ideoque etiam laelior. » Enfin, suivant
Salvien (lib. VIL p. fôl), cette contrée présente l'image du Paradis :
« Ul vere possessores ac domini terrée non tain soli istius portionem
quam Paradisi imaginem possessisse videantur. » Voibà pour la
l'mvence.
INSCRIPTION GRÉCO-LATINE DE FRÉJUS. 15
Quant à Fréjus, en supposant môme que son climat fût un des
plus froids de la Provence, ce que je ne pense pas, il s'en faudrait
de beaucoup qu'il eût été considéré par les Grecs et les Romains
comme un de ceux qu'il était dangereux d'habiter. Il suffit de se
rappeler que César a honoré cette ville de son nom et que les Ro-
mains y firent de nombreux travaux dont les restes subsistent encore
aujourd'hui, pour prouver que les anciens n'avaient pas une mau-
vaise idée des conditions climatériques dans lesquelles se trouvait
cette contrée. Nos ancêtres n'étaient sans doute pas plus de cet avis
quand ils y établissaient de nombreuses maisons religieuses, un
séminaire, voire même un hôpital, qui sont comme autant de pro-
testations contre l'opinion avancée plus haut. Pour que le poète se
fût exprimé d'une façon intelligible, il aurait fallu que les effets
délétères du site de Fréjus fussent connus de tous et dans la bouche
d'un chacun : hors de là, point de sens dans le mot xXifMrtt .
Il s'agit ici d'une famille indigène, comme doivent le faire sup-
poser et le nom de Vibius, qui était très-répandu dans le midi de la
Gaule, et le cognomen Ligur, qui pourrait bien n'être qu'un ethnique.
Pourquoi alors rendre le climat responsable de la mort de cet enfant
enlevé à sept ans? à quel âge cessait cette responsabilité? Pourquoi
y rester, si son influence presque fatale était si connue? D'un autre
côté, s'il s'agit d'une famille étrangère, comment supposer que l'épi-
taphe n'eût pas mentionné les regrets des parents d'être venus
aborder sur une plage aussi inhospitalière? Les objections se pré-
sentent en foule, et il est bien difficile d'y répondre.
Toutes ces réflexions me confirment de plus en plus dans ma
première pensée, qui consiste à donner ici au mot xXiaaxt un sens
astrologique et surtout celui d'année climatérique. Je sais bien,
comme j'ai eu le soin de le dire devant l'Académie, je sais bien qu'il
n'y a aucun rapport étymologique et prosodique entre les mots x%a
et xXtijiaxTYip , mais il est évident pour moi que le poète a attaché au
mot x^t-jt-au une idée d'astrologie judiciaire à cause de l'âge auquel
l'enfant était mort. Avec é|aeTeç ou twfrnç qui pouvaient, l'un ou
l'autre, entrer dans le vers, le rapprochement n'avait plus lieu et
une pareille pensée ne serait pas venue au poëte.
Cette observation m'avait suggéré une conjecture que j'avais
d'abord abandonnée, mais à laquelle je reviens aujourd'hui avec une
certaine apparence de conviction. Dans la pensée qu'une épithète ne
pourrait être que favorable au mot xXCpum, je lisais faroétH au lieu
de Ixrarrs;, leçon excellente, suivant moi. et qui préparerait parfai-
16 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
tement à la hardiesse de remploi du mot xkipam. Si le lapicide (ce
qui esl probable, puisqu'il n'y a point de faute), si le lapicide com-
prenait le grec, il est possible qu'il ail pris sur lui de mettre un C à
la place de I. en pensant que le vvfriov était ir-at-zk et que celle indi-
cation ne devait pas manquer sur L'épitaphe. Je dois dire cependant
que l'adjectif ici ne me paraîtras précisément indispensable : « Le
destin y a jeté un enfant de sept ans par ou à l'époque du xXi'ua, »
c'est-à-dire, par cette même année climatérique, ou par la position
des astres généthliaques qui exerce son effet surtout cette année.
Suivant moi, IxraE-rèç éveille dans l'esprit une idée qui dispense
xXiWri de tout autre déterminatif. A sept ans l'enfant pouvait tomber
à l'eau ou mourir par suite d'un autre accident; par xX^acn le poëte
veut dire qu'il n'y a pas eu d'accident, qu'il n'y a eu que l'influence
de l'époque climatérique.
En bonne critique, on doit toujours tenir compte des temps, des
lieux et des individus. Dans la circonstance dont il s'agit, par exem-
ple, il ne faut pas oublier que nous sommes dans le midi de la Gaule,
à une époque où la langue grecque avait presque complètement
disparu, et où il y avait bien des chances pour qu'elle fût écrite peu
correctement (1). Quand on découvre un monument littéraire ou
êpigraphiqne, il ne s'agit pas de savoir comment l'écrivain ou le
poëte aurait dû s'exprimer, mais bien ce qu'il a voulu dire et quel est
le sens véritable de sa pensée. Je maintiens donc que notre poëte qui,
nous le reconnaissons, a commis une faute si évidente à propos du
verbe àv-egoXr^ô, a très-bien pu broncher sur le sens de xAipotTi. Les
mois xÀuj.a et xXiaaxTvip étaient des termes employés très-fréquemment
par les généthliaques : or il arrive que des savants môme se mé-
prennent sur l'emploi des termes techniques quand ils parlent d'un
art ou d'un métier qui ne leur est pas familier. Qu'arrivera-t-il donc
lorsqu'il s'agira, comme ici, de quelque pauvre poëte, gagnant sans
doute sa vie à composer des épitaphes en grec (2) pour quelques
familles romaines? On ne doit pas avoir une idée bien avantageuse
du savoir d'un échappé de la Grèce, qui vivait à une pareille époque
dans ces contrées de la Gaule. Qu'y serait-il venu faire? Quel emploi
pour ses talents littéraires et par quel moyen, par quel contact au-
rait-il pu les entretenir?
(1) On est élonr.é du petit nombre de monuments d'épigraphie grecque fournis
par le midi de la France, où cependant la langue grecque paraît avoir été long-
temps en usage.
On sait que la partie grecque a été ajoutée après coup dans l'inscription de
Fréjus.
INSCRIPTION GRÉCO-LATINE DE FRÉJUS. 17
Constatons maintenant que l'inscription de Fréjus nous reporte à
un siècle où l'astrologie judiciaire était très en honneur parmi les
Romains. C'était l'époque où cette science envahissait tout et où
chacun faisait dépendre ses qualité3 physiques et morales de l'in-
fluence des astres. Ces croyances populaires avaient été rédigées sous
forme de doctrine dans des ouvrages tels que celui de Manilius, dont
les traditions allaient bientôt être continuées par plusieurs écrivains
astrologiques et entre autres par Firmicus Maternus. Ce dernier, par
exemple, nous parle de constellations qui deviennent bonnes ou
mauvaises suivant les climata dans lesquels elles se trouvent; il ap-
pelle regiones aureas le climat de Rome, par rapport à l'heureuse
influence de Yastrum génitale sous lequel il est placé. Et d'ailleurs,
si le mot latin regio a été transporté de la terre au ciel pour indiquer
la situation des astres, comment le mot x)^a ne l'aurait-il pas été?
Voici du reste un passage qui semble fait exprès pour la circon-
stance, et qui lèvera toute espèce de doute à cette égard; il est tiré
d'un traité inédit d'astrologie judiciaire : 'Ex[/iv oOv twv Tz^okù.s^it.(vo^
Trjç twv Çwgiwv cpuceojç xat twv X 7rXavo)[j.£VO)v ecttiv £up£Ïv 7ta^u[/.£pw; [J.£V
tov wpo<JX07rov ty) cuve^eT TOipa xal yuavasia, ypojt/.£Vouç t?j twv Çwoicov
te xalàffTÉpwv tpiicm xal T0I2 KAIMA2I 'Effl TÎÎN *HAH TEAEIQ0EN-
TiiN 'ANOPlîTIiîN, eç àxptêouç oÈ wpOGxo-iroutjav [jioTpav, xaTa tv)v tou
6eiou IlTo)v£(J.atou [xÉOoôov, -?jV £iip(ffxo|X£V <r/soov eVi iravTWV àXT|6Euou<7av. On
ne niera pas, j'espère, qu'il ne s'agisse ici des climats astrologiques,
et cela précisément à propos de la mortalité humaine. Est-il besoin
aussi de citer les composés tylvxoi et cbioxXi|ji.a (1), employés si souvent
par les écrivains généthliaques?
En résumé, mon sentiment est que le mot xX^octi de l'inscription
de Fréjus doit être pris dans le sens astrologique et signifie que l'en-
fant a succombé à l'influence climatérique du chiffre sept, ce que je
rendrais ainsi dans cet essai de traduction en vers :
. ■ *
Maturis(2) tumulumfecere; at numeu iniquum est,
(i) Je lis encore dans un traité anonyme d'astrologie judiciaire : cO Se èv totcoiç
xaXslrai cpaùXov àu6xXi[J.a xal TtpôôW:; xal Trpoxaxacpopà xal [AaTax6q.uo; xal xaxrj xûyi\.
Il s'agit ici des douze Totoi célestes. Et ailleurs : 'Ig-téov êtO' ote r] Ta àTOxXitj.aTa
■/pr,[j.aTÎ^Ei xal ÈvÉpyEiav où tyjv xu^ouiav irepl tou à7i:0TsXs<7[AaT0; Xôfov itoiEtxai.
(2) Le mot maturus se met ordinairement avec œvi, annis, œvo, etc.; mais on le
trouve aussi seul dans Horace (Od. IV, 4, 55) : « Gens (Trojana) natosque maturos-
que patres Pertulit Ausonias, ad urbes. » Et dans VArt poét., 115 : « Intererit mul-
tum, loquatur Maturusne senex an adhuc florente juventa Fervidus. » C'est bien là le
sens de yspaiOTÉpoiç, peut-être avec une allusion aux rnatuvœ fruges qui tombent. Le
mot senibus m'aurait paru trop fort.
iv. 2
18 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Septcnnique (1) puer climatc corripitur.
Una contumulant quem frustra aluere parentes
Gaium! O spes liominum. quam brevis atque levis!
Du reste, j'en appelle au futur concile, et je laisse le soin de
décider la question aux savants qui seront chargés de donner une
nouvelle édition de l'anthologie grecque.
Dans tous les cas, et quel que soit le sens que l'on adopte, nous
devons dire que M. Alexandre a rendu un véritable service à la
science en publiant un monument épigraphique d'un genre peu
commun et très-important pour l'histoire de la langue grecque en
France, et en provoquant une petite discussion philologique qui, je
lisière, ne paraîtra pas dépourvue d'intérêt.
E. Miller.
P. S. Je comptais m'occuper aussi dans cet article d'une autre
inscription latine, publiée dans le dernier numéro, p. 460; mais en
l'absence d'estampage ou de fac-similé de ce monument épigraphique,
on en est réduit à se livrer à des conjectures plus ou moins justifiables.
Je m'abstiendrai donc pour le moment, et j'attendrai qu'on soit
mieux édifié sur l'état matériel et sur la physionomie réelle de l'in-
scription. Toutefois je profiterai de l'occasion pour dire ici quelques
mots du chiffre XL qui a exercé la sagacité de M. Alexandre et pour
donner une explication qui pourrait bien être la véritable. J'avais
d'abord moi-même proposé A[NN.] XL, sous-entendu VIXIT; mais
dépuis j'ai renoncé à cette conjecture, et, en observant que le chiffre
XL est suivi de HERES, j'ai pensé qu'il fallait lire tout simplement
A[ER.] XL (2), œris quadragies hères (3) : ce qui ne fait pas loin
d'un million de francs. L'expression se trouve dans Tite-Live, dans
(1) Ou septennisque, si l'on n'adopte pas la correction ÉTtxàeTEî pour êwraetéç.
(2) Peut-être le graveur, à l'exemple de quelques personnes, a-t-il mis le trait
entre Xet L au lieu de le mettre au-dessus.
(3) Voy. la manière de compter la monnaie dans les Antiquités romaines d'Adam,
t. II, p. : !8.
INSCRIPTION GRÉCO-LATINE DE FRÉJUS. 19
Cicéron, partout, et Varron cite comme exemple de œris : œris
millies legasse. Notre Baricbalus a peut-être voulu, comme Tjimal-
cion, que la somme figurât sur le monument. On se rappelle l'épi -
taphe que se fit ce dernier (Petr. LXXI, 12), et dans laquelle il
inséra : Ex parvo crevit. Sestertium reliquit trecenties. Ce qui rap-
pelle ce passage d'Horace (Sat. If, 3, 84) :
Hœredes Staberi summam incidere sepulcro
Ni sic fecissent,
ils étaient condamnés à une amende. C'est je crois de cette expli-
cation que l'on peut dire : « Qu'elle lève au moins toute difficulté. »
Dans tous les cas je la soumets au jugement de ceux, qui seront
tentés d'examiner à nouveau l'épitaphe de Baricbalus.
E. M.
NOUVELLES
OBSERVATIONS SUR LE PAPIER
AU FILIGRANE DE JACQUES CŒUR
Monsieur le directeur,
L'hospitalité que la Revue archéologique a bien voulu accorder,
sous les auspices de M. Vallet de Viriville, à mes recherches sur la
papeterie supposée de Jacques Cœur, a acquis aux hypothèses que
j'émettais à ce sujet une notoriété qui m'engageait à compléter ce
que j'en disais par de nouvelles investigations dans nos archives.
J'y trouvais l'occasion de justifier, même à mes propres yeux, ce
que mes inductions antérieures pouvaient offrir de contestable. Une
portion de nos archives départementales, que les nécessités d'un
nouveau classement fermaient à mes recherches il y a quelque
temps, viennent de m'être rouvertes, et j'en ai profité pour vérifier
sur de nouvelles pièces si j'y trouverais la confirmation de ce que
j'avais supposé. C'est le résultat de ces dernières investigations que
je viens vous transmettre, monsieur le directeur, en vous priant de
réseryer à ici le communication l'accueil que la précédente a déjà
reçue de vous.
Le principal élément de mes recherches avait été la collection des
registres de délibérations du chapitre de Saint-Étienne de Bourges.
J'avais regretté de n'avoir pas alors à ma disposition les comptes de
ses receveurs, dans lesquels j'espérais trouver quelques faits nou-
veaux à ajouter aux précédents. Le dépouillement de ces registres
de comptes n'a fait, en effet, que fortifier mes premières suppositions,
comme on peut s'en convaincre si l'on veut bien suivre avec moi
l'ordre de mes recherches, volume par volume, et dans la période de
temps qui intéresse la question.
PAPIER AU FILIGRANE DE JACQUES COEUR. 21
Le premier de ces registres, qui contient les années 1418 et 1419,
est en parchemin. Je me contente de le signaler en passant, pour
tirer plus tard de ce fait les conséquences qui me paraissent en dé-
couler.
De là, jusqu'en 1434, lacune. Les registres que nous retrouvons
ensuite (années 1434-38) et les suivants, sont désormais en papier.
Jusqu'en 1460, et sans tenir compte des vides que fait dans la collec-
tion l'absence de plus d'un volume, le papier n'offre que les types
connus de la roue, du bœuf ou de l'ancre. De 1460 à 1466, lacune
regrettable. Mais avec le registre des comptes pour 1666 l'écu de
Jacques Cœur apparaît. Tous les feuillets y sont marqués au type A.
Lacune ensuite jusqu'en 1477. Dans le registre de 1477 nous trou-
vons le filigrane au type G. Manque l'année 1478. Le registre
de 1479-80 contient des spécimens des types B et C. Absence de l'an-
née 1481 ; mais les registres de 1482-83 et 1484-85 nous offrent,
avec le papier orné du P majuscule gothique, celui au type E régu-
lier (1).
Ici, chose remarquable, la même particularité s'offre que dans les
registres précédemment consultés, c'est-à-dire que, arrivé là, nous
sommes à la limite où cesse l'emploi de la signature des Cœur dans
le filigrane. Le registre de 1488 manque, il est vrai; mais cette
absence a peu d'importance, puisqu'on a conservé celui de 1489, et
que le papier qui le compose est tout à un type nouveau (l'aiguière
surmontée d'une croix).
Dans le registre de 1494 qui suit, et dans les autres postérieurs,
d'autres types connus reparaissent, plus ou moins variés, tels que
la licorne, la main ouverte, etc., mais surtout le P gothique. Or ce
signe est connu comme ayant servi à des fabriques ou papeteries
étrangères à notre province, et même à la France. Ce qui donne lieu
de croire qu'il avait fallu de nouveau recourir à l'industrie pape-
tière de nos voisins, après avoir vu périr la nôtre.
Je feuillette maintenant la collection des comptes de la Sainte
(1) Ceci, pour être compris, nécessite une rectification à la note par nous insérée
précédemment dans la Revue, pour ce qui est du type de l'E régulier opposé au
même type irrégulier. Cela ne s'entend que du fleuron qui termine l'écu par en bas.
Cette fleur, quand elle s'offre régulière, est une crucifère avec anneau central :
mais une variété, celle que nous avions choisie pour la reproduire, présente une
déformation de cette figure dans laquelle l'anneau du centre a disparu. Cette parti-
cularité, le texte dont nous accompagnions la figure E, l'a indiquée assez obscuré-
ment par suite de la mauvaise construction de la phrase, pour que nous avions cru
devoir saisir l'occasion d'y revenir.
22 HEVUE ARCHEOLOGIQUE.
Chapelle de notre ville ; et le registre de 1463-64 est celui où com-
mence à se manifester l'écu des Cœur mêlé à l'ancre, dont les varié-
es signalent seules le papier dans les registres précédents de cette
dernière collection. Les lacunes, trop considérables dans la suite des
registres postérieurs, ne m'ont pas permis d'y constater la date de
disparition de notre type.
Mais la collection la plus curieuse peut-être à étudier, sans sortir
de Bourges, est celle des registres de comptes du chapitre de Saint-
Pierre le Puellier. La succession des années n'y éprouve presque
aucune interruption, et nous voyons s'y dérouler successivement
tous les types de notre papier à leur date de fabrication, ou du moins
à une date très-rapprochée, et dans l'ordre où ils ont été émis.
Je néglige toutes les années antérieures à 1464, car elles ne nous
offrent rien de ce que nous cherchons. Je me contente de faire ob-
server que dans les dernières années de cette première période do-
mine le papier au P gothique. C'est donc avec le registre de 1464 qu'y
apparaît l'écu de Jacques Cœur en filigrane. Pour cette année et les
années 1468, 1469, 1471, 1472 et 1476 (les intermédiaires font dé-
faut), le type A s'offre seul. Dans les registres de 1478 et 1480 il est
remplacé par le type B. Le type C apparaît dans le volume de 1481,
puis il cède la place au type B, qui reparaît en 1482. A l'année 1483
présence du type E. Le registre de 1485 forme une interruption dans
cette série. Deux filigranes ornent son papier : l'un est un massacre
de cerf de petites dimensions, l'autre le grand P gothique que nous
avions perdu de vue. Mais avec 1486 on revient à l'écu des Cœur.
Le type E s'y montre dans ses deux variétés, c'est-à-dire avec sa fleur
régulière ou irrégulière. Dans le registre de 1487, nouvelle éclipse
de noire type local; il est remplacé par l'étoile couronnée et l'éternel
P gothique. En 1488 seulement, c'est le type D qui se manifeste,
et c'est lui qui a l'honneur de clore la série. Peut-être Taurions-
nous vu également dans le registre de 1489, qui manque : mais, à
partir de 1490, il est remplacé par le P majuscule gothique qui, en-
fin débarrassé de la concurrence, s'y montre sous plusieurs variétés
jusque vers la fin du siècle, et tantôt seul, tantôt accompagné d'an-
tres figures.
La communauté des moines augustins de l'abbaye de Saint-
Ambroix est la dernière à laquelle nous demanderons des rensei-
gnements à Bourges môme. Dans son registre de comptes de 1489,
nous retrouvons les types B et E; mais déjà, à l'année 1491, l'emploi
de ce papier a cessé.
PAPIER AU FILIGRANE DE JACQUES COEUR. 23
Chose remarquable d'ailleurs, il semble qu'en dehors de notre
ville on ait peu employé ce papier, de fabrique évidemment toute
locale, et je ne pourrais guère citer, dans le reste du déparlement,
qu'un terrier de l'abbaye de Saint-Satur, daté de 1481-82, dans le-
quel se retrouve le filigrane B.
Ainsi la date de 1462, fournie par M. Moreau de Dun le Roi pour
l'apparition du type A, reste encore la plus ancienne que nous lui
connaissions. Elle doit être voisine des commencements de la fabri-
cation de ce papier. Quant à la succession dans laquelle tous les
lypes, y compris le premier, se présentent, la voici telle que nous
la donnent les dates rapprochées des différents registres ci-dessus
mentionnés, et en reprenant les dates déjà publiées par la Revue ar-
chéologique :
Type A. — 1462, 1463, 1464, 1466, 1468, 1469, 1470, 1471,
1472, 1476.
Type B. — 1474, 1478, 1479, 1480, 1482, 1489.
Type C. — 1477, 1478, 1479, 1481.
Type D. — 1487, 1488.
Type E. — 1483, 1484, 1485, 1486, 1489.
11 est facile, à l'inspection de ce tableau, d'apprécier l'ordre de suc-
cession de ces divers papiers, pourvu qu'on tienne compte des empiéte-
ments d'une ou de deux années les unes sur les autres, empiétement
motivé par l'irrégularité de leur emploi, l'année où ces feuillets furent
mis en usage n'étant pas nécessairement celle où ils furent produits.
Pour ce qui est du type C, par exemple, il faut constater qu'il existe
dans un registre de comptes de la communauté des vicaires de Saint-
Étienne à la date de 1501, le seul à peu près qui subsiste à une date
aussi ancienne de cette collection. Cela ne prouve pas le moins du
monde qu'en 1500 on fabriquât encore du papier à ce filigrane; mais
seulement qu'on avait attendu jusque-là pour en faire usage. Je se-
rais même disposé à croire que ce type, qui ne doit sans doute son exis-
tence qu'à une erreur, est le produit d'une seule année, de 1477
probablement, puisque je n'en rencontre pas d'échantillons d'une
époque plus ancienne.
Quant au type D, le plus récent de tous, il est aussi le plus rare,
car il n'apparaît qu'en 1487 et 1488, et dans des spécimens peu nom-
breux; continuation, me semble- t-il, de cette hypothèse qu'un
brusque événement est venu, vers cette époque, en arrêter la fabri-
cation.
t\ REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Ces nouvelles observations, comme on le voit, circonscrivent la
question de l'origine de notre papeterie, et ne permettent guère
d'en reporter les commencements à une époque plus ancienne que
L460, puisque, jusqu'ici, nous n'avons pu trouver d'emploi de son
papier antérieur à l'année 1462. Or il suffit d'énoncer cette date
pour que Jacques Cœur soit mis hors de cause quant à ce qui con-
cerne la fondation de cette papeterie, qu'on est naturellement tenté
de lui attribuer.
[ci s'offre une considération qu'on pourrait peut-être hasarder en
laveur de cette dernière opinion. Il se pourrait, d'une part, que la
papeterie eût fonctionné tout d'abord avec un filigrane différent de
celui qui nous révèle le nom illustre de ses possesseurs. Parmi les
types qui se répètent fréquemment dans les papiers antérieurs à
14G2, figure notamment l'ancre qui, comme emblème, eût pu conve-
nir assez bien au grand armateur.
D'autre part, les deux collections de registres du chapitre de Saint-
Étiennede Bourges (je ne parle que de celles-là, les registres de nos
autres communautés offrant trop de lacunes ou commençant trop
tard), ces deux collections, dis-je, ne partent que de l'année 1434;
mais un des registres antérieurs, échappé au naufrage, nous apprend
qu'ils étaient alors en parchemin, et il est bien permis de croire que
c'est à la nature même de la matière qui les composait que la perte
en est due. Cette date d'introduction de l'usage du papier dans le
chapitre correspondrait-elle avec celle de l'établissement de notre
papeterie? On comprend très-bien, dans ce cas, que la facilité plus
grande qui s'offrait alors de s'en approvisionner devait décider de
l'emploi plus fréquent du papier chez ces chanoines. L'usine aurait
ainsi fonctionné une trentaine d'années avant que d'arborer sur ses
produits des armes parlantes qui devaient, quatre siècles plus tard,
les signaler à l'attention des curieux.
Sans doute cette idée est séduisante, mais elle n'a pour s'appuyer
que le fait d'un type si commun dans les papeteries de cette époque,
qu'on ne peut sérieusement établir aucune preuve sur sa présence.
Ainsi nous voilà forcé de nous arrêter, quoique nous en ayons, à
la descendance de l'argentier royal, pour rapporter à ses héritiers
l'initiative d'une création qu'il faut renoncer désormais à lui attri-
buer.
Parmi les enfants de Jacques Cœur, je ne doute pas qu'en raison
des circonstances et des qualités, on ne doive choisir l'archevêque de
Bourges, Jean Cœur, comme nous avions déjà été porté à le faire.
PAPIER AU FILIGRANE DE JACQUES COEUR. 20
A cet endroit, je dois insister surtout sur l'existence d'un détail, je
veux dire la présence de la croix qui accompagne constamment l'écu
dans chacun des cinq types que nous connaissons, et qui me semble
déterminer, de préférence atout autre, ce personnage comme posses-
seur de l'écusson.On pourra bien encore objecter, sans doute, que cet
attribut de la croix se rencontre assez fréquemment parmi les fili-
granes des anciens papiers, pour qu'on n'en puisse irrévocablement
induire le caractère distinctif que nous lui accordons. Mais, pour que
la constatation de ce caractère eût toute sa valeur, il faudrait que l'at-
tribution des filigranes crucifères fût mieux déterminée qu'elle n'a
pu l'être jusqu'à présent. On ignore trop généralement l'origine des
papiers qui les portent pour pouvoir affirmer, en connaissance de
cause, que cette particularité des filigranes n'est pas due préci-
sément à la possession de la fabrique par un personnage ou une
communauté revêtus du caractère ecclésiastique, ou tout au moins à
une dépendance quelconque du papetier envers l'Église. Il nous sem-
ble, au moins, que, dans l'incertitude sur l'attribution de ce signe, il
y a toujours plus de chances de tomber juste en le rapportant à un
fait d'origine ecclésiastique qu'à un simple caprice dû à l'inspira-
tion individuelle d'un fabricant d'ordre purement laïque.
En raisonnant d'après ce principe, il est certain que l'opinion qui
voudrait considérer le filigrane des Cœur comme étant propre seule-
ment à l'archevêque de Bourges y trouverait une entière et pleine
justification. En voyant cette croix surmonter cet écu, on est
admis à croire qu'elle a pu y être ajoutée comme une sorte de bri-
sure permise seulement à la position sociale toute particulière qu'oc-
cupaient à la fois deux membres de la famille de Jacques Cœur,
tels que son frère Nicolas, l'évêque de Luçon, et son fils Jean, l'ar-
chevêque de Bourges. Et, dans le doute, il nous semble qu'il n'y a
guère à hésiter sur le choix à faire entre les deux ; le patriarche
des Aquitaines réunit suffisamment toutes les conditions néces-
saires pour être préféré.
J'irai encore ici au-devant de l'objection qui pourrait être faite
quant à la forme même de la croix, qui s'offre ici dépourvue du dou-
ble croisillon, attribut déterminant de la croix patriarcale. J'y ré-
pondrai en disant que cette absence, à bien prendre, ne prouve rien,
attendu que la forme toute orientale de la double croix, que nos
prélats ont adoptée, et qu'on désigne ordinairement sous le nom de
croix de Lorraine, ne fut introduite qu'assez tard en Occident, où les
archevêques de Bourges furent précisément des premiers à la consa-
26 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
iivr comme le signe de leur patriarcat; qu'au quinzième siècle
cette consécration n'était pas encore chose définitivement établie,
et que ce ne fut enfin qu'à une époque relativement moderne que le
blason signala la double croix comme indicative non-seulement de
ta dignité patriarcale, mais encore archiépiscopale (1). Au surplus,
n'oublions pas que nous n'avons pas affaire ici à un monument où
les règles de la symbolique doivent être scrupuleusement observées.
Il faut tenir compte, en cette circonstance, du libre caprice de l'ar-
tiste.
Je pourrais, pour appuyer ce raisonnement, invoquer l'exemple
que nous offrent d'autres monuments de môme temps et d'origine
analogue à celle de nos filigranes. Ce sont les initiales d'un manu-
scrit de la Bibliothèque de Bourges, porté sous le n° 63 dans le cata-
logue des manuscrits de cette collection. Voici comment il y est dé-
signé : « Commentaire sur les psaumes. In-4°. vel. 15e s. rel. en
bois et v. f. gauffré. — Au dos SE. La première lettre de ce manu-
scrit, A, contient les armes de Jacques Cœur. — Passé a son fils
Jean Cœur, archevêque de Bourges, ce volume sera devenu de la
sorte la propriété du chapitre (2). »
Ce volume renferme quelques initiales peintes aux armes des
Cœur, et dans lesquelles l'écu s'accompagne également de la croix,
mais allongée, et passée derrière en pal, rappelant ainsi le bla-
son de l'évêque de Luçon, peint sur un des manuscrits de la Bi-
bliothèque impériale, et signalé par M. Vallet de Viriville clans une
note du premier article sur le sujet qui nous occupe ici. La simili-
tude des figures avait frappé ce savant qui, à cette occasion, a fait
remarquer l'analogie qu'elles présentent. J'emprunte au manuscrit
de Bourges une de ses initiales, que je reproduis ici, pour qu'on voie
bien comment la croix s'y présente simple et pourvue d'un seul croi-
sillon. Cette ligure décide la question posée tout à l'heure, puisque
(1) Cf. sur ce point les Mélanges <£ archéologie, d'histoire et de littérature, par
les PP. Martin et Cahier, t. Ier, p. 230. Et pour le patriarcat de la primatie des
archevêques de Bourges, l'Histoire de Berry de La Thaumassière, qui résume cette
question dans son IVe livre, chap. i à xii.
(2) Cette possession du chapitre Saint-Étienne de Bourges est indiquée par le
monogramme ^E qui est le sien. (V. Catalogue des manuscrits de la bibliothèque de
Bourges, par M. le baron de Girardot, Paris, Didron, 1859, in-4°, fig. dans le texte.)
J'avoue que, quelque séduisante qu'elle soit, je ne saurais admettre l'opinion qui
rapporte à Jacques Cœur lui-même l'origine du manuscrit. Cette opinion n'a pour
se justifier que la présence de ses armes, qui étaient aussi bien celles de son fils
l'archevêque, auquel je crois jusqu'ici plus prudent de l'attribuer.
PAPIER AU FILIGRANE DE JACQUES COEUR.
27
tout ce qu'on pourrait dire sur les lettres enluminées du manuscrit
serait également applicable aux filigranes du papier.
Je ferai remarquer que dans celle miniature, comme daas les fili-
granes, les croisillons ont les extrémités simplement annelées, et non
trilobées, comme nous sommes habitués à voir les croix de nos ar-
chevêques. Mais, sur ce point, ce qui a élé dit plus haut au sujet
du double croisillon pourrait se répéter. Dès les premiers temps où
la croix se dessine et se sculpte en France, elle y apparaît indiffé-
remment avec les croisillons nus, tteuronnés, annelôs ou trilobés :
et, bien que ce dernier mode, répondant mieux aux idées symboliques
si chères au moyen âge, ait fini par prédominer pour les croix épisco-
pales, cependant il n'était pas d'obligation tellement rigoureuse qu'un
artiste dût, au quinzième siècle, s'y astreindre dans une représenta-
tion où le caprice avait, jusqu'à un certain point, le droit d'inter-
venir. Ce qui prouve au surplus le peu d'importance qu'a ici cet
attribut, c'est que le type E offre les croisillons nus.
Quant h ce qui est de ce fait que dans nos filigranes la croix ap-
paraît grecque et non latine, je pense qu'il n'y a pas lieu non plus
d'y insister beaucoup. La fantaisie de l'ouvrier explique loul. 11 a plu à
28 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
l'enlumineur d'allonger la hampe de sa croix, comme le formier a
trouvé bon de raccourcir la sienne, sans que cela tire à conséquence.
Ainsi, et quoi qu'il en soit, ce qu'on peut considérer comme acquis
aujourd'hui, c'est la fabrication du papier aux armes delà famille
Cœur sur les lieux mômes où nous le retrouvons. C'est là la consé-
quence forcée de cette particularité qu'on ne le rencontre guère ail-
leurs qu'à Bourges môme, en sorte que ce papier paraît particulier à
notre ville, dont il ne paraît pas avoir beaucoup dépassé les murs.
En outre, et quoique cela contrarie l'idée qui sourit le plus à l'es-
prit, on ne peut plus guère faire remonter l'origine de la papeterie
qui l'a produit à Jacques Cœur lui-môme, et l'honneur semble en
demeurer définitivement à son fils, Jean Cœur, archevêque de
Bourges, patriarche et primat des Aquitaines, né vers 1421, promu à
t'épiscopat en 1446, et mort en 1482 ou 1483, dans le pays qu'il ne
quitta jamais.
Telles sont, monsieur le directeur, les considérations que j'ai cru
devoir ajouter à celles déjà émises sur ce sujet. Offriront-elles une
solution satisfaisante à la question restée en litige? C'est ce que je
laisserai au lecteur à décider,
En vous priant d'agréer, etc.
HlPPOLYTE BOYER.
LES
VILLES DE LA TRIPOLITAINE
« Heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire, » a-t-on dit quel-
que part. Si cela est vrai, les habitants de la Province aux trois
villes, Tripolis, ont dû jouir d'un sort digne d'envie, car ils n'ont laissé
dans les annales du monde aucun souvenir saillant. Entourés de
pays célèbres, voisins de Carthage, de Cyrène, de la Numidie, ils
n'ont jamais fait parler d'eux, ils n'ont légué à la postérité qu'un
homme, Septime Sévère, et quelques noms de villes cités en pas-
sant par Strabon, Pomponius Mêla, Pline et Ptolémée : les trois
métropoles d'abord, Sabrata, Oëa et Leptis la Grande, puis Pontis,
Neapolis, Graphara et Abrotonon.
L'identification de ces antiques cités avec les localités actuelles
n'est pas facile, elle a fourni et peut encore fournir matière à
bien des dissertations. Mais on s'est arrêté à un système de con-
vention qui fait de Sabrata Tripolis Vieux; d'Oëa la ville actuelle
de Tripoli, capitale de la Province, et de Leplis Magna le village de
Lebda. On place les autres un peu au hasard.
Malgré les égards dus aux opinions depuis longtemps établies, je
pense avoir des raisons suffisantes pour proposer quelques change-
ments. La tradition qui donne aux ruines de Sabrata le nom de Tri-
poli Vieux indique naturellement que Tripoli est par comparaison
une ville nouvelle, et cette application abusive du nom de la Pro-
vince à deux villes ne peut être l'effet du hasard. C'est évidem-
ment la trace d'une appellation duplexe, que l'ignorance des conqué-
rants étrangers aura faussée en la raccourcissant.
Il y avait une vieille ville de la Tripolis et une nouvelle ville
(Neapolis) : on en a fait Tripoli Vieux et Tripoli Neuf, ce der-
nier, survivant seul, est devenu Tripoli de l'ouest (Tarabolas el
Gharb). Je n'hésite donc pas à reconnaître dans la Tripoli de Bar-
barie actuelle, non pas Oëa, comme c'est l'opinion générale, mais
Neapolis, la ville neuve de la Tripolis.
Un texte de Ptolémée, contesté fort légèrement sur la foi d'une
variante qui ne se trouve que dans un seul manuscrit (1), appuie
(1) In codiee Palatino. Cellarius, lib. IV, cap. ni.
30 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
d'une manière formelle mon opinion. Les mesures données par l'Iti-
néraire de Scylax. viennent aussi la confirmer d'une manière frap-
pante, et m'aider à déterminer irréfutablement deux autres points.
« Après Neapolis, » dit-il, « à un jour de marche Graphara, après
a Graphara à un jour de marche Abrotonon. » Il voyage de l'ouest
à l'est; or, si vous partez de Tripoli en suiyant cette direction, vous
arrivez en un jour au Fort Djafara (Casr Djafara); de là dans le
môme espace de temps vous atteignez un monticule couvert de rui-
nes informes et à demi enterrées dans le sable, qui porte le nom de
Baiioum. Au pied du monticule est un petit lac saumâtre. J'y re-
connais Abrotonon, car c'est exactement le site décrit par Strabon,
lI certes les lacs sont chose assez rare sur la côte pour que toute
hésitation soit impossible.
11 reste un embarras : si Tripoli est Neapolis, où mettrons-nous
cette pauvre Oëa qui, de par tous les géographes et les archéologues,
est en possession depuis des siècles de l'emplacement de Tripoli?
Nous l'installerons avec Pline entre Sabrata et Neapolis, c'est-à-dire
entre Casr Alega et Tripoli, à Saonga où il y a une belle oasis qui con-
tient trois villages groupés autour d'une Zaouya ou collège musul-
man en grand renom dans le pays. Toujours ces établissements por-
tent le nom de leurs fondateurs ; ainsi l'on dit : la Zaouya de Sidi
Salam, la Zaouya de Terdjami, la Zaouya de Abd el Saïd. Mais par
exception celui-ci s'appelle la Zaouya de Zaouya, pléonasme qui
m'a donné beaucoup à penser.
L'oasis n'a donc pas pris son nom du couvent, et devait, avant que
celui-ci fut bâti, porter lui-môme le nom de Zaouya ou quelque au-
tre nom semblable.
Je crois ne pas être trop hardi en affirmant qu'elle s'appelait O'éa.
En elïel, partout où les conquérants musulmans ont succédé à des
populations de langue grecque (et Oëa dépendait de Byzance), ils
ont accolé aux noms des villes la préposition que les vaincus fai-
saient sonnera leur oreille pour en indiquer la direction. Les Grecs
leur disaient : « Nous allons à la ville » istinpolin; « ce chemin con-
duit à Athènes is Athinas, à Attalie, is Attaliam, à Oëa : is Oëa, »
et, dans leur ignorance de l'analyse grammaticale, les étrangers ré-
pétaient : Istambol, Setina, Sataha, Soëa.
Ce dernier mot, prononcé vulgairement Soëya, se rapprochait fort
d'un autre qui avait un sens pour eux, et devint bien vite Zaouya :
Zaouya est resté. Baron de Krapff.
PRINCIPES ELEMENTAIRES
LECTURE DES TEXTES ASSYRIENS
(Extrait d'un mémoire lu devant l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres les 27 mars,
5 et 12 avril 1861.)
(Suite et fin.)
Les noms propres assyriens des inscriptions trilingues ont pré-
senté un phénomène plus compliqué, et nous ont fourni la preuve
que la puissance idéographique des signes s'étendait à des groupes
entiers, et que ces suites de signes ne répondaient en rien aux arti-
culations que le texte permettait d'attendre. C'est ainsi qu'on trou-
vait comme correspondant du perse Babirus, qui représentait le
nom de Babylone, un groupe que la valeur phonétique des signes
faisait lire :
DIN TIR Kl
Au perse Nabukudratchara, dans lequel on pouvait reconnaître le
nom de Nabuchodonosor, correspondait le groupe :
-T *= Y ET
AN PA. SA. DU/ SIS
Ces groupes devenaient inexplicables par les procédés ordinaires de
32 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
lecture; mais on trouva dans les inscriptions unilingues ces mômes
noms, dont la forme était si embarrassante, écrits en toutes lettres avec
des articulations qui correspondaient exactement aux transcriptions
de ces noms propres telles qu'elles nous avaient été transmises par
d'autres idiomes. D'un autre côté les noms propres des inscriptions
unilingues présentèrent le même phénomène. On trouva dans des
textes identiques tantôt une suite de signes incompréhensibles en y
appliquant des valeurs phonétiques, tantôt une suite de signes qui
donnaient le nom sous sa véritable forme. Les noms propres assy-
riens présentaient donc deux manières de se faire comprendre, l'une
phonétique, l'autre idéographique, et il était évident que le pouvoir
idéographique des signes pouvait s'étendre à des groupes de signes
plus ou moins nombreux.
A côté de la difficulté inhérente à cette multiplicité de valeurs et
de rôles, l'interprétation rencontre une difficulté sérieuse dans la
manière de se faire comprendre; on est obligé, en effet, d'avoir
recours à un subterfuge pour faire sentir à la fois la valeur pho-
nétique qui doit être abandonnée, et le rôle idéographique du
signe que Ton a en vue; on écrit alors avec des lettres différentes
les signes qui doivent être pris idéographiqueinent.
HT £T
Ainsi par exemple ' ' signifie que les signes ne
AN. UT
doivent pas être pris avec la valeur syllabique de AN et de UT,
mais avec la valeur idéographique que ces signes représentent,
c'est-à-dire, le premier, comme exprimant l'idée de Dieu, le second
l'idée du soleil. La comparaison des textes nous a appris que le nom
de cette divinité ainsi représentée s'écrivait Samas en assyrien.
Il en est de même des groupes idéographiques plus ou moins
nombreux composés de deux ou trois idées exprimées tantôt phoné-
tiquement, tantôt idéographiquement.
Ces groupes ne se forment pas arbitrairement, le système idéogra-
graphique et le système phonétique ne devaient pas se mêler au
hasard. Si on pouvait, sans raison, passer d'une valeur à l'autre,
l'écriture assyrienne aurait été, pour les Assyriens comme pour
nous, à jamais indéchirable, et la pensée serait restée incomprise en
présence des signes qui devaient l'exprimer. J'ai expliqué la loi qui
préside aux combinaisons que les signes peuvent produire avec ces
deux, valeurs dans les noms propres. C'est l'objet d'une brochure par-
LECTURE DES TEXTES ASSYRIENS. 33
ticuHère à laquelle je ne puisque renvoyer ici (1). Les difficultés
qui nous attendent désormais viennent de ce que le système idéogra-
phique ne se borne pas aux noms propres, il affecte toutes les
parties du discours, et il nous faut désormais chercher dans les textes
un nouveau guide pour distinguer la forme idéographique de la
forme phonétique des groupes.
On comprend en effet les difficultés d'interprétation qui seront la
conséquence d'une lecture vicieuse; ainsi au perse Baga Vazarka
Auramazda, qui signifie un Dieu grand est Ormusd. correspondent
les mots :
-T
qu'on peut lire
AN
ou
ilu
:h i
Auramazda.
G AL u
rabu
Dans le premier cas la lecture n'apporte à l'oreille que des sons
incohérents, parce que l'on donne aux signes une valeur phonétique,
tandis qu'ils doivent être pris avec leur valeur idéographique ; dans
le second cas la lecture phonétique apporte au contraire à l'oreille
des articulations sémitiques assez en rapport avec le perse qu'ils
doivent traduire.
Si donc la lecture d'un groupe est assurée, on pourra consulter
les racines des différents idiomes auxquels l'assyrien pourrait se rat-
tacher pour reconstituer la langue que nous cherchons dans cette
écriture. Mais si, au contraire, la lecture est indécise, les rappro-
chements les plus ingénieux resteront sans valeur ; il faut donc qu'il
n'y ait pas d'équivoque sur le rôle des signes qui composent un
groupe.
Pour déterminer en dehors des noms propres l'identité des grou-
pes qu'il s'agit d'analyser, nous avons des guides certains : ainsi dans
les inscriptions trilingues, nous avons la certitude de l'identité de
deux groupes quand ils traduisent le même mot perse. Dans les in-
scriptions unilingues nous avons la même certitude lorsque les deux
groupes se trouvent reproduits dans des passages identiques. N'ou-
blions pas que le nombre des textes unilingues est très-considérable
(1) Les ?wms propres assyriens, recherches sur la formation des expressions idéo-
graphiques.
iv. 3
;\'i REVUR ARCHEOLOGIQUE.
et que la môme version est quelquefois répétée deux, trois, quatre
et même dix, douze et quinze fois. Les briques présentent des mil-
liers d'exemplaires du môme texte, et la comparaison des variétés
qui peuvent se rencontrer dans les différentes reproductions du
même mot amènent les résultats que je vais signaler maintenant.
Voici d'abord linéiques principes que l'analyse des noms propres
assyriens ont permis de poser.
Dans la composition idéographique des groupes les signes parlent
pour les yeux, ils se juxtaposent sans tenir compte du son qu'ils
représentent. Si donc on voulait lire ces groupes avec la valeur pho-
nétique des signes qui les composent, il en résulterait souvent des
articulations impossibles à prononcer et qui heurteraient toutes les
lois phonétiques que la transcription des noms propres écrits pho-
nétiquement a permis de saisir. Ainsi il est constant que les Assy-
riens n'admettent pas d'hiatus, le groupe
y
t£=
AN PA 1.
est l'expression idéographique du nom de Nabonide,
JH :>- ~Mf 4T ET Al
Na - bu - na id
Si donc deux signes se succèdent dans un groupe, et qu'en appli-
quant à ces signes les valeurs phonétiques connues, leur articulation
forme un hiatus, on est sûr d'être en présence d'un groupe qui parle
pour l'œil et non pour l'oreille: les signes doivent donc être pris
avec leur valeur idéographique. On sait encore que les Assyriens
avaient l'habitude d'employer dans le corps des mots les signes qui
représentent des syllabes aux consonnes initiales. Donc toutes les
fois qu'on rencontre une suite de signes dont la valeur syllabique
présente des syllabes aux consonnes désinentes, on est certain d'être
en présence d'un idéogramme, ainsi
HT -Ut
AN AK
LECTURE DES TEXTES ASSYRIENS. 3S
est l'expression idéographique du nom du dieu Nebo, qui s'écril:
-T JH
na - bu
Mais il peut arriver que le hasard des images amène une suite de
signes qui ont l'apparence d'un groupe phonétique, ainsi qu'on peut
le voir par le nom de Nabuchodonosor : comment alors distinguer
la forme phonétique de la forme idéographique ?— Il faut compter
moins que jamais sur le secours des inscriptions trilingues. Le texte
perse donne bien la signification d'un groupe; mais il ne nous en
donne pas l'articulation, puisqu'il traduit aussi bien l'idée exprimée
phonétiquement que l'idée exprimée idéographiquement. L'embar-
ras est le môme dans la comparaison de deux passages identiques des
inscriptions unilingues. Quel sera donc alors le guide qu'il faudra
suivre pour se décider entre deux groupes dont les articulations
"ne répugnent pas aux lois de l'oreille? Si, pour se déterminer, on
avait invoqué le sémitisme de l'idiome assyrien, on aurait commis
une pétition de principes; car si le sémitisme est contesté, il ne
restera plus aux formes les plus satisfaisantes auxquelles on ar-
riverait, qu'une ressemblance accidentelle qui ne pourrait jamais
servir de base à un principe de lecture. Il y a plus : si les arti-
culations auxquelles on arrive dans les deux groupes n'ont rien
de sémitique, à quel signe pourra-t-on reconnaître celui qui re-
présente la véritable articulation assyrienne? Enfin, dans une écri-
ture où les signes sont à la fois idéographiques et polyphones, c'est
en vain qu'on aura la signification d'un mot. par les inscriptions
trilingues, car les valeurs idéographiques traduisent la môme idée
dans tous les idiomes, et on pourra toujours arriver, en disposant ces
valeurs à son gré, à un ensemble qui réponde aux articulations d'un
idiome désiré; il a donc fallu chercher dans l'examen des textes
mômes des moyens plus sûrs d'arriver à ce but.
Si je rejette, comme prématurées, les ressources que l'idiome par-
ticulier peut fournir pour la lecture des textes, ce n'est pas à dire
qu'il faille se dispenser de consulter l'influence que l'idiome, quel
qu'il soit, peut exercer sur l'expression écrite de la pensée. L'idiome
en effet exerce une influence nécessaire sur les mots suivant le rôle
qu'ils jouent dans la phrase : or quelles sont les modifications que
cet idiome exerce sur le système graphique «les Assyriens ? Les
36 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Assyriens, avons-nous dit, avaient deux manières de se faire com-
prendre: 1rs signes s'adressaient tantôt à l'œil, tantôt à l'oreille; quand
ils s'adressaient à l'œil, immobiles comme des images, ils ne pouvaient
subir aucune modification sans dénaturer la pensée. N'oublions pas
en effet que les signes tirent leur origine d'un hiéroglyphe que
l'écriture peut rendre plus ou moins adroitement, mais qu'ils doi-
vent toujours en conserver le type primitif. Dès lors les inflexions
phonétiques se feront comprendre par des signes qui encadre-
ront le groupe particulier, mais qui n'altéreront pas la forme des
caractères. — Quand les signes, au contraire, s'adressent à l'o-
reille, les groupes se prêtent à toutes les modifications vocales que
l'expression de la pensée doit subir en employant des sons pour se
faire comprendre, et dès lors les signes qui composent les groupes,
tout en répondant ;i la même idée, se modifieront pour exprimer les
formes particulières qui caractérisent l'idiome dans lequel ils sont
exprimés. Les monogrammes nous ont guidé dans nos premières
recherebes, ils signalaient les noms propres dans lesquels il fallait
chercher les premières valeurs :, mais désormais ces indices nous font
défaut, et il s'agit au contraire, pour faire de nouveaux progrès,
d'éviter les expressions idéographiques et de rechercher, à travers
les textes, les groupes mobiles dont les différentes modifications in-
diqueront l'influence de l'idiome et nous permettront peut-être de
le caractériser.
Au nombre des bizarreries qui doivent signaler ces études je pla-
cerai celle qui va se produire maintenant; toutes les difficultés qui
ont embarrassé la détermination de la valeur des caractères devien-
nent, quand elles sont vaincues, autant de moyens nouveaux, de fa-
cilités nouvelles pour réaliser de nouveaux progrès.
Nous avons vu, à propos du nom â'Ormusd, que la prononciation
assyrienne variait suivant les localités; c'était un embarras au début.
Aujourd'hui nous pouvons comprendre que ces différentes manières
d'articuler le même groupe nous donnent la certitude de son expres-
sion phonétique. Des différences plus considérables devaient se
produire ainsi, il est certain que les articulations du même organe
n'étaient pas toujours les mêmes à Babjlone et à Ninive. Les mono-
grammes sont ies mêmes dans les deux localités; mais la traduction
phonétique présente les indexions vocales propres à chaque pays,
nous trouvons à Babylone par exemple le groupe :
^ÏTT EHf
SV ya
LECTURE DES TEXTES ASSYRIENS. 37
qui s'échange à Babylone et dans les inscriptions trilingues avec le
groupe
ces deux groupes traduisent le perse daçta {main); il est facile de
reconnaître dans la terminaison le pronom suffixe de la première
personne : mais quelle est la véritable articulation assyrienne du
mot qui exprime la main ? Est-ce su ou gat. Ces deux articulations
ne correspondent à aucune articulation sémitique satisfaisante ;
mais nous trouvons dans les inscriptions de Ninive le même groupe
illTT
SU
qui s'échange avec le groupe
Ka - ti ya
Gatiya et Katiya traduisent le même signe par des flexions diffé-
rentes; il est donc évident que c'est le signe *s= \ qui a la valeur
idéographique de main ( *e=T jT les deux mains), et que les articu-
lations Gatiya et Katiya sont les articulations phonétiques de la
même idée suivant l'altération constante des consonnes à Babylone
et à Ninive. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'il ne peut y avoir
aucune erreur de transcription, et que la valeur du signe ^^
ya (par un 3), de même que celle du signe 4 J Ka (par un p)
est assurée par la transcription des noms propres en syllabes sim-
ples corroborée par de nombreux exemples.
Le premier groupe renferme donc une valeur idéographique, et
les deux autres des valeurs phonétiques qui nous donnent l'articu-
lation assyrienne du mot qui veut dire main.
38 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Les syllabes complexes avec leurs valeurs polyphones avaient oc-
casionne un embarras sérieux dans le déchiffrement; elles viennent
encore prêter an puissant concours aux moyens de lecture qui nous
permeltenl de distinguer les groupes phonétiques. En effet, s'il faut
deux ou trois signes pour représenter idéographiquement une idée,
cette idée ne peut être représentée par d'autres signes. S'il faut au
contraire deux ou trois signes pour exprimer phonétiquement une
idée et que le même son puisse être rendu par le signe qui repré-
sente la contraction de deux syllabes simples, on aura deux groupes
phonétiques différents, et on sera sûr «pie l'expression est .phonéti-
que si la contraction a lieu; mais pour que la certitude soit com-
plète il faut que la contraction ait réellement lieu à défaut d'autres
indices.
Je vais essayer de rendre ma démonstration plus sensible par un
exemple. Je prends à cet effet, non pas au hasard, mais à dessein, un
groupe assez rare et d'une signification très-douteuse. Les inscrip-
tions de Khorsabad présentent, dans un certain passage, le groupe
dont tous les caractères, pris isolément, sont connus; ils se lisent :
=23 ^A "3T
Ka cun si.
Ce mot se trouve isolé, après un groupe idéographique parfaite-
ment déterminé, et de plus, dans la planche 104 de Botta, il termine
la ligne 17 Je l'inscription des revers de Plaque ; c'est un indice cer-
tain que le mot se termine avec le dernier signe. Ce groupe ainsi
resserré parait donc à lui seul exprimer une idée, et les signes peu-
vent former un mot ou plusieurs. Ce groupe présente une contrac-
tion possible. Si c'est un seul mot écrit phonétiquement la contrac-
tion pourra avoir lieu. Le signe de cette articulation complexe nous
est bien connu, il se trouve dans le nom de Kambyse des inscriptions
trilingues. Or ce groupe ligure seize fois dans les seize passages
identiques des inscriptions des revers de Plaque, et la contraction n'a
pas lieu. Cette preuve négative ne nous permet pas sans doute d'af-
firmer qu'elle n'est pas possible ; aussi nous ne pourrions avoir la
certitude complète à cet égard, si ce n'est que nous trouvons dans
les textes un groupe également bien déterminé, qui renferme la
LECTURE DES TEXTES ASSYRIENS. '.VA
même idée, ou une modification de la même idée. En y appliquant
la valeur phonétique des signes nous le lirons
HT ^ *3T
Zn am si.
Seulement ce n'est plus dans la comparaison de deux passages
identiques que nous trouvons ce groupe, puisqu'il s'agit de deux mo-
difications de l'idée exprimée par les deux derniers signes. Quoi
qu'il en soit, il n'y a pas d"équivoque ; la contraction est impossible,
le premier signe de ces groupes est donc indépendant des suivants
et ne peut se réunir à l'ensemble qu'en vertu de son pouvoir idéo-
graphique. Le groupe Ka-amsi ne peut former un groupe phonéti-
que et Zu-amsi un autre. Car si le signe de la syllabe Ka ou am
était absorbé phonétiquement dans un signe capable de représenter
la syllabe complexe, il ne pourrait se présenter idéographique-
ment dans l'autre. Les signes KA et ZU remplissent donc un rôle
idéographique distinct, et au lieu de les lire il faut voir l'idée qu'ils
représentent et en chercher l'expression. Le mot Ainsi pourrait
semblei- phonétique, mais il se rencontre assez souvent dans les
inscriptions pour que nous ayons les moyens d'en déterminer l'arti-
culation et le sens. Sa signification du reste n'apporterait aucun
indice à l'appui de notre démonstration.
Je citerai un autre exemple : c'est un groupe très-fréquent dans
les inscriptions unilingues et que nous reconnaîtrons promptement
pour un groupe phonétique. La plus grande partie des briques de
Babylone porte le nom de Nabuchodonosor; toutes ces briques, qui
sortent par milliers des ruines, présentent le même texte, quel que
soit le nombre des lignes d'écriture dont il se compose. On y
remarque un groupe qui est écrit le plus ordinairement:
ff ts: 53>
Za - ni in
mais aussi il est, écrit
Za - ni - nu
't0 REVUE VRCHÉOLOGIQUE.
Ces deu\ formes ne suffisent pas, ainsi que nous l'avons vu, pour
déterminer la lecture de ce groupe, car les terminaisons melnwpeu-
vent iinli(|iier des modilications idéographiques différentes du groupe
Za ni, sans appartenir au môme mot; mais nous trouvons sur les
mêmes briques dans le môme texte le même mot écrit
Za - nin
C'est-à-dire que le signe T^>*— pEj représente la contraction pho-
nétique des deux syllabes ni in (cette valeur est prouvée du reste
par de nombreux exemples), il y a donc lieu de croire que Zanin est
un groupe phonétique; et puisque la syllabe ni s'est contractée pho-
nétiquement, on peut déjà pressentir que le groupe Zaninu est éga-
lement phonétique et que ce groupe ne subit qu'une altération vocale.
Cependant il peut encore rester des doutes sur le premier signe :
fait-il partie du même groupe, et en fait-il partie phonétiquement?
S'il en fait partie phonétiquement, nous pourrons rattacher ce groupe
à une racine dont les trois consonnes Z. N. N. nous représentent le
thème. Mais alors ses variations répondant à des états différents de
la même idée, la comparaison des passages identiques ne nous fourni-
rail aucune donnée à ce sujet ; nous devrons donc chercher à travers
les textes les modifications que l'idiome imposera à ces trois lettres
en les combinant avec des voyelles différentes. Or voici les modifica-
tions que ces consonnes subissent en prenant les groupes dans les-
quels elles figurent sans avoir égard à la place quelles occupent ou
au sens qu'elles peuvent présenter. Nous trouvons d'abord des modi-
fications vocales qui portent sur le premier signe :
>—> — *» ►►<
YT
az
ni
TT
*<
az
nu
n
-i
iz
nu
1)1
:ff
un
:ff
un
LECTURE DES TEXTES ASSYRIENS. il
Pais des modifications qui démontrent la liaison nécessaire du
premier caractère au groupe :
za an - nu
nn :=ïï -<
un - nu
_H If -T<
m - a - ti
Puis enfin des modifications qui portent phonétiquement sur le
groupe tout entier :
mu uz - za - ni - in
? eet:t ^ ^ ::>
mw - sa az - ni in
Il est donc bien évident que nous sommes toujours en présence de
la même racine et que les modifications vocales qu'elle a subies in-
diquent l'influence de l'idiome particulier dans lequel cette idée
quelle qu'elle soit est exprimée.
A quel ordre de mots peut-on rattacher tous ces groupes? Le
mol ainsi représenté est susceptible de modifications qui l'affectent
au commencement, à la fin, au milieu; il reçoit des inflexions voca-
les qui s'ajoutent avant ou après le groupe. Si on songe surtout que
je me suis attaché à ne citer que les formes suffisantes pour bien ca-
ractériser la lecture phonétique, et que les textes présentent encore
des formes dérivées de celles que j'ai citées qui indiquent plus par-
ticulièrement l'influence grammaticale, on comprendra aisément que
toutes ces modifications ne peuvent affecter qu'une racine verbale.
ï2 REVUE AHClIKOLOGlolK.
J'ai pris à dessein une racine éminemment assyrienne et qui ne se
trouve dans aucun autre idiome. J'ai voulu ainsi que ma démonstra-
tion ne fût influencée par aucune considération extérieure et qu'il fût
bien constant que la lecture phonétique d'un groupe peut être as-
surée par l'examen même des textes. La plupart des racines donnent
des dérivés aussi nombreux, plus nombreux même : il suffît de les
chercher, et on les trouve aisément par les mômes moyens. On peut fa-
cilement pressentir maintenant l'importance d'un pareil résultat. Il est
constant qu'à l'aide du syllabaire, déterminé par le dépouillement des
noms propres, on peut lire et analyser dans les textes les racines
exprimées phonétiquement, et toutes les modifications vocales qu'elles
subissent, sans se préocuper du sens qu'elles peuvent avoir. On ar-
rive promptement dans la pratique à généraliser ces procédés et à
réunir un certain nombre de racines avec leurs modifications vocales;
si on rencontre çà et là des différences accidentelles qui peuvent
égarer un instant les recherches, on arrive bientôt a avoir assez
de faits pour reconnaître les inflexions qui conviennent à chacune des
parties du discours. C'est alors qu'on peut comparer ces inflexions à
celles des idiomes connus; c'est alors qu'on peut se reporter avec
intérêt vers les inscriptions trilingues qui nous donnent la signifi-
cation des groupes dont les flexions servent à caractériser l'idiome.
Ainsi par exemple les inscriptions trilingues nous donnent la signi-
fication précise de cent sept formes verbales. Je citerai trois exemples
qui suffiront pour faire comprendre le mécanisme de la reconstruc-
tion à laquelle ces formes permettent de se livrer. Ainsi nous avons,
en ayant égard seulement aux personnes repré sentées par les flexions
verbales .
as - ku nu
qui correspond au perse Kunavam (je fis), et qui représente la pre-
mière personne d'une racine dont le thème serait S. K. N. ("p\y.)
*~-Vf-4> * 1 *~-> 1 *M*^
ta - ka ab - bu
qui correspond au perse tha (tu dis), et qui représente la seconde
personne d'une racine dont le thème serait K. B. B. (33p.)
LECTURE DES TEXTES ASSYRIENS.
du mi m
ts - tu ur
iô
qui correspond au perse nipistam akunaus (il a fait écrire), et qui
représente la troisième personne d'une racine dont le thème serait
S. T. R. htûU7).
Il est facile avec ces formes nettement déterminées de reconstruire
celles qui sont propres à chaque racine, hien que les inscriptions ne
les donnent pas toujours. Ainsi nous aurons les formes suivantes re-
construites sur le thème 3 D V) '-
&^ ET tW
as
kn
un
go
ijn.gsE &
ta
as
ku
:ïïf
un
xïï tr tm
is
ku
un
ou bien sur le thème 3 2p.
1°
ïf M
ZZ3
a - ka
ab
C)o
-EJTÏ M
Zzl
ta - ka
ab
3°
Ï3 M
:n
i - ka
ab
<4-<
bu
bu
bu
lï BEVUE AUCHKULOUlylE
ou enfin sur le thème "i îO VI
Y
ep= hééi n=i
as - tu ur
ta as - tu ur
is - tu ur
Aussi lorsque nous rencontrerons les mêmes flexions dans les in-
scriptions unilingues, nous pourrons facilement reconnaître la per-
sonne exprimée et en dégager la racine ; nous avons, par exemple :
tE -< t^,
Lre personne de zatun (reconstruire).
az' - nu un
yt"
ta a:' - nu un
ù' - mt nn
ou bien
*~/~ i lre personne de bana (bàtirj.
ab - nu u
fa aô - //'/ w
LECTURE DES TEXTES ASSYRIENS. Vo
TjV~T ►-/ i 3' personne de bana (bâtir).
ib - nu u
ou bien encore
K^^Z l I ^J T 1" personne de zaknr (se souvenir).
az1 - ku ur
» TT ! t^ l*~~~] U*" I 2* id. id.
fa a«* - Aw wr
Œrd
Ces différentes formes ne sont pas isolées, et c'est en poursui-
vant l'analyse des textes dans cette voie qu'on peut arrivera recon-
struire complètement la grammaire, et à caractériser un idiome dont
les lectures vicieuses peuvent altérer la pureté, mais dont on a déjà
pressenti la nature.
Je n'ai pu indiquer dans cette esquisse rapide que les difficultés
les plus sérieuses que les textes assyriens présentent : des difficultés
secondaires arrêteront sans doute ceux qui ne jetteront sur ces do-
cuments qu'un regard superficiel; mais elles seront promptement
vaincues par ceux qui voudront persévérer dans ces éludes. Toute-
fois, si j'ai réussi à donner une idée des ressources de la science, je ne
dois pas en dissimuler les limites. La détermination du syllabaire
qui comprend les signes des syllabes simples donne la possibilité,
en principe, de résoudre toutes les difficultés; mais dans l'appli-
cation on rencontre de nombreux obstacles; .ainsi, par exemple,
il est difficile de dire quelle est la signification d'un signe, d'un
groupe isolé qui n'apparaît qu'une fois dans les textes; car il est
certain que pour comprendre ce signe, ou ce groupe, les efforts de la
16 REVUE ARCHÉOLOC.IQUE.
science seront impuissants tant qu'une découverte heureuse n'amè-
nera pas de nouveaux moyens de le saisir. Celte impuissance est-elle
de nature à jeter du doute sur les résultats déjà acquis? Je ne le
pense pas ; ou alors il faudrait exiger des assyriologues une intuition
dont ils ne peuvent ni ne veulent revendiquer la faveur.
Qu'il me soit permis, pour bien faire comprendre ma pensée,
d'établir une hypothèse. Je suppose en effet que sur une inscription
brisée on trouve chez nous, en France, ces trois lettres PAS ; avant
de pouvoir y attribuer un sens, il faut que nous sachions si le mot
es! complet; car il peut être la fin, le milieu, le commencement d'un
mot plus long; puis quand il sera certain que le mot est complet,
il faudra savoir qu'il est français, et quand nous saurons qu'il
est français, qui nous dira à quel ordre d'idées il pouvait se
rapporter? qui nous dira le rôle qu'il jouait dans la phrase dont il
faisait partie? Il y a donc dan. l'épigraphie la plus simple des im-
possibilités devant lesquelles on s'incline et qu'il faut s'attendre à
rencontrer en assyrien. C'est un signe syllabique indécomposé, un
idéogramme non transcrit, un signe, un mot que les nombreux textes
ne nous montrent encore qu'une fois et dont les sables de Ninive gar-
dent la transcription. Il faut donc attendre. Seulement le signe, le
mol que nous ignorons aujourd'hui sera peut-être compris demain, et
cette espérance suffit pour que les assyriologues continuent avec per-
sévérance des recherches qui ont donné déjà des résultats dont on ne
peut méconnaître l'importance.
JOACHIM MENANT.
LE
CÈDRE DANS LES HIÉROGLYPHES
Parmi les manuscrits égyptiens découverts jusqu'à ce jour, on ne
connaît encore aucun ouvrage scientifique, à moins qu'on n'accorde
ce nom aux papyrus de Berlin et de Leyde, qui traite de matières
médicales. Il est certain toutefois que les anciens Égyptiens avaient
fait de notables progrès dans les sciences d'observation. Dans le
domaine de l'histoire naturelle notamment, nous apprenons par les
documens originaux qu'ils avaient déterminé et nommé un grand
nombre d'espèces végétales et minérales. Ils savaient extraire des
plantes des sucs médicamenteux, des parfums, des liqueurs et des
extraits comestibles. Dans la riche ornementation de leurs jardins,
ainsi que pour leurs édifices et leurs meubles de luxe, ils ne se
contentaient pas des espèces propres à l'Egypte, mais se procu-
raient, par le moyen du commerce ou des tributs imposés aux
vaincus, les plantes et les bois précieux des pays étrangers.
Les groupes désignant des espèces végétales sont aisément recon-
naissables à leurs déterminatifs génériques : la triple fleur, le signe
de l'arbre, celui du bois, qui s'applique surtout à la matière ligneuse
et aux objets qui en sont fabriqués; enfin quelques signes spéciaux
à certaines plantes.
Mais malgré le secours de ces déterminatifs, il nous est le plus
souvent impossible d'identifier ces espèces végétales, dont la nomen-
clature reste pour nous une liste de mots dépourvus de sens; le copte
n'offre pas assez de secours, et rarement les détails donnés par les
textes offrent une prise suffisante pour la détermination des espèces.
Je me propose d'étudier l'un des groupes de cet ordre qui revient
le plus souvent dans les textes et qu'on a cru désigner l'acanthe ou
l'acacia. Je veux parler de Yasch, pour lequel, dans son travail sur
les papyrus, mon savant ami M. Goodwin a suggéré la valeur
cèdre (1), tout en conservant le sens acacia dans ses traductions.
()) Cambridge Es.inys, 1858, p. 257, note 1.
48 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
L'orthographe ordinaire de ce mot est **-— Jny > as', (pro-
noncez asch), mais on le trouve aussi accompagné d'autres détermi-
natifs tels que la pointe de flèche (1), une espèce de gousse et le
signe du bois (2).
La mention de Y asch revient fréquemment dans !e beau papyrus
de Mme d'Orbiney, dont l'administration du Musée britannique vient
délivrera l'étude un fac-similé très-soigné (3). Les lecteurs de la
Revue n'ont pas oublié sans doute l'intéressante traduction que
M. de Rougé a publiée de ce curieux manuscrit, dès l'année 1852 (4)>
Dans ce papyrus, la montagne (5) où se retire Baïta, le jeune frère,
est nommée ta an pa as', la montagne de l'Asch. Quoiqu'il ne faille
pas chercher la précision dans un conte où le merveilleux domine,
je fais remarquer qu'il n'est pas nécessaire de placer cette montagne
au voisinage d'un fleuve dont les eaux descendent vers l'Egypte, car
le groupe M w Ni ^ ^vw»~ , iuma (6) désigne la mer, comme le
copte iou et l'hébreu E\ et rien n'autorise à y reconnaître une dé-
nomination du Nil. La montagne de Y Asch doit avoir été placée par
l'auteur du conte près des côtes de la Phénicie ou de la Palestine.
On sait qu'à l'époque contemporaine, les Égyptiens y possédaient
des établissements fixes. C'est la mer qui dut porter la boucle par-
fumée vers l'une des bouches du Nil, près d'un atelier de blanchis-
sage des bardes royales.
Par d'autres passages du même papyrus, nous apprenons que
Yasch produisait des fleurs : Sssa""*>-i >^ÏP - HULL ou hurr,
(1) Denkm.ïïl, 132, en e.
(2) Todtb. 134,9; 145, 4.
(3) Select Papyri in thehieratic character, II part., London, 18G0.
(4) Rev. arch., IXe année, p. 386.
(5) IpV^ , an, selon la remarque de M. Brugsch, désigne une montagne, et
particulièrement celle d'où l'on extrayait la pierre de taille. — Au papyrus d'Or-
biney, ce mot est déterminé par la pierre, comme le groupe bien connu tu, montagne.
Ailleurs, il a le déterminatif ordinaire des noms de pays, et paraît s'appliquer à toute
région montagneuse coupée de vallées.
(6) Pap. tTOrb., pi. X, lig. 5 et sniv.
LE CÈDRE DANS LES HIÉROGLYPHES. 49
copte 2\hai ou «* | > 1 1 ï > i . flos, et des fruits : ÏV^fn ' aari
copie epi, fructus. Ces deux expressions n'ont rien de spécial et
s'appliquent à toute espèce de Heurs et de fruits.
Une circonstance plus caractéristique est citée dans le voyage en
Palestine que relate le papyrus Anàstasi Ier. Cet important docu-
ment, sur lequel je me propose de revenir prochainement, parle
d'une roule plantée d'arbres aounnu,anulanu et d'aschs atteignant le
ciel(i), et infestée d'animaux féroces. Cette description, qui s'appli-
que certainement à quelque localité située dans l'un des rameaux du
Liban, constate que Yasch atteignait une grand hauteur dans ces
parages.
D'autres documents originaux établissent que les Égyptiens tiraient
d'une contrée de l'Asie Mineure, nommée Khentshe (2), du bois d'asch
pour la construction des temples. La mention spéciale dont est l'objet
Yasch de Khentshe démontre qu'il était considéré comme une qualité
exceptionnelle de cette essence.
Ces seules données nous conduisent à rapprocher Yasch du cèdre
qui, dans le Liban et le ïaurus, croissait jadis en si grande abon-
dance; mais cette assimilation devient presque une identité si l'on
considère que les hiéroglyphes mentionnent, à propos de Yasch, la
plupart des propriétés que les anciens ont à tort ou à raison attri-
buées au cèdre.
Le cèdre, qui fournit aux piophètes tant d'images brillantes, est
regardé dans l'Écriture comme le plus majestueux, des végétaux.
Salomon, dit le texte sacré, traita de toutes les plantes, depuis le cèdre
qui est dans le Liban jusqu'à l'humble hyssope (3). On sait qu'Hiram,
roi de Tyr, fournit à ce fastueux monarque une quantité considé-
rable de bois de cèdre qui fut employé à la construction du tem-
ple (i). Le palais des rois persans à Persépolis, quAlexandre fil
brûler après une débauche, avait également ses boiseries en cèdre, et
il semble qu'indépendamment de l'incorruptibilité qui rero nmandail
ce bois pour les constructions de longue durée, il lui ait été attribué
une valeur mystique dont on retrouve la trace dans les cérémonies
pour la puriiicalion de la lèpre (o), dans celle de la vache rousse (6),
(1) Anast. I, pi. XIX, 3.
(2) Brugsch, Géog., 3e partie.
(3) R»is, 111, ch. iv, v. 33.
(Il) lbid., ch. v, v. 6.
(5) Lévit., ch. xiv.
(6) Nombres, ch. xix, v. G,
IV. ',
50 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
et clans l'emploi du cèdre pour la confection des simulacres divins (1).
Or Yasch, surtout celui qu'ils importaient d'Asie Mineure, était
employé par les Egyptiens dans les boiseries et surtout pour les
portes des temples (2) et des palais; les portes de bois d'asch étaient
souvent garnies de métaux importés de la môme contrée (3). On en
fabriquait aussi certains meubles (ouh'tu) (4.) regardés comme assez
précieux pour mériter une mention spéciale dans lYnuméralion des
richesses des temples. Enfin, l'emploi du bois d'asch pour les usages
mystiques est constaté au Rituel (5), qui prescrit la confection d'une
statuette de ce bois sur laquelle devaient être prononcées des formules
de consécration.
Pline parle de l'usage du cèdre dans la construction des vaisseaux
en Egypte ((3), et nous trouvons encore ici une occasion de rappro-
chement avec Yasch : les hiéroglyphes mentionnent en effet des
barques de bois d'asch (7), et l'un des documcns rassemblés dans le
papyrus Anastasi IV est un ordre donné pour l'emploi de diverses
pièces [ â^V^T*" s asau-t, coi, trabs de bois d'asch à la ré-
paration d'un navire. A ce propos, le texte explique qu'il devra être
fait choix de quatre pièces très-longues, très-bonnes et très-épaisses
pour être placées, deux au côté droit et deux au côté gauche du
navire (8).
Nous trouvons enfin dans les textes égyptiens la mention d'une
huile d'asch au moyen de laquelle on opérait la première des dix
onctions décrites au chap. 145 du Rituel (9), et celle d'un mestem
ou collyre extrait de ce même végétal (10). De même, au dire de
Théophraste, de Pline et de Galien, le cèdre fournissait des huiles
et des résines auxquelles on atlribuait des propriétés médicamen-
teuses. Les anciens paraissent avoir utilisé dans ce but, non-seule-
(1) Pline, Hist. nat., liv. XIII, en. v.
(2) Denkm. III, 132 en e; ibid., 152.
(3) Brugsch, Geog., 3e partie.
(Il) Mention du grand papyrus appartenant à Al. Harris.
(5) Todtb., en. cxxxiv, 9.
(6) Pline, Hist. nat., liv. XVI, en. xl.
(7) Anast. IV, pi. 3, 6.
(8) Anast. IV, pi. 7, lig. 7 et suiv.
(9) Todtb., ch. cxi.v, U.
(10) Lepsius, Ausw., XII, ft2. Ce passage est malheureusement mutilé.
LE CKDRE DANS LES HIÉROGLYPHES. 51
ment la résine qui découle naturellement des conifères, mais encore
les bourgeons et même la sciure du cèdre (1).
Ainsi donc les caractères du bois ù'asch et ceux du cèdre concor-
dent d'une manière complète : l'un et l'autre sont des arbres de
haule taille, abondants en Asie Mineure, fournissant un bois re-
cherché pour la marine et pour les monuments les plus importants,
ainsi que des substances résineuses employées à des usages variés.
Soit en raison de leur élévation dominante dans les forêts, soit par
rapport aux propriétés de leurs bois et de leurs extraits, ils ont mé-
rité l'un et l'autre d'être employés dans les cérémonies du culte. En
un mot, on peut dire que l'identification est complète.
Si mes vues sont partagées par mes confrères en égyptologie, le
mot asch sera désormais regardé comme le nom hiéroglyphique du
cèdre (2).
L'acacia est un arbre d'une taille moins élevée et d'un tronc moins
droit; il est, par conséquent, moins propre à la confection de boi-
series de grandes dimensions. Pline dit que l'acacia croissait en
abondance aux environs de Thèbes (3), et de nos jours le robinier,
faux acacia, abonde encore en Egypte. L'acacia serait donc un arbre
égyptien et n'aurait pas mérité les mentions qui nous signalent Y asch
comme un bois rare et précieux, dont au moins les plus belles va-
riétés venaient d'Asie Mineure. Aussi, bien que la variété noire de
l'acacia de Pline fût employée pour le corps des navires, bien que
cet arbre produisît, comme le cèdre, des sucs médicamenteux (4), je
ne pense pas qu'il ait rien de commun avec Yasch des anciens Égyp-
tiens.
F. Chabas.
Châlon sur Saône, 15 mai 1861.
(1) Pline, Hist. nat., liv. XXIV, cb. v.
(2) Le copte a peut-être conservé, sous la forme altérée CGI, cedrus, I'as' des hié-
roglyphes. Le nom hébreu est î~)Xi comme en chaldéen et en syriaque.
(3) Pline, Hist. nat., liv. XIII, ch. ix.
(4) Pline, loc. cit., Dioscoride, ch. cxv.
OBSERVATIONS CRITIQUES
SUR 1A
RHÉTORIQUE D'ARISTOTE
Tous nos manuscrits de la Rhétorique d'Aristote dérivent d'un seul
manuscrit très-fautif (1). Parmi eux, il en est un qui est beaucoup
plus voisin que les autres de la source commune; non-seulement il
fournit de meilleures leçons, mais encore ses fautes mêmes permet-
tent souvent de remonier au texte primitif et révèlent des altérations
dont il ne reste ailleurs aucun. vestige. C'est le manuscrit 1741 de la
bibliothèque impériale de Paris (dans Bekker Ac). Il appartenait au
cardinal Nicolas Rodolphe; il fui prêté à Victorius, qui lecollationna
avec soin et s'en servit pour améliorer le texte dans une foule de
passages. Gaisford l'a fait collationner de nouveau pour son édi-
tion (Oxford, 1820). Bekker a repris ce travail, et a donné
toutes les leçons dans l'édition de Berlin (1831). Spengel a pris
le texte de ce manuscrit pour base de son édition de la Rhétorique
d'Aristote (Rhetores Grœci, I, 3-162. Teubner, 18o3). J'ai examiné
de nouveau le manuscrit pour tous les passages que je discute dans
ces observations critiques et pour quelques autres où les indications
de Bekker ne s'accordent pas avec celles de Victorius cl de Gaislord.
Je donne ici les résultais de cette collation qui complèlent ou recti-
lient les indications de Bekker; ils ne me semblent pas fort impor-
tants; mais j'ai voulu mettre le lecteur en état d'en juger par lui-
même (2).
(1) Voir Spengol, Mémoires de l'Académie de Bavière, P/n/osophie, XXVII, p. 508.
(2) Le manuscrit date du onzième siècle. Il a été corrigé par un lectrm- qui a
ajouté quelques gloses interlinéaires ou marginales dans le premier livre. Les cor-
rections ne s'étendent pas au delà du second livre. La main du correcteur (je la dé-
RHÉTORIQUE d'âRISTOTE. 53
Un texte qui nous est parvenu dans ces conditions ne peut être
que très-fautif. Victorius, dans son commentaire (1), Muret dans sa
traducLion latine des deux premiers livres (2), Vater (3). Spengel
surtout (4), Vahlen (5) ont amélioré le texte par des corrections
évidentes que Bekker a admises pour la plupart dans son édition de
1859 en y ajoutant quelques conjectures heureuses. Ce travail d'épu-
ration est loin d'être terminé, et c'est inévitable quand un texte est
aussi profondément altéré. Je ne me suis occupé que des passages
où j'ai cru remarquer une altération qui n'avait pas encore été
aperçue, ou qui me semblaient comporter une restitution plus vrai-
semblable que celles qui avaient été proposées. Cependant une asser-
tion d'Aristote, relative à isocrate (6), le sens dans lequel sont em-
signe par l'abréviation corr.) est partout facile à distinguer de celle du copiste ( je la
désigne par l'abréviation pr. m.), par une écriture plus grosse et une encre plus pâle
qui permet presque toujours de reconnaître sous les surcharges ce qui était primi-
tivement écrit. L'orthographe du copiste présente presque partout deux particu-
larités; le v euphonique se trouve presque toujours même devant une consonne; et
on lit très-souvent 8è sans apostrophe devant une voyelle. Je place la première
la'leçon de l'édition de Berlin (1831), et la seconde celle du manuscrit. — 1356 a 31
op.oiwu.a— ôu-oîa. 1362 a 2 <ï>v xai— xai 5>v. 1362 a 26 ècrov Éxào-xwi en marge pr. m.
1363 a 13 oùç— 14 àyaOoi en marge pr. m. 1369 a 2 àXôyicrxov — â),oyov. 1370 a 22
toïvoi — iutvY). 1370 a 22 É'xaaxov xpocprjç ôiSo; — Ëxaorxov d8o; xpo^ç eISoç. 1370 b 24
ôso xai oxav — S' 6V oxav xai barré, excepté les deux premières lettres. 1372 a 24 xo
[r/]ôéva — xô oImç p.r,Ô£va. 1372 a 26 xaùxa toxvteç — xaùxa uàvxa. 1373 a 16 oïç — ou;.
1373 b 29 xôv — xwv. 1377 a 18 oû'xu) Se — ouxtoç S' où Se 1377 b 26 xo itoiôv — xo xe
iroiov. 1378 a 3 TOÙvavrCov — xb évavxtov. 1379 b 36 8i' àuiXeiav u.èv yàp — sic. 1379 b 37
oXtywpîa — ôXiywpta Tiç. 1381 « 34 xwOaTai — xwt îraïffat. 1381 b 16 xô — xai. 1383 b 30
8pÇ$— S6|t). 1386 a 6 [AÉyeOo;— u.Eyé6ouç pr. m. le correcteur a récrit un a par dessus
vo-. 1386 b 6 IXestvov— sic. 1388 a 22 TtpsaguxEpoi — 7rp£crëuxEpot ye. 1388 « 33 smeixèç
— eWhctjç. 1388 a 36 oy] - 8è pr. m. Syj corr. 1390 a 19 oùx eiç uêptv — oùx. uêptv. 1391
a 14 yjôov; ô tûoÙxo; — Y]6oi; 7t)>oûxou pr m. ttXoÛtoç corr. 1391 « 24 è|ouo-i' — e£ovo-i
pr. m. zZovaia. corr. 1391 « 30 xaxà xe u.6pia — xaxà p.6pià xe. 1391 b 3 yiyv6p.sva —
ytv6p.£va. 1391 b 4 àra> — sî'c. 1394 6 22. 23 xy)v opyr,v omis. 1395 b 19 xîva — xtv '.
1396 a i oùxto — oûxwc. 1398 a 30 êvexa y) xoûoe y) xoùSe — ËVExa y) xoûSe. 1398 b 9
0'tx£{av. _ oixtav. 1398 b 16 xai 'AÔ^vaïoi — oxi 'AQïivaïoi pr. m. xai corr. 1401 a 19
xùva Sy)).ov — xùv ' âSr^ov. 1401 a 30 irai— èVi. 1403 a 7 v) xai xà — y) xaxà. 1409 6 14
x£xe).s«ou.£v7i — xEXE>£a>p.Évï). 1413 b 17 ùrcoxpixixà — ùuoxpYjxîxà. 1416 a 8 wç — <i)i.
1419 6 35 r] (J.r, — si u.v).
(1) Venet., 1548.
(2) Aristotclis Rhetoricorumlibriduo M. Antonio Mureto interprète. Romse,1585.
(3) Animadversiones et lectiones ad Aristotelis libros très Rheloricorum. Lipsia;,
1794.
(4) Ueber die RhetorikJer Aristoteles {Mémoires de l'Académie de Bavière, Phi-
losophie, XXVII, 1851), et préface de son édition, v-x.
(5) Rheinisches muséum, 1854, pp. 555 et suiv.
(6) Voir l'observation suri, 9. 1368 a 21.
54 REVUE ARCHEOLOGIQUE.
ployés les mots Tomxa (1) lirMérov (2) otivSearjAoç (3), la place qu'Aris-
tote donne dans la rhétorique à la théorie des mœurs et des carac-
tères (4), enfin sa définition de la période (5), m'ont paru mériter
des recherches nouvelles dont je soumets les résultats au jugement
du public.
I, I. 1354 a 7 [2]. Après avoir dit que tous les hommes ont occa-
sion d'attaquer ou de soutenir une opinion, d'accuser ou de se dé-
fendre, AristOte ajoute : twv t/iv ouv ttoXXwv ot (Jtiv sbôi xaùxa ôpcoaiv, ot os
Sià ffuvTiôsiav àTrb sçso)ç. Cicéron reproduit celte idée De oratore II, 8,
:)"2 : Etenim quuin plerique terne re ac nulla ratione causas in foro
dicant, nonnulli autem propter exercitationem aut propter consuetu-
dinem callidius id faciant.... Comme il est évident que Cicéron imite
ici le texte d'Arislote et n'a pas prétendu le traduire, on ne pourrait
conclure qu'il a lu y\ à™ àsj&faecaç. Certains éditeurs ont inséré xal
après cuvriOstav, ce qui fausse le sens. Le mot ISjiç qui, dans la langue
d'Aristole, désigne toute disposition permanente (Catégories, S, la
science, la vertu sont sçstç), signifie ici : une faculté, la faculté de
persuader ses auditeurs ou d'embarrasser son adversaire. Atà <ruvr|ôstav,
quoique placé le premier, modifie pourtant l'idée exprimée par àno
â':£(o;. Aristote a voulu dire : avec une faculté, un talent développé
par l'habitude.
1, 1. 1354 a 18 [4]. Aristote blâme les rhéteurs qui, au lieu d'in-
sister sur l'argumentation, traitent longuement des moyens d'exciter
h'S passions : m<tt si Ttepl 7rao-aç rjv tocç xptastç xaôairsp sv svtatç ts vuv loti
twv tcoâswv xoù [j-t/Xicxa xatç sùvofxouas'vaiç, oùosv av sr/ov ô ti Xsyojaiv. Il
est évident que pour parler exactement, il faudrait dire : Si dans
tous les États tous les procès étaient soumis au même règlement que
le sont certains procès dans quelques États, et tous les procès dans
d'autres États qui ne sont pas les plus mal gouvernés, ces rhéteurs
n'auraient rien à dire. Je crois pourtant qu'il n'y a rien à changer
au texte, où je vois une de ces négligences de rédaction qui ne sont
pas rares chez Aristote. Spengel propose d'insérer après xaQaTtsp les
mots rapt Ttvaç; mais l'expression de la pensée sera toujours incom-
plète; pourquoi n'y aurait-il pas eu des États où la disposition qui
n'existait à Athènes que pour les procès portés devant l'Aréopage
(1) Voir l'observation sur I, 2. 1356 6 12.
(2) Voir l'observation sur III, 2. 1405 // 21-28.
(3) Voir l'observation sur III, 5. 1407 fi 28-29.
(k) Voir l'observation sur I, 8. 1366 fi 11.
(5) Voir l'observation sur III, 9. 1409 6 16.
RHÉTORIQUE D'ARISTOTE. 55
était étendue à tous les procès sans exception ? Les mots xaïç eùvo-
ixouijis'vaiçqui, dans la pensée d'Aristote, ne s'appliquaient certainement
pas à Athènes, indiquent qu'il connaissait de tels États. En tout cas,
je pense qu'il faut lire avec kpengel ^ au lieu de te.
I, 1. 1355 b 8 [14]. Après avoir établi que la rhétorique n'est pas
une science qui ait un objet déterminé, que la manière de persuader
peut être réduite en théorie, que le plus essentiel de cette théorie est
l'argumentation et non les moyens d'exciter les passions, enfin que
la rhétorique est utile, Aristote récapitule son exposition en ces
termes : oti [iiv ouv oùx. e<7tiv oute evo; tivoç yevouç àotopiu^lvou -?) pr-opt/.r',
àXXà xaôaTCp •?) SiaXEX.Tix.7], xal ô'xi yç-f\GUJ.oç, cpavepo'v, xai oti où to 7r£~<7at £pyov
ayT-^ç x. t. X. Il vaudrait mieux mettre un point après tpavepov; car tout
ce qui suit est surajoute comme une sorte de post-scriptum à la ré-
capitulation et ne dépend pas de la particule ouv. Mais il y a une
faute grave dans la récapitulation ; oute exige une proposition corres-
pondante et commençant par la même négation, puisque tout dépend
de oùx ecTiv. Cette indication grammaticale d'une lacune est confirmée
si on examine le fond des idées. La récapitulation est étrangement
incomplète puisqu'il n'y est pas rappelé que la rhétorique est un
art, et que l'essentiel de cet art est la théorie du raisonnement, pro-
position sur laquelle Aristote a même insisté très-longuement.
I, 2. 1356 b 12 [9] ziq S' !<rc\ Siacpopà 7rapao£iYJJi.aTOç xai £v6u(/.7][jiaTO(;,
©avspov ex twv T07itxwv • exe? YaP irepi (7uXXoyi<7[j.ou xai înuytii'piç eipY]Tàt
TipOTEpOV, OTl TO [JlÈv TO £7Tl 7ToXXwV XOCl Ô|XOlO)V 8ElXVU(j6ai OTl OUTIOÇ Vf SI
sxeï ;/.Èv £7iav(»)Y*/i IdTiv evtocùOoc os Tcapao£tY;xa, to Se Tivtov ovtcov Exspov
ti Oià TauTa <7uu.6aiVsiv Trapà TaÙTa tco tccùtoc eïvoci, Y) xaOoXou Y] wç ehi
to iroXù, exe? |*sv <tuXXoyi<t(AC)ç IvTaiïOa 8s ev8u(/.Y)fi.a xocXeItoci. Il semble
qu'il n'y ait dans les Topiques d'Aristote rien qui corresponde à
la citation qui en est faite ici. Pour résoudre cette difficulté, il faut
examiner les autres passages de la Rhétorique où les Topiques sont
cités; la plupart sont plus ou moins embarrassants.
Aristote cite les Topiques neuf fois dans sa Rhétorique, deux fois
pour rappeler un exemple qu'il y a employé, sept fois pour un point
de théorie générale.
Des deux premiers passages, il en est un pour lequel la citation
peut se vérifier, c'est celui qu'on lit II, 23. 1399 a 6 [13] : à'XXoç
(toVoç) EX TWV [JLEpwV, «GTTEp £V TOIÇ T07TlXoTç, TTOIOC Xl'vYj<7lÇ Y] {\^f't\ ' Y)8e Y«P Y]
yÎoe. Il est dit en effet dans les Topiques II, 4. 111 b 4, que pour
réfuter celui qui prétend que l'âme se meul. il faut examiner quelle
espèce de mouvement convient à l'âme; si on trouve successivement
pour chaque espèce de mouvement qu'il ne convient pas à l'âme, il
Ofi REVUE ARCHEOLOGIQUE.
sera évident que l'âme ne se meut pas. Ainsi le texte de la Rhétorique
signifie : un nuire lien se tire de la considération des parties, comme
par exemple dans les Topiques, les différents mouvements qui peuvent
convenir à l'âme. — Quant à l'autre passage II, 23. 1398 a 29 [9]
«AÀo; (tottoç) ex tou 7roaa-/ô)ç, oïov ev toTç totuxo?? Tcept toù ôpÔw;,on lie re-
trouve pas la citation clans nos Topiques. Nulle part Aristote n'y
emploie le mot àfîSk comme exemple des différentes acceptions dont
un mol est susceptible. Je crois qu'il faut lire 6*éV, car cet adjectif
est souvent cité en exemple dans les Topiques I, 15, là où Aristote
indique comment il faut étudier les différentes acceptions des mois
pour trouver des raisonnements. (Cf. Phys , VU, 4. 248 67-10.)
Quant aux passages où Aristote mentionne les Topiques relative-
ment à un point de théorie générale, il en est deux pour lesquels la
citation peut se vérifier. Dans Met. 1, 1. 1355 a 28 [12] il renvoie
à ce qu'il a dit Top. I, 2. 101 a 30 sur la manière de raisonner avec
le vulgaire Dans Met. III, 18. 1419 a 24 [5], après avoir indiqué
comment il faut répondre à des questions amphibologiques ou contra-
dictoires, il ajoute : cpavepbv S1 fjjjuv egtu Ix twv T07iix<i>v xai touto xai aï
Xuffstç. Dans Top. VIII, 5-13, il donne des préceptes sur la manière
dont le répondant doit discuter, mais il n'entre dans aucun détail sur
les différentes manières de montrer le vice d'un raisonnement
(Xu<7£iç); au contraire, dans le traité De sophisticis elenchis (16-33), il
traite complètement, de la manière de répondre à des questions so-
phistiques et de résoudre les sophismes de l'interrogeant; c'est
probablement à cet ouvrage qu'Arisiole renvoie dans sa Rhétorique,
et s'il le cite sous le litre de Topiques, c'est que sans doute il le consi-
dérait comme faisant partie de son ouvrage sur l'art de disputer. On
trouve unecitation semblable dans An. pr. Il, 17. 65 b 16 où Aristote
renvoie au traité De sophisticis elenchis (5. 163 b 21 et suiv.),sous le
titre de Topiques, et une autre dans le De interpretatione, 11, 20 b 26
où le De soph. el. (17, 175 b 39 et 30, 181 a 36) est cité sous le même
litre; Waitz (Aristoteiis organon, II, p. 528) a conclu de ces deux
passages el d'autres indices que le De soph. el. fait partie des Topi-
ques; cette vue est confirmée par le passage de la Rhétorique.
Sur les cinq autres textes de la Rhétorique, il en est quatre aux-
quels on ne trouve rien de directement correspondant. De ces quatre
passages, celui qui nous a servi de point de départ se distingue des
trois autres en ce que les Topiques y sont cités pour un point qui est
tout à fait en dehors de leur sujet. En effet, les Topiques traitent de la
dialectique ou aride disputer; l'exemple et l'enthymème sont des
raisonnements propres à Ja rhétorique, et dont Aristote n'aurait pu
RHÉTORIQUE d'ARISTOTE. 57
traiter que dans une digression dont rien n'indique l'absence dans
nos Topiques. Brandis (PhUologns, IV, p. 13) et Zeller (Philosophie
der Griechen, II, 2, p. 54) pensent qu'Anstote renvoie à Top. I, 1. 12,
seulement pour la différence du syllogisme et de l'induction. Mais la
lettre du texte ne se prête pas à cette interprétation, et on ne com-
prend pas pourquoi Arisloie n'aurait pas renvoyé à ses Analytiques;
car dans ses Topiques il n'entre et ne devait entrer dans aucun détail
sur ces deux espèces de raisonnements. D'autre part, en admettant
avec Spengel (Mémoires de l'Académie de Bavière. Philosophie,
XXVII, p. 497) que le passage des Topiques où Aris'ote traitait de
l'exemple et de l'enthymème n'a pas été conservé, on ne voit pas
pourquoi Aristote n'aurait pas renvoyé à ses Analytiques, où il traite
de l'exemple et de l'enthymème, en montrant comment ils se rap-
portent l'un à l'induction et l'autre au syllogisme (An. pr. II, 24. 27).
S'il en a parlé dans ses Topiques (ce que rien n'indique dans ce
dernier ouvrage), ce devait être avec moins de détails. Il me paraît
probable qu'il faut lire àva)omxwv au lieu de ToitixSv. — Les trois au-
tres passages ont cela de commun qu'ils se rapportent à des points
fondamentaux de la théorie de la dispute, à des définitions et à des
divisions que les Topiques supposent partout et que pourtant on n'y
trouve nulle part formellement exprimées. On sait que dans la Rhéto-
rique I, 2. 1358 a 2-28 (20-22) Aristote distingue entre les proposi-
tions qui peuvent servir à trouver des arguments pour toute espèce
de sujet (lieux totoi), et les propositions propres à une science ou à
un art déterminé (propositions spéciales eiSïj). Il conclut ces expli-
cations en disant ligne 2!) (22) : xaôdwrep ouv xal iv toï; tottixoïç, xal lv-
xaùOa oiaipETEOV twv Ev6u[j.Yj|/.aT(ov Ta te eÏSy] xal touç tottouç si cov \r\-KTtov.
Or on ne trouve nulle part clans les Topiques cette distinction fon-
damentale; il ne l'y établit pas formellement, quoiqu'il l'observe
partout. Quand il énumère les différentes espèces de propositions
dialectiques (Top. I, 10, 104 a 33*. 14', 105 b 1), il mentionne celles
qui sont propres aux différents arts (owxi So'cjai xaxà te'/vocç eï<uv), il
distingue (1,14. 105 b 19) trois espèces de propositions, éthiques,
physiques, logiques; mais il ne dit pas que ces propositions soient
essentiellement différentes des lieux; et même le premier passage
des Topiques où se renconte le mot totoi (I, 18. 108 b 33 oî Se totoh
-irpoç oùç yyrp\[xu. Ta XE/OéVra oi'Se e'ktiv) n'est précédé, ni accompagné,
ni suivi d'aucune explication sur la signification de ce terme, ni sur
I idée qu'il exprime. Les Topiques ne paraissent avoir offert à
Alexandre d'Aphrodisiade rien de plus qu'à nous sur ce point, car
58 HEVUE ARCHÉOLOGIQUE.
c'est à Théophraste (1) qu'il a recours pour définir le lieu (Commen-
taire sur les Topiques, 252 a 12. 263 b 1, édition de Berlin). 11 est
moins extraordinaire, mais il est pourtant singulier qu'Aristote ne
traite nulle part dans les Topiques de ['objection (sv<jra<nç) en général:
(1) Cette définition de Théophraste telle que la rapporte Alexandre offre des diffi-
cultés que nous allons examiner. Il la reproduit deux fois 252 a 12 et 263 b 4, et la
seconde fois sous une forme plus simple que la première, et probablement plus
voisine du texte môme de Théophraste. Comme d'ailleurs le texte du second passage
ne semble pas gravement altéré, nous allons d'abord l'examiner : tônoz luth àpyr)
-:: r, r7TO'./_îtov, à?' ou ).au.êâvou.ev tàç -rcspi èxoKTtov àpxaç, t'fl •rcecf/iypayr] (j.sv â)pi<ruivo;,
Toiç 8è /afJ' ly.-xn-i iôpiaroç. Tous les termes de cette définition sont empruntés à la
langue d'Aristote et peuvent s'expliquer par elle. Quoique je n'aie rencontré nulle
part dans Aristote le mot àpyô employé comme synonyme de xôtioç, il peut convenir
à cette idée; car tout point de départ de la connaissance d'un objet peut être appelé
àp/Yj {Met. IV, 1.1013 a 14). Quant au mot oror/sîov, Aristote dit formellement,
Rhet. II, 26. 1403 a 19 [1] et II, 22. 1396 b 21 [13], qu'il est synonyme de xotoç. Cette
signification est expliquée Met. IV, 3. 1014 6 3, où après avoir dit que les démon-
strations en forme qui entrent dans plusieurs démonstrations sont dites tjtoiyjXa. xwv
a-oociEewv, Aristote ajoute : xai u.sxa:pÉpovxc; os crxoiyeiov xa),oû<jiv evxeùOsv, 6 àv jv m
•/.ai [iixpèv £ttî Tio/Xà rj /prjo-iu.ov. Quant à l'expression ai àpyai, elle désigne les
propositions d'où se tire la conclusion d'un raisonnement {Met. IV, 1. 1013 a 15).
Quant au membre de phrase tyj jrepiYpa<pîj — àôpiaxoç, Alexandre l'explique immédia-
tement d'une manière satisfaisante. Soit le lieu : Si le contraire d'un attribut con-
vient au contraire d'un sujet, l'attribut convient au sujet. Cette proposition est dé-
terminée quant à l'idée générale qui y est exprimée (tw x*86Xov topiaxai), car elle
porte sur les contraires en général; mais elle ne détermine pas ce qui est relatif à
tels ou tels contraires en particulier, par exemple au bien et au mal, à la vertu et au
vice, etc. Le mot TcepiypoKpïj ainsi employé n'est pas étranger à la langue d'Aristote;
on lit, Rhet. II, 22. 1396 b 8 [11], que si on improvise, il faut chercher les arguments
aTroê/ÉTrovra u.ïj ei; àoptara à) V ei; xà ûitàp^ovxa uept wv 6 ).6yo;, xai Ttspiypâcpovxa;
(rapiYpâfOvra?) ôxi rcXeïara xai syyjxaxa xorj Tipàyu-aTOç. Ainsi ce que Théophraste ap-
pelle TcepiYpaçïj, c'est l'idée générale d'où le lieu est tiré, et qui en forme la circon-
scription ; par exemple l'idée générale des contraires forme la circonscription du
lieu que nous avons cité plus haut; dans cette circonscription sont comprises les
propositions relatives à toutes les espèces" de contraires. Cette expression fait com-
prendre pourquoi Aristote a choisi le mot xôtioç; car il définit le lieu (dans l'espace)
TOTtépacTOÔTOpiéxovToçffwiiaToç {Phys. ause. IV, 4. 212 a 5). Mais si le sens delà
proposition xvj 7ispiypa^r, — àôpioroç est clair, son rapport avec la proposition princi-
pale ne l'est pas. Il est singulier que les mots wpiffuivoç àôptcrxo- se rapportent à
to-o: et non à vw/iïm. En tout cas ils sont attribut de l'idée exprimée par
TÔTto;, et en résumé la définition peut s'entendre ainsi: Le lieu est un point de
départ ou un élément d'argumentation d'où nous tirons les propositions qui ser-
vent de base à nos raisonnements sur une question proposée; il est déterminé quant
à sa circonscription, et indéterminé quant à ses applications particulières.
Voici l'autre texte (252 ail) : sort yàp 6 xôtcoç, w; "j.éyzi (rieôcppao-xoç, àpyô xt; •/]
UTOiJteîpv, àf' où )a;j.oavoi;.:v t;.; tt:v ïxaorov à^/à:, £-'.T7r,<7avx£; xrjv ôiâvoiav, tv;
-:v.yp7/;r, a:v â)piO"u,éva)ç fô yàp 7tepiXau.êàvçi xà xoivâ te xai xaOôÀov, a ècri xà xupia
RHÉTORIQUE tt'ARÏSTÔTÉ. 59
il suppose partout dans les Topiques que l'on sait en quoi consiste
cet élément essentiel de toute discussion. Cependant, dans la Rhéto-
rique, il mentionne deux fois les Topiques à propos de points qui
xwv o-uXXoyio-uiùv, r] oùvaxai y£ è£ aùxwv xà xoiauxa 8einvuoôaî xe xai XauêâvEO-Oai) , xoï:
8s xaO' sxaTxa àoptTxw; • omo xoûxcov yàp 6pu,tof/.EVOV êcrxiv EÙiropEÏv Ttpoxao'Ewç svopçou
Trpôç xô TtpoxsîuEvov ■ xoùxo yàp Y] àpyjrj. 1° Nous trouvons ici «piTuivax; et àopîo-xtoç
au lieu de ôpitfjiévoç et àôpioro; qui se lisent dans l'autre texte, et que Alexandre a
certainement employés, comme on le voit par les explications qui suivent (263 b 1).
D'ailleurs quel sens peut-on tirer de : Nous empruntons au lieu les principes des
raisonnements, d'une manière indéterminée (/liant aux cas particuliers ? Je crois
donc qu'il faut écrire ici comme dans l'autre passage, «pto-uivoç, àôpiaxoç. 2° Le
démonstratif àrcè xovxwv ne peut se rapporter qu'aux lieux, comme l'indique le reste
de la proposition et le verbe ôpu-wuEvov, qui est constamment employé avec xôtio;;
cf. 252 a 10 et 263 b 10. D'autre part il semble que ï% aùxwv doive être également en-
tendu des lieux; car, d'après l'alternative posée, si le lieu ne renferme pas ces
propositions communes et générales qui sont les principes des raisonnements, il peut
servir du moins à démontrer et à trouver de telles propositions. Ainsi par exemple le
lieu des contraires renferme la majeure du raisonnement suivant : Si le contraire
d'un attribut convient au contraire d'un sujet, l'attribut convient au sujet; or le
contraire de l'attribut utile convient au contraire du sujet vertu [nuisible convient
à vice) ; donc la vertu est utile. Ce môme lieu sert à prouver et à trouver la majeure
du raisonnement suivant : Si le vice est nuisible, la vertu est utile; or la justice est
une vertu, donc la justice est utile. II résulte de là que propositions communes et
générales comprises dans le lieu est synonyme de lieu ; le mot uEpiXau-ëàvEi n'est pas
fort exact ici puisque les propositions générales que le lieu sert à trouver peuvent
être considérées comme y étant également comprises. Cependant on ne voit pas
qu'il y ait rien à changer. s? aùxwv et àra> xoûxwv se rapporte donc à ces propositions
générales comprises dans le lieu et qui sont en réalité le lieu lui-même. On pourrait
lire il aùxoû et àuô xo\>xo\); mais le sens serait le même. 3° Il est évident que la pro-
position que nous venons d'expliquer n'est pas h sa place après wpw[i.£vw-, et que la
conjonction yàp ne saurait se rapporter à ce membre de phrase. Si le lieu est déter-
miné quant à la circonscription, ce n'est pas parce qu'on peut en tirer des propositions
générales qui n'y sont pas immédiatement renfermées, comme la proposition : Si le
vice est nuisible, la vertu est utile est tirée du lieu des contraires; car relativement
à ces propositions le lieu est indéterminé. Je crois qu'il faut transposer la proposi-
tion :f\ yàp — Xau.ëàvEo-6ai immédiatement devant ànb xovxwvet rapporter la conjonc-
tion yàp à l'idée de Xau.6avou.Ev — àpyiç, ; alors dans àrà xovxwv yàp la conjonction
se rapportera à ?| SûvœtaC ys; et voici quel sera l'enchaînement des idées: Le lien
est un point de départ ou un élément d'argumentation d'où nous tirons les proposi-
tions qui servent de base à nos raisonnements sur une question proposée ; en effet
le lieu renferme les propositions communes et générales qui sont les principes des
raisonnements, ou du moins il peut servir à démontrer et à trouver de semblables
propositions, puisque en partant du lieu il est facile de trouver une proposition
plausible relativement à la question proposée ; or (il me semble qu'il faut lire en tout
cas xoùxo oè) la proposition plausible est le principe (du raisonnement dialectique).
Le mot y) àp/j) reprend sous une autre forme l'idée exprimée par à èaxt xà xùpia xwv
auXXoyio-u,i>v ; expression qui est elle-même synonyme de xà; àp^à;.
60 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
touchent à la théorie générale de l'ohjection. Ainsi, Rhet. II, 26.
1403 a 31 [4] il (lit : 'h S' Evcrcao-tç oûx £<mv èv6u[xv)pta, àXXoc xaGoarep ev toTç
to-ixoT; to eÎTteïv iSoIjav xivà s; ^; serai orjXov ôti ou <yiAXEXoyiarai yj oxi vpsuooç
xi eîXriœev. Cette distinction est bien contenue implicitement dans le
passage suivant des Topiques (VIII, 10. 156 b 36) : faire une objec-
tion ne suffit pas quand même l'assertion contestée serait erronée; il
faut démontrer en quoi elle est erronée. Mais cette observation sup-
pose que l'on sait que l'objection est une proposition et non un rai-
sonnement; elle n'établit pas cette distinction. Ailleurs, Rhet. II, 25.
1402 a 35 [3 on lit : al 8' IvcxatTEtç cpspovTat xaOairsp xai Iv xoïç totuxoïç
TETpcr/w;. En effet, l'objection peut se tirer ou de la proposition
contestée elle-même, ou de son contraire, ou d'une proposition
semblable, ou d'une opinion professée par quelqu'un qui fait au-
torité. On a cru qu'Aristole faisait allusion à Top. VIII, 8. 157 a
1-15; mais Spengel a fait remarquer avec raison (Mémoires de
l'Académie de Bauière, Philosophie, XXVII, p. 407) que les ob-
jections sont divisées dans ce passage à un tout autre point de
vue que dans la Rhétorique. La division indiquée par la Rhéto-
rique est implicitement contenue dans Top. I, 13. Aristote y établit
que, pour trouver des syllogismes et des inductions, il faut rassem-
bler des propositions plausibles et des propositions spéciales, distin-
guer les diverses acceptions des mots, trouver les différences entre
les idées, considérer leurs ressemblances. Il fait remarquer qu'avec
les diverses acceptions des mots, les différences et les ressemblances
des idées, on peut former autant de propositions. Or, comme l'objec-
tion est une proposi ion, celui qui a rassemblé des propositions plau-
sibles peut opposer une objection tirée de l'opinion des gens qui font
autorité; les diverses acceptions des mots fournissent l'objection, qui
est tirée directement de la proposition contestée ; les différences et
les ressemblances des idées donnent le moyen d'opposer une propo-
sition contraire ou semblable. Aristote, dans ce passage des Topiques,
a pu supposer qu'il donnait les moyens cle trouver des objections;
mais il n'en avertit par, expressément. Ce qui est remarquable, c'est
que dans les premiers Analytiques (II, 26), en traitant de l'objection
en général, il la définit 60 a 37 (ïvgtugiç o' Ioti ^poTauiç TipoTâW svavxta),
de (elle sorte qu'on peut en conclure que l'objection est distincte du
raisonnement, mais sans le dire lui-même, et il suppose 60 b 38
comme connue la division des objections qu'il a établie dans sa Rhé-
torique. Il est assurément étrange que dans un ouvrage qui a pour
but la théorie de la dialectique, Aristote n'ait défini ni le lieu, ni
l'objection, et qu'il donne les définitions du syllogisme et de l'indue-
RHÉTORIQUE d'âRISTOTE. 61
tion, qui étaient moins nécessaires. Pourtant il n'y a aucune trace de
lacune dans le premier livre des Topiques où des explications géné-
rales sur le lieu et l'objection auraient trouvé leur place naturelle.
Si Aristote a mentionné les Topiques, dans les passages de la Rliéio-
rique relatifs à ces idées, il n'a pas sans doute eu en vue un texte
déterminé de l'ouvrage qui porte le titre des Topiques; peut-être
a-t-il désigné par le terme xà xoirixà la théorie môme de la dialec-
tique, la Topique, comme dans Met. II, 3. 1005 b 3 xà àvaXuxixa dési-
gne l'analytique et non les analytiques. Ce qui autorise cette inter-
prétation, c'est que dans les trois passages de la Rhétorique relatifs
au lieu et à l'objection, Aristote n'emploie pas de ces formules comme
£Ïpï)xai, eXÉyoïJiev, âtcopiffxat par lesquelles il dirait formellement qu'il a
traité le sujet dans les Topiques.
Dans le texte qui nous reste à examiner, le mot xà xouixa peut
s'entendre de deux manières. Dans les Topiques, avant d'énumérer
les lieux, Aristote indique des procédés d'argumentation qu'il appelle
instruments (opyava) dialectiques. Le premier de ces procédés consiste
à rassembler des propositions (Top. I, 14). De môme avant de donner
des lieux oratoires, Aristote indique comment il faut rassembler des
propositions (liket. il, 22), et il dit 1396 b 4 [10] : àvayxaîov, warap
ev xoT; xo7uxotç, 7tpwxov Tcept â'xaaxov iftw IçEiXEyjJtiva Trspl xwv èvoe^ojjisvwv
xal xwv £7uxoupoxàxwv. Un peut voir dans xoîç xoTuxoîç soit une allusion au
chapitre \iv du premier livre de l'ouvrage intitulé Topiques, soit la
désignation de la Topique, de la théorie de l'invention dialectique.
La dernière interprétation me parait la plus naturelle; et dans le
passage qu'on lit un peu plus bas l. 21 [12J : elç piv ouv xporcoç x^ç
IxXoyïjç xal 7tpwxo; ouxoç ô xo7uxo'ç, xà os axoi^sta xwv £vOutry]|j.axu>v \iyuvj.tv,
peut-être, au lieu de ô xotuxoç qui ne peut pas bien s'expliquer, faut-
il lire xoîç xoTuxoïç en l'entendant de la Topique. Aristole veut dire
que le procédé d'invention qui consiste à rassembler des propositions
est le premier dans l'invention dialectique, comme il est le premier
dans l'invention oratoire; c'est par là qu'il faut commencer en dia-
lectique comme en rhétorique. Il reprend sous une autre forme ce
qu'il a dit plus haut: àvayxaïov... irpôrrov... è^eiv
I, 2. 13o6 b 18 [10] . Après avoir expliqué ce qu'est l'exemple et
ce qu'est l'enlhynième, Aristote ajoute : cpavEpov S' ô'xi xal éxaxEpov
r^Ei àyaOov xo elSoç x9]ç pY)XopixYJç- eiâ\ yàp al ;xÈv 7tapaoEiyf/.ax(.ôS£iç
pyixopeïai ai Se svÔu[/.7)[/.axixai, xal p^xops; ôpt-oitoç ol [xh TtapaSEty^axtoSetç
ot Si £vOu[jL-/];j.axixoi. lliOavol piiv oOv où^ v]xxov ol Xoyot oî Sià xâiv 7:apa-
o£iyjji.axtov, OopuSouvxai Se [j.â'XXov ol £vOuix-/)tji.axixoi. \ater (p. 20) a raison
62 RI'.VIIK ARCHÉOLOGIQUE.
d'entendre la première proposition par : utramque speciem utilem
esse adpersiuulendum, et de faire remarquer que l'idée est reprise
dans la conclusion : si l'exemple n'est pas moins persuasif que l'enthy-
mème, l'enthy même produit une impression plus rive. Mais comment
construire la première proposition? Denys d'Halicarnasse donne la
leçon vrfi pr,TOf£ta<;quineme paraît pas ici plus satisfaisante; l'exemple
et l'cnlhymème ne sont pas plus des espèces de discours ou d'élo-
quence que des espèces de rhétorique. Ensuite, quelle que soit la
leçon qu'on adopte, àyaôov doit être construit substantivement, ce
qui est fort dur. Je crois qu'il faut lire *j p-/]Topixiq et construire con-
formément à la grammaire : IxaTspov to stSoç 8 f/si r, ^ipopucà àyaOo'v
l<ro. L'une et l'autre des deux espèces d'argumentation dont dispose
la rhétorique sont bonnes pour persuader. Le mot etâoç est employé
de la même manière I, 9. 1367 b 36 [35], où il désigne le moyen d'ar-
gumentation, et 1368 a 26 [40] où il désigne l'amplilication, l'exem-
ple et l'entliymème. — Dans le manuscrit 1741, le mot àyaôov a été
effacé ; mais il reste encore des traces de la première et de la dernière
syllabe.
I, 2. 1356 b 33 [11]. Aristote, pour déterminer quel est l'objet des
raisonnements propres à la rhétorique et à quels auditeurs ils s'a-
dressent, procède ainsi : Comme ce qui est persuasif est persuasif
pour quelqu'un et obtient créance ou par soi-même ou pour paraître
fondé sur des raisons persuasives par elles-mêmes, comme d'ailleurs
aucun art ne considère l'individuel (ainsi la médecine n'examine pas
ce qui esthonpour Socrate ou Callias, mais ce qu'il faut à un homme
ou à des hommes dans telle disposition; car c'est là ce qui est du
domaine de l'art; l'individuel est illimité et ne peut être connu
scientifiquement), de même la rhétorique ne considère pas ce qui
est plausible pour un individu comme Socrate ou Hippias, mais ce
qui l'est pour telle classe d'hommes, xaôaTrep xal^j oiaXsxTixvi • xoù yàp
sV.eÎvy] ŒuXXoyiÇerai oùx !!■ wv etit/ev (cpaivErai y&p arca xaiTOÏçirapaXvipoijaiv),
àXX' ÈxEt'vr, [xev ex Toiv Xo'you oeouevojv, ■?) SI p^/jTopiXY] Ix twv r)8*/] êouXEUEsOoa
eîmôotgûv. Dans cette dernière proposition, il faut substituer irepl à ix;
car il s'agit des propositions sur (-Epi) lesquelles on raisonne, des
problèmes, et non des propositions avec (Ix) lesquelles on raisonne,
des principes. Cet emploi des deux prépositions est tellement fixé et
par leur sens et par l'usage d'Aristote, qu'il ne peut rester sur ce point
aucun doute. On traduira donc : // en est de même de la dialectique.
En effet, la dialectique ne raisonne pas sur les premières propositions
venues; car il en est d'évidentes même pour des insensés; elle raisonne
RHÉTORIQUE d'ARISTOTE. 03
sur ce qui a besoin d'être discuté, et la rhétorique sur ce dont on a
coutume de délibérer. Mais comme Valer (p. 27) Fa déjà remarqué,
la dernière proposition ne se lie en rien avec celle qui la précède;
car le texte fait dire à Anstote : La rhétorique et la dialectique ne
considèrent pas ce qui est plausible pour chaque individu ; car l'une ne
raisonne que de ce qui a besoin d'être discuté, et Vautre de ce qui est
ordinairement mis en délibération. Il y a ici confusion de deux idées
bien distinctes: les auditeurs auxquels s'adressent les raisonnements
de la rhétorique, et l'objet sur lequel ils portent. Il y a probable-
ment avant xaOaTusp une lacune où il faut suppléer quelque chose
comme : et elle ne raisonne pas sur ce qui est évident par soi-même.
Il en est de même de la dialectique, etc. L'examen de ce qui précède
conduit d'ailleurs à la môme conclusion. En effet, la proposition ce
qui est persuasif est persuasif pour quelqu'un, se rapporte directe-
ment à l'apodose: la rhétorique considère ce qui est plausible, non
pour un individu, mais pour telle classe d'hommes; mais cette même
apodose n'a aucun rapport direct avec : ce qui est persuasif est per-
suasif par soi-même ou pour paraître fondé sur de telles raisons. Cette
dernière proposition semble annoncer qu'il sera dit à l'apodose que
la rhétorique ne raisonne que sur ce qui n'est pas persuasif par soi-
même; et c'est précisément à quoi se rapporte la comparaison entre
la rhétorique et la dialectique qui, dans l'état actuel du texte, ne se
lie pas avec ce qui précède.
I, 2. 1357 a 16 [13]. Aristote explique la nature des raisonnements
oratoires au point de vue de l'objet sur lequel ils portent et des au-
diteurs à qui ils s'adressent. Ils ne portent que sur ce qui peut être
mis en délibération; et on ne délibère que sur ce qui peut se passer
de deux manières différentes, sur le contingent. Us s'adressent à des
auditeurs peu exercés; et ceux-ci ne peuvent ni suivre une longue
cbaine de raisonnements, ni remontera des principes abstraits (lv{&-
Ecjôat TrdppwÔEv. Cf. An. post. I, 2. 72 a 4) qui ne peuvent pas se dé-
montrer et qui pourtant auraient besoin de l'être pour des gens à qui
ils ne paraissent pas plausibles, wgt' àvocYXociov to te EvOupiF* Eivai xat to
7raûàû£iY(J.a itEf t twv ÈvûE^O[j.é'vcov coç xà itoXXà e^eiv xat àXXwç, to jasv Ttapa-
OEr/uta £7raYtoy})V to 0 £vOu[xr,[ji.a <juXXoyt3(J(.ov , xat eç ôXifiov te xat 7roXXaxt;
ÈXaTTOVWV 7) î\ &V Ô 7TQWTOÇ (^j)Cko^\.Q\x6ç, ' SOCV «fàû Y] Tl TOUTWV yVOJf IfAOV, OÙûÈ
oeï Xeyeiv • aÙToç yap T°wT0 TTpoGTi6ïi<jiv ô àxpoaTvîç. Remarquons d'abord
que la proposition /où il ôXtycov.... a grammaticalement pour sujet
l'enlhymème et l'exemple, et ne se rapporte pour le sens qu'à l'en-
tliymème. Mais, même en admettant une irrégularité de rédaction, il
G't REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
est évident que la conclusion est incomplète; elle n'exprime qu'une
(1rs deux conditions auxquelles le raisonnement oratoire persuade
des auditeurs peu exercés, c'est qu'il ne soit pas long; l'autre condi-
tion, qui est fort importante, est omise, c'est que le raisonnement
repose sur des principes admis par les auditeurs. Cette condition,
Aristote y insiste, II, 22. 1395 b 30 [3], dans un passage où il ren-
voie précisément au texte que nous discutons, et il me paraît diffi-
cile à croire qu'il n'ait pas exprimé celte idée dans un membre de
phrase qui devait se trouver avant xal il ôX^wv. En outre, il faut un
point avant w<tte, et non une virgule; car Aristote tire sa conclusion,
non-seulement de la proposition qui précède immédiatement, mais
aussi des autres.
I, 2. 1358 a H. 12 [21]. Aristote explique en quoi les raisonne-
ments dialectiques et oratoires diffèrent de ceux qui sont propres
à une science déterminée, et qui reposent sur les principes pro-
pres de cette Science. Affio yàp otaXEXTixouç te xal prjTopixouç (7uXXoyitu.oÙ;
sïvai 7i£pl Sv toÙç totiouç XÉ-fouEV • outoi û eiatv oî xoivîj irspi Sixattov xal
OU<7lX(~)V Xai 7C£Cl TToXlTlXWV XOCl T.ZÇl TToXÀwV Ota'i£ÇOVTWV ElOEl, OlOV 0 TOU
LtaXXov xal vttov totïoç • oùcÈv yàp ixaXXov serai Ix toutou cTuÀXoviTafjOai i\
£v8uu.7)ua eitteiv T.zù Stxauâv r, c&usixwv r, 7T£fi ôtououv ■ xanroi TaÙTa etoet
Siaœépei. Dans la première proposition 7tep\ est impropre; car les lieux
ne sont pas les objets (icepl Sv) des raisonnements, mais leurs principes
(Il Sv); Aristote dit lui-même un peu plus bas Ix toutou GuXXoyiaao-Oai
(faire un raisonnement dialectique) 3| Ivôua^aa êïtoïv (faire un raison-
nement oratoire). Je crois, en conséquence, qu'il faui lire ï\ wv au
lieu deiteplôv, transposer toù; devant ôiaX£XT-.xouçei traduire : J'entends
par raisonnements dialectiques et oratoires ceux qui sont tirés des
principes que nous appelons lieux.
I, 2. 1358 a 2't [21]. Aristote vient d'expliquer la différence entre
les lieuxqai n'appartiennent à aucune science déterminée et servent
à trouver des arguments sur quelque question que ce soit, et les prin-
cipes propres à chaque science : xax£?va fxèv ou ttoi^cei izzcX oùoèv yévoç
suocova • 7tspl O'joÈv yàp u-oxeijjievo'v IdTtv ■ taûra Se, osto tiç ' av (3sXtiov
IxXÉyYjTai tocç TOOraffEiç. X^aei itoiTjffaç àXXy,v Inc-rr'ar;; ttjç oiaXExTixrjç xal
&T)Topix9jç • av yào èvtu^ï) àpyaïç, oùxeti SiaXsxTixr, ou8e prjTopixr) àXX Ixeiw,
i^Tai r; £/£-. ta; àp/â;. Le mol Taora, qui désigne les principes propres
à chaque science, ne peut se construire comme complément deiroMrçoaç
en même temps qu'aXXïjv, de manière à offrir un sens satisfaisant. Je
préfère à la correction que j'ai présentée i Etudes sur Aristote, p. 238)
RHETORIQUE D ARISTOTE. 65
une autre que je dois à l'amitié de M. Weil, professeur de littérature
ancienne à la Faculté des lettres de Besançon : c'est de lire iroi^davTa
au lieu de ironfaocç. On a ainsi, par un très-léger changement, le sens
suivant, qui est très-satisfaisant : mieux le dialecticien et l'orateur
choisiront les propositions propres à une science déterminée, moins on
s'apercevra que ces propositions ont communiqué des connaissances
scientifiques qui sont étrangères à la dialectique et à la rhétorique.
La correction me paraît d'autant plus probable, qu'on lit dans An.
post. I, 2. 71 b 2o, qu'un syllogisme qui ne repose pas sur des prin-
cipes propres à une science déterminée, ne sera pas un syllogisme
scientifique («TuXXoytffijLo; £it«mfi[xovtxoç), en d'autres termes une démon-
stration (àicoSeti-tç), parce qu'il ne donnera pas une connaissance
scientifique (ou y*? tonfarei £7riffTvi[/.Y]v).
Charles Thurot.
(La suite prochainement.)
IV.
ARMES ET OBJETS DIVERS
DES FOUILLES EXÉCUTÉES A ALISE- SAINTE -REINE
(côte d'or)
Nous devons à une communication bienveillante des secrétaires
de la Commission de la carie des Gaules les dessins que nous repro-
duisons aujourd'hui et qui représentent une partie des objets pro-
venant des fouilles exécutées, d'après les ordres de S. M. l'empe-
reur, à Alise-Sainte-Reine, ou plutôt dans la plaine qui s'étend au
pied du mont Auxois. Nous avons demandé et l'on nous a accordé
la permission de les donner au public.
Nous avons l'intention de faire graver dans les numéros prochains
les autres armes et objets que cette planche n'a pu contenir, et un
plan exact du mont Auxois et de ses environs, avec l'indication
précise des points où chaque objet important a été trouvé. Nous
donnerons également la coupe des divers fossés que les fouilles ont
fait découvrir.
Nous ferons ainsi ce qui dépend de nous pour mettre nos lecteurs
à même de juger le débat qui s'est élevé entre les partisans d'Alise
el les partisans d'Alaise, sans nous engager dans une discussion qui
depuis longtemps a perdu tout caractère scientifique pour revêtir la
forme d'une polémique passionnée à laquelle la Revue croit qu'il
n'est pas de sa dignité de prendre part. La science a besoin avant tout
de sang-froid et de bonne foi; la passion détruit l'un et l'autre.
Nous ne nous croyons d'ailleurs pas le droit de parler avant la
Commission de la carte des Gaules, de fouilles qu'elle fait exécuter
à ses frais et qui ne sont pas encore terminées; nous attendrons donc
le mémoire qu'elle prépare pour entrer dans les détails de cette
question intéressante. D'ici là nous nous bornerons à donner des
faits, c'est-à-dire des dessins et des plans levés avec le plus grand
soin et beaucoup plus instructifs que les vagues conjectures aux-
quelles se sonl livrés la plupart de ceux qui ont parlé du mont
fouilles d'alise-sainte-reine. 67
Auxois et de la plaine des Laumes sans s'être donné la peine de les
étudier suffisamment,
Notre tâche, jusqu'à nouvel ordre, sera de rapprocher des objets
trouvés à Alise les objets analogues que possèdent les grands musées
de la France et de l'étranger, afin d'en déterminer autant que pos-
sible le caractère.
Nous croyons pouvoir affirmer, sans aucune hésitation, que les
armes que contient aujourd'hui notre planche sont des armes gau-
loises. Ces armes deviendront un type précieux si, comme nous en
sommes convaincus, elles sont tombées des mains défaillantes des
défenseurs d'Alésia. Quoi qu'il en soit, nous le répétons, il suffit
d'ouvrir les revues et catalogues où sont reproduites les armes gau-
loises recueillies en si grand nombre en Suisse, en Danemark et en
•Angleterre, pour n'avoir aucun doute à cet égard.
Ces armes sont, ainsi qu'on peut le voir en jetant un coup d'œil
sur notre planche : 1° des pointes de javelot en bronze, nos 2, 3, 4.
7, 8, 9, 10, 11, 12, 14. Ces pointes ont été trouvées en novembre 1860.
au fond du canal d'écoulement des eaux de la propriété de M. de
Gasc. Ce canal, qui porte le nom de Fausse rivière, est très-ancien
et pourrait avoir été un bras de YOzerain. Près des piques se trou-
vaient des fragments de feuilles de bronze provenant probablement
d'un bouclier;
2° Une lame de bronze en forme de couteau. Sa douille semble
indiquer qu'elle était placée à l'extrémité d'une haste en bois et ser-
vait d'arme (n° 1). Provient de la Fausse rivière;
3° Sabot trouvé au même emplacement et présumé avoir fait par-
tie de la même arme que le n° 1 (n° 15) ;
4° Haches en bronze trouvées avec les armes qui précèdent
(n0S21, 22);
5° Pointes et sabots^ de lance en bronze trouvés dans le même
canal et au même point dans les fouilles exécutées par la Commis-
sion de la carte des Gaules en 1861 (n°s 5, 6, 13, 17, 18);
6° Lame d'épée en bronze trouvée dans les fouilles du canal de
Bourgogne, au bas de la plaine des Laumes (n° 23) ;
7° Lame d'épée en bronze trouvée en 1860 avec les pointes de
lance et les haches sus-mentionnées (n° 24) ;
8° Poignée d'épée en bronze trouvée dans les fouilles de la Com-
mission en 1861 et qui paraît se rapporter à la lame n° 21t. Le
n° 24 a représente le poussier terminant la poignée;
9u Pointe de flèche en bronze trouvée en 1860 (n° 26) ;
10° Fragment de lame d'épée (n 27);
68 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
11° Anneaux de diverses grandeurs trouvés en grand nombre dans
la Fausse rivière et dans les tranchées en 1800 et 1801 (n° 16).
Nous appelons d'une façon toute spéciale l'attention de nos leckurs
sur les deux pointes hameçonnées en fer (n°s 19 et 20).
Le n° 19 a été trouvé dans la plaine des Laumes, en avant des
fossés découverts par la Commission. Cette pointe, dont la forme
primitive était semblable à la pointe n° 20, est brisée au coude et
tordue à son extrémité supérieure.
Le n° 20 a été trouvé, non plus dans la plaine, mais sur le mont
Auxois, avec cinq autres semblables, sous les fondations d'une très-
ancienne construction. On ne peut, ce nous semble, s'empêcher de
voir dans ces pointes les stimuli dont parle César.
Ceux de nos lecteurs qui douteraient du caractère gaulois des
épées dont nous leur offrons le dessin, peuvent consulter les
nos 133 et 135, p. 31, du Musée de Copenhague, par J. J. A. Wor-
sae, et les nos 442, 444, p. 318, du Musée de Dublin, par W. R.
Wilde, et la première livraison, feuille 2, n° k, du Musée de Mayence,
par Lindensmit. Ils seront incontestablement convaincus.
L'ouvrage de M. Troyon sur les antiquités lacustres contient
aussi plusieurs épées gauloises du même genre.
Une épée de légionnaire trouvée au fond de l'un des fossés, à
Alise, servira d'ailleurs de point de comparaison et démontrera com-
bien les armes des Gaulois différaient des armes romaines. Nous en
donnerons le dessin dans le prochain numéro.
BULLETIN MENSUEL
DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS
MOIS DE JUIN.
Nous avons donné dans notre compte rendu du mois dernier le procès-
verbal de la communication de M. de Saulcy relative aux fouilles d'Alise.
Le défaut d'espace nous ayant obligé d'ajourner le reste de notre analyse
des séances de l'Académie, nous publions aujourd'hui ce supplément avant
d'aborder la séance du mois de juin.
Avant tout, nous retrouvons encore la question d'Alise.
Il s'agit d'une pièce de plomb, dont la Revue espère pouvoir donner le
dessin à ses lecteurs, et qui a été récemment découverte à Alise-Sainte-
Reine et achetée par M. Philibert Beaune, maire de Vesvre. Cette pièce, dit
M. de Longpérier, qui s'est chargé de la présenter à l'Académie, est une
tessère ou monnaie de plomb du moyen module. D'un côté on voit un Mer-
cure nu, debout, placé sur un sedicule, tenant une bourse de la main droite
et un caducée sur le bras gauche. Au revers, un rameau entouré de la
légende circulaire ALISIENS (Alisienses).
L'existence de cette pièce, dont le sens est si clair, a donné à M. de Long-
périer l'idée de rechercher s'il ne s'en trouverait pas d'analogues dans
les collections. Une recherche rapide lui a montré dans l'ouvrage de
M. Ficorini, publié à Rome en 1740, J Piumln antichi, deux pièces au type
de Mercure debout, l'une desquelles représente les lettres AL S, maires lec-
tionis du nom des Alisiens; la seconde ne porte qu'un A, initiale du même
nom. Ces trois monnaies sont de modules différents, et le nombre des carac-
tères diminue en proportion de l'étendue des flans métalliques. Ficorini
n'avait donné aucune explication de ces deux derniers plombs; mais il
suffit de les rapprocher de la pièce découverte à Alise pour reconnaître
qu'ils appartiennent à la même fabrication, au même système.. Le plomb
nouvellement retrouvé se rapporte au style des monnaies impériales, et la
série montre l'importance de la localité à une époque reculée.
Après la communication de M. de Longpérier en vient une de M. de
Witte, correspondant de l'Académie, touchant une note reçue par lui de
M. W. H. Wadington, datée de Beyrouth, 8 avril dernier. Cette note est re-
lativeaux tablettes oustôles assyriennes de Nahr-el-Kelb, tant controversées
parmi les voyageurs et les savants. Les données recueillies par M. Wa-
dington, et appuyées de deux photographies prises par M. Georges Hachette,
7(1 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
qui l'accompagnait, mettent hors de doute que plusieurs de ces stèles sont
bien réellement égyptiennes et prouvent encore une fois qu'Hérodote était
bien instruit quand il parlait de stèles semblables dans la Palestine et dans
la Syrie. M. Wadington en compte neuf en tout, tant égyptiennes qu'assy-
riennes, à Nahr-el-Kelb, toutes sculptées sur les rocbers qui bordent la
route, et formant deux groupes, l'un inférieur, l'autre supérieur, qu'il décrit
successivement, autant qu'il a pu les voir à l'époque de l'année où il les
observait et quoiqu'il y ait passé une journée presque entière,ce qui explique
les assertions contradictoires de témoins oculaires également dignes de foi,
qui ont pu voir ou ne pas voir selon la hauteur du soleil et la direction de
ses rayons.
Les lettres de M. Renan continuent à apporter à l'Académie d'intéres-
santes nouvelles.
Dans une lettre adressée à l'empereur, et communiquée à l'Académie par
M. Maury, conformément au désir de Sa Majesté, M. Renan annonce qu'un
plus attentif examen de la grande mosaïque découverte par lui lui a fait
reconnaître que la partie centrale est la plus importante. Un mosaïste a été
expédié de Rome par ordre de l'empereur avec mission de procéder à l'em-
ballage de ce beau et curieux monument. Un séjour prolongea Amrita
permis à M. Renan d'étudier les monuments anciens qui s'y rencontrent;
le savant explorateur signale le temple comme un des édifices les plus re-
marquables de la Phénicie et l'un de ceux qui peuvent donner le mieux une
idée de ce qu'a été le temple de Jérusalem : un amphithéâtre taillé dans le
roc et qu'il a découvert, lui paraît quelque chose d'unique. Avant son dé-
part d'Amrit, M. Renan avait fait déblayer les caveaux situés au-dessus
des trois grandes pyramides monolithes. M. Renan expose ensuite les ten-
tatives d'exploration faites à l'île de Ruad (Arad) et les difficultés que lui a
suscitées le fanatisme de quelques musulmans, lesquels exercent dans la
contrée une véritable terreur et paralysent les bonnes dispositions de la po-
pulation tranquille.
Les fouilles faites à Oumm-el-Avamid ont été plus fructueuses; on y a
trouvé, enfin, une inscription phénicienne malheureusement incomplète.
Elle est circulaire et tracée autour d'une sorte de gnomon. M. Renan signale
en terminant, comme digne d'attention, l'acropole d'Oumm-el-Avamid, où
subsistent les restes de temples du style ionique grec le plus pur. Une tête
humaine en ronde bosse et un lion ont été récemment trouvés dans cette
localité déjà explorée, il y a quelques années, par M. de Vogué, mais où il
reste beaucoup à faire.
M. Vallet de Viri ville l'ail une lecture en communication sur la question
suivante : Jeanne Darc a-t-elle été prise par fortune de guerre ou par trahison?
L'épisode choisi par l'auteur de cette communication a pour sujet la prise
de Jeanne à Compiègne par les Anglo-Rourguignons, le 24 mai 1430 (car
M. Vallet de Viriville hxe au 24 mai, veille de l'Ascension, la véritable
date de cet événement, que la plupart des historiens modernes placent
au 23).
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS. ETC. 71
Depuis des siècles, une controverse importante, et qui dure encore, s'est
élevée parmi les historiens. Jeanne, en cette circonstance, succomba -t-elle
simplement dans une rencontre malheureuse? subit-elle delà sorte un
revers attaché à la fortune des combats, ou bien fut-elle victime d'une
trahison? Cette dernière explication se fit jour dans les esprits dès l'époque
môme de l'événement. La plupart des anciens historiens s'y sont rangés.
En ces dernières années seulement, un critique des plus distingués et d'une
autorité toute spéciale en cette matière, a plaidé la cause de Guillaume de
Flavy. Capitaine de Compiègne à la date de cet épisode, Guillaume de
Flavy était prévenu d'avoir traîtreusement livré l'héroïne à ses ennemis,
et de lui avoir fermé toute retraite. M. J. Quicherat, dans son impartialité,
avait cru devoir l'absoudre faute de preuves suffisantes, et M. Vallet de
Viriville, à son tour, avait embrassé jusqu'à ce jour l'opinion de M. Qui-
cherat. Mais de nouvelles recherches ont contraint le nouvel historien de
Charles VII à revenir sur cette adhésion. « Même aux yeux des juges les
plus favorables, dit M. Vallet de Viriville, Guillaume de Flavy n'a jamais
été considéré comme étant à l'abri de tout soupçon. On s'accorde générale-
ment à reconnaître que Jeanne fut environnée, pour ainsi dire, dès le pre-
mier pas de sa carrière, par une odieuse et perfide machination. G. de la
Tréinouille, premier ministre ou premier favori de Charles VII, et le chan-
celier Regnauld de Chartres en furent les agents hypocrites et tout-puis-
sants. Mais on ignorait les liens de connivence qui pouvaient rattacher dans
cette circonstance Guillaume de Flavy à ces deux ennemis de l'héroïne.
R. de Chartres, ainsi que G. de Flavy, possédaient diverses seigneuries sur
le territoire de Compiègne. Guillaume de Flavy, d'après les généalogistes,
était l'onde du chancelier, Hector de Chartres, père de Regnauld, ayant
épousé une sœur de Guillaume. Quant a la Trémouille, Flavy, depuis plu-
sieurs années, jouait auprès de lui le rôle de créature et d'affidé, chargé
par lui de diverses missions intimes, politiques et secrètes. Lors de la sou-
mission de Compiègne, Flavy servait comme officier dans la compagnie,
c'est-à-dire sous le commandement de la Trémouille. Flavy étant un gen-
tilhomme du pays, les habitants de Compiègne, en signant leur capitulation,
le demandèrent au roi pour gouverneur militaire de leur ville. Mais la
Trémouille s'y opposa. Il se décerna à lui-même cette position, qu'il en-
tendait se réserver, et fit seulement aux bourgeois cette concession de leur
donner Flavy pour lieutenant. G. de Flavy était donc à l'attache et à la
dévotion de la Trémouille. Lorsque la Pucelle fut prise, R. de Chartres,
ulterego de la Trémouille, se trouvait lui-même à Compiègne. Telles sont
les notions nouvelles qu'a réunies M. Vallet de Viriville et qui, selon lui,
doivent combler les intervalles qui séparent les opinions opposées sur ce
fameuxépisode. Il espère qu'on s'expliquera parfaitement désormais quelles
influences agirent sur Guillaume de Flavy dans cette mémorable cir-
constance.
M. Maury communique de la part de M. Mérimée, empêché d'assister à la
séance, une lettre adressée à celui-ci par M. Valentin Carderera, peintre de
72 REVUE ARCHEOLOGIQUE.
Sa Majesté Catholique, et datée de Madrid, 29 mai. Dans cette lettre, on an-
nonce la découverte à Gesadamar, localité que M. Mérimée suppose avoir
été désignée au lieu de Guarrazar, deux nouvelles couronnes wisigothi-
ques : l'une, de petite dimension, fut apportée a la reine d'Espagne par un
paysan du village de Guadamar; elle présente, gravée en son centre, une
légende qui paraît se lire : Sando Stephano hoc munusculum offert Theodosus
Abas. La reine en a fait l'acquisition. Elle chargea ensuite l'intendant don
Antonio Florès de se rendre à Guadamar pour s'informer s'il avait été
trouvé d'autres couronnes et d'autres objets analogues. Il trouva, en effet,
entre les mains du paysan des restes de couronnes, de croix, etc., entre
lesquels l'objet le plus remarquable était une couronne presque semblable à
celle de Receswinte, bien que de plus grand diamètre. Elle n'est pas ornée
d'autant de perles et n'a point une sorte de pommeau pour la prendre, mais
on y distingue des restes de lettres dont l'étude' attentive a permis de lire:
INTHILANVS Ri X OFERET. M. Mérimée fait remarquer à cette occasion
que la lecture est évidemment fautive et que l'inscription doit porter le nom
de SW1NTILA.
L'ornementation de cette couronne rappelle celle du musée de Cluny. On
remarque au milieu deux croix très-curieuses et de forme singulière, au
bras desquelles sont attachées des pendeloques de saphir, de perles et d'au-
tres pierres précieuses. Une autre croix, dont M. Carderera donne un dessin
très-grossier, porte des lettres qui n'ont pu être déchiffrées. On a découvert
depuis une grande quantité de pendeloques analogues, de beaux saphirs,
une boîte pleine de pièces de diverse nature de perles, etc., entre lesquelles
il faut signaler surtout trois grands saphirs magnifiques et une émeraude
également fort grande sur laquelle est gravé en creux, d'un travail très-
barbare, un sujet qui paraît être l'Annonciation.
La seconde couronne est, comme celle du musée de Cluny, de l'or le plus
pur.
M. de Lasteyrie appelle l'attention de l'Académie sur l'importance des
inscriptions qui accompagnent celte nouvelle trouvaille. Si, comme l'annonce
. M. Mérimée, tous les objets proviennent du même lieu, il en résulterait donc
qu'en ce lieu se trouvaient plusieurs chapelles ou tout au moins plusieurs
autels dans la même église. 11 y a évidemment là une question importante
à élucider. Enfin M. de Lasteyrie, à la première vue du croquis joint à la
lettre de M. Carderera, remarque un caractère et un style très-différents de
celui auquel appartiennent les monuments jusqu'ici connus du trésor de
Guarrazar. A. B.
Erratum. — Dans le dernier numéro de la Hernie, Bulletin mensuel de l'Académie
des inscriptions, p. 496, ligne 27, une erreur typographique nous a fait dire : « Quant
à ceux qui veulent que le mont Auxois n'ait pu contenir les quarante mille hommes
de Vercingétorix, etc. » C'est (juutre-vingt mille hommes qu'il faut lire.
NOUVELLES ARCHÉOLOGIQUES
On lit clans le Moniteur :
« Fontainebleau, le 19 juin 1861,
10 h. 15 m. du soir.
« L'empereur, accompagné de MM. Mérimée et de Saulcy, sénateurs,
membres de l'Institut; de M. le général Fleury, premier écuyer, aide de
camp; de M. le commandant baron de Vassart, officier d'ordonnance;
de M. Maury, membre de l'Institut, son bibliothécaire, est parti de Fon-
tainebleau ce matin, à huit heures, par le chemin de fer de Lyon, pour
se rendre à Alise-Sainte-Reine (Côte-d'Or); l'empereur voulait visiter les
fouilles qui se font par son ordre dans cette localité, en vue de retrouver
des vestiges de la mémorable action dont le théâtre fait encore l'objet
des discussions des antiquaires.
«Arrivé à Alise-Sainte-Reine à midi, l'empereur a été reçu par M. Bouil-
let, sous-préfet de Semur, et par MM. le général Creuly, A. Kertrand et
A. Jacobs, membres de la Commission de la carte des Gaules, auxquels
s'élait adjoint M. G. Rey, géographe distingué.
«Sa Majesté s'est rendu à pied aux points où des tranchées avaient été
ouvertes; puis, gravissant le mont Auxois, elle a atteint le sommet élevé
d'où l'on embrasse tout l'aspect du pays. Là l'empereur a relu le passage
des Commentaires de César où est relaté le siège d'Alise.
« Ilareconnu que les détails quiysont rapportés s'adaptent parfaitement
à l'état des lieux, et a achevé ainsi de résoudre une question qui l'inté-
resse au plus haut point et préoccupe vivement, depuis plusieurs années,
le monde savant.
«L'empereurarepris alors l'exploration, à pied, de tout l'ancien oppidum
gaulois. A la suite de cette reconnaissance, qui n'a pas duré moins de
trois heures, Sa Majesté est rentrée à Alise-Sainte-Reine dont elle a visité
l'hospice, pieuse fondation qui compte déjà plus de deux siècles d'exis-
tence. L'empereur a particulièrement examiné le musée d'antiquités que
l'on a commencé de fonder, selon son désir, dans une salle dépendant de
l'établissement.
« Reconnu par la population du bourg, l'empereur y a trouvé un accueil
enthousiaste, et a laissé à l'hospice et pour l'église les témoignages de sa
munificence habituelle.
« A six heures, Sa Majesté reprenait le chemin de fer à la station des
Laumes et rentrait à Fontainebleau à dix heures du soir. »
7't HEVUE ARCHEOLOGIQUE.
— Les lecteurs de la Revue n'ont sans doute pas oublié l'article publié
dans le numéro d'avril par M. de Saint-Marceaux, sur les Silex travaillés
trouvés dans le diluvium à Quincy sous le Mont (Aisne). Quelques tmaux
exécutés depuis lors dans la même grévière ont été pour notre savant et
zélé collaborateur l'occasion de nouvelles découvertes, moins intéressan-
tes peut-être que les premières, mais cependant dignes d'être mention-
nées. En voici la description :
1° Un fragment de couteau en silex pareil à celui des instruments
trouvés dans les tourbières d'Abbeville, et portant neuf centimètres de
long sur trois centimètres de large;
2° Un autre fragment de couteau, d'un silex blond, qui ne paraît pas
provenir de la localité, portant six centimètres de long sur deux de large;
3° Un petit instrument très-bien affilé, portant quatre centimètres de
long sur un et demi de large;
4° Un morceau de silex brun en forme d'instrument à raboter le bois,
portant six centimètres carrés.
Ces découvertes, quoique peu importantes en apparence, promettent,
pour le jour où l'on reprendra les travaux dans la grévière, de fournir à
la science archéologique de nombreuses et riches acquisitions, d'autant
plus précieuses et certaines que M. de Saint-Marceaux est mieux préparé
par ses études géologiques à bien déterminer l'âge, la nature et la for-
mation des terrains qui seront explorés.
BIBLIOGRAPHIE
Études étymologiques, historiques et comparatives sur les noms des
villes, bourgs et villages du département du Nord, par E. Marinier. Paris,
Aubry, 1861. In-80.— Noms anciens de lieux du département de la Dordogne,
par le vicomte A. de Gourgues. Bordeaux, 1861. Grand in-8°.
Les recherches étymologiques sur les noms de lieux de la France ont
pris depuis quelque temps grande faveur parmi les antiquaires des dépar-
tements; elles ont reçu une impulsion nouvelle de la préparation du Diction-
naire historique et géographique de la France que dirigent les comités histo-
riques établis près du ministère de l'instruction publique. Recueillir dans
les anciens textes, dans les chartes et les pièces manuscrites, les noms
portés par les différentes localités pendant le moyen âge, est la seule voie
qui puisse conduire à des résultats certains : telle est la méthode qu'ont
suivie M. Mannier pour le département du Nord, et M. de Gourgues pour
celui de la Dordogne. Leurs ouvrages seront consultés avec fruit par tous
ceux qui s'occupent de la géographie historique de la France. M. de Gour-
gues s'est borné à enregistrer les noms, comme l'avait fait l'année précé-
dente M. Lepage pour le département de la Meurthe; il a réservé les consi-
dérations générales pour son introduction, qui est un excellent morceau sur
la géographie historique du Périgord, qui a succédé à l'ancien territoire des
Petrocorii. M. Mannier s'est plus étendu; il a consacré à chaque localité
une notice intéressante, où l'étymologie est mise en évidence avec beaucoup
d'intelligence. Tandis que M. de Gourgues remonte surtout aux étymo-
logies celtiques, M. Mannier reste plus habituellement dans le latin, le
flamand et le wallon; c'est la conséquence du caractère ethnologique différent
des départements étudiés par les deux auteurs.
Les lecteurs de la Revue ont déjà eu, dans quelques communications de
M. Houzet, le spécimen de ce qu'on peut appeler la vraie philologie géogra-
phique. Les recherches de MM. Mannier et de Gourgues étendront le champ
des investigations. Ce qui fait surtout le mérite du premier, c'est d'avoir
suivi dans tous les textes les transformations successives de chacun des
noms. Mais si le livre de M. de Gourgues n'offre pas ce secours aux philo-
logues, il a, par contre, traité la partie géographique avec un détail et un
soin que je ne dois pas manquer de signaler. M. Mannier avait choisi un
département moins homogène quant aux origines territoriales; il n'a pu
se placer au point de vue si fécond de l'auteur du mémoire sur les Noms
anciens de lieux de la Dordogne.
76 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Les deux ouvrages se recommandent conséquemment par des mérites
divers, et ont l'un et l'autre des titres à être classés au nombre des bons
travaux archéologiques de cette année. A. M.
Ethnogénie gauloise, ou Mémoires critiques sur l'origine de la parenté des
Cimmériens, des Cimbres. des Ombres, des Belges, des Ligures et des
anciens Celtes, par Roget, baron de Belloguet. — Introduction. — Preuves
physiologiques.— Types gaulois et celto-bretons. Paris, Duprat, 1861.
L'ouvrage que nous annonçons ici est une tentative d'application de
l'étude des monuments à l'ethnologie ancienne de la France.
Après avoir, dans un premier ouvrage, soumis à un nouvel examen les
éléments philologiques que nous possédons pour résoudre la question si
controversée de la distribution des races en Gaule, M. Roget de Belloguet
entreprend la critique raisonnée des données qui nous restent pour déter-
miner les éléments dont se composait la population gauloise. Le guide qu'il
adopte dans son travail, c'est ce qu'on peut appeler le type de race, et ce
choix indique naturellement qu'il considère le type comme essentiellement
permanent, tant que des mélanges profonds ne viennent pas l'altérer.
M. Roget de Belloguet a patiemment recueilli tous les passages des auteurs
grecs ou latins indiquant les caractères physiques des peuples dits celti-
ques; il les a confrontés avec un certain nombre de monuments anciens
où sont représentés des Gaulois ou des Bretons : statues, bas-reliefs, mon-
naies; puis, rapprochant ces caractères fournis par l'antiquité de ceux qui
sont observables ciiez la population actuelle de la France, il en a tiré des
conclusions qui viennent confirmer en partie celles auxquelles l'avait con-
duit la philologie comparée. Ces conclusions sont en désaccord formel avec
le système de MM. Edwards et Amédée Thierry, qui a joui pendant long-
temps d'une grande faveur, et conserve aux yeux de beaucoup son auto-
rité.
Pour M. Roget de Belloguet, les Celtes ou Gaulois appartenaient tous,
sans distinction de Belges ou de Gaulois proprement dits, à une même race
dont le type était tout septentrional, race blonde et de haute stature, d'un
tempérament lymphatique peu propre à supporter les chaleurs du midi,
race à la tête allongée, distincte d'une autre race aux yeux et aux cheveux
bruns ou noirs, d'un tempérament sec et nerveux, qui formait la popu-
lation de la Gaule avant l'arrivée des Celtes. C'était à cette race indigène
qu'appartenaient les Ibères; mais l'auteur ne fait pas pour cela des Gaulois
primitifs des Ibères proprement dits, et il est enclin à y reconnaître les
membres de la grande famille ligurienne, à laquelle il attribue une origine
africaine.
Si les témoignages anciens avaient la précision des définitions des anthro-
pologistes modernes, si le mélange des races et les influences accidentelles de
climat et d'exposition n'avaient pas rendu très-Jilïicile le départ entre les
descendants actuels des diverses populations qui se sont succédé sur notre sol,
BIBLIOGRAPHIE. 77
nous accepterions sans hésiter une bonne partie des conclusions de l'auteur;
mais l'incertitude des témoignages et le vague des descriptions, la confusion
fréquente faite dans l'antiquité entre le caractère des Gaulois et des Ger-
mains, nous rend plus réservé. Toutefois, on doit le reconnaître, M. Roget
de Belloguet, grâce aux monuments dont il a fait un heureux emploi, et
qui sont les guides les plus sûrs, bien qu'on les ait négligés avant lui, a
donné une grande probabilité à l'opinion qu'il soutient, que les deux ra-
meaux de la race celtique, les Gaulois et les Belges, n'étaient séparés que
par des différences légères, que leur type avait un caractère éminemment
septentrional, et que ce type s'est modifié par le croisement avec une
population à yeux et cheveux noirs. Mais cette population, quelle était-
elle? C'est ici que les données recueillies par l'auteur sont moins con-
cluantes.
L'ouvrage de M. de Belloguet se divise en cinq sections : la première est
consacrée aux preuves historiques de la persistance des types et à un aperçu
des résultats des divers croisements; la deuxième traite du type gaulois
suivant les auteurs anciens; la troisième, du type gaulois d'après les mé-
dailles et les figures sculptées; la quatrième, du type gaulois d'après les crânes
trouvés dans les tombeaux ou les monuments dits celtiques; la cinquième,
des rapports de l'ancien type gaulois avec ceux des populations celtiques
actuelles. L'auteur a incontestablement plus approfondi les intéressantes
questions d'ethnologie auxquelles son livre est consacré, qu'on ne l'avait
encore fait, et ses recherches portent l'empreinte d'un travail persévérant
et consciencieux dont il a du reste déjà donné bien des preuves.
Il est à regretter que, puisqu'il a eu la bonne idée d'interroger les monu-
ments, lauteur n'ait pas mis plus à contribution les figurines de terre cuite
découvertes en assez grande abondance dans diverses parties de la Gaule,
et notamment sur le territoire des anciens Arverni. Les physionomies au-
thentiquement gauloises sont si peu nombreuses qu'il ne faut en négliger
aucune.
Par contre, l'auteur me paraît avoir un peu subi la préoccupation de re-
trouver, à l'heure qu'il est, des types homogènes, et il n'a pas assez tenu
compte, ce me semble, de ces influences locales, de ces différences qui se
manifestent dans un même pays, de la montagne à la plaine, de la vallée à
la colline, et qui font au premier aperçu croire à l'existence de l'infusion
d'un sang différent. Il est aussi un caractère physique des Celtes qu'il paraît
avoir négligé, c'est la petitesse de la main, petitesse révélée par celle de la
poignée des épées gauloises, que notre main peut à peine embrasser. Enfin,
s'il avait eu à sa disposition un plus grand nombre de ces monnaies gau-
loises sur lesquelles les beaux travaux de MM. de Saulcy, de la Saussaye,
de Barthélémy et C. Bobert jettent un jour de plus en plus vif, il aurait été
peut-être en possession de presque tous les éléments pour résoudre le pro-
blème. Mais malgré les lacunes qu'il est encore possible de signaler dans
VEthnogènie gauloise de M. Boget de Belloguet, ce livre n'en demeure pas
moins ce qui a été fait de plus complet sur l'histoire physiologique de notre
78 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
race. L?auieur a été conduit par son sujet à étudier les populations de l'An-
gleterre et de l'Ecosse, et il distingue originairement dans les deux pays
deux éléments différents.
M. Roget de Belloguet a prêté inoins d'importance au caractère fourni par
l'inspection des crânes qu'a ceux qui résultent de l'expression générale; en
cela, il nous semble avoir eu parfaitement raison; mais la physionomie
elle-même n'a-t-elle pas subi des modifications dans les contrées où l'élé-
ment germain s'amalgama plus profondément avec l'élément celtique, et ne
doit-on pas croire que l'invasion de populations toutes germaniques telles
que les Francs, les Burgundes, les Goths, ont dû ramener pour un temps le
type celtique à sa ressemblance avec le type germanique qu'il avait à l'ori-
gine?
Le type celtique originaire, tout septentrional, comme le dit fort bien
M. Roget de Belloguet,, se rapprochait beaucoup de celui des autres na-
tions qui leur avaient succédé dans les plaines de l'Allemagne du Nord, de
la Pologne et des contrées danubiennes. Le savant ethnologiste me semble
avoir un peu gourmande à tort Claudien de ce qu'il leur donne à toutes
l'épithète de flavus, flava, blonde. C'est que les cheveux blonds, voilà ce
qui distingue par-dessus tout, pour les Romains, les nations du nord de
l'Europe. Claudien mérite moins qu'aucun autre le reproche de n'avoir point
donné exactement les traits physiques des barbares, lui, au contraire, un des
poêles qui les ont le mieux connus, le mieux peints. Chaque fois qu'il parle
de quelques-uns de ces barbares au milieu desquels il a vécu, il le désigne par
le caractère le plus saillant, et les monuments le justifient quand il parle de
l'Arabe coiffé de la mitre, de l'Arménien à la belle chevelure, aux cheveux
crépus (vibratis crinibus), du Dace qui se peint le corps, du Mède qui se
farde, du noir Hindou aux tentes ornées de pierreries (De laudib. Stili-
cho?i., lib. I); comment aurait-il moins connu les Gaulois, lui qui avait voyagé
dans leur pays et si bien observé l'instinct de leurs mulets? Je ne comprends
donc pas pourquoi M. de Belloguet récuse un témoignage qui vient au
contraire en aide à sa thèse. Car quand Claudien dil en parlant des habitants
de cette flava Gallia croie ferox
Inde truces flavo comitantur vertice Galli
Quos Rhodanus velox, araris quos tardior ambit
Et quos nascentes explorât gurgite Rhenus
Quosque rigat rétro pernicior unda Garumna,
{InRufin., II, v. 110-112.)
il ne fait que confirmer l'unité de la race celtique pour laquelle combat
l'auteur de YEthnogénie gauloise: c'était un peuple de même caractère, mens
eadem cunctis, comme dit encore le poète alexandrin; il n'avait rien à dire
de ces Ligures, de ces Ibères perdus dans la grande nationalité celtique qui
le frappait surtout, et dont l'image typique était toujours pour lui telle
qu'elle apparut aux Romains sur les bords de l'Allia.
Ce type resta-t-il pur tant que des mélanges ne vinrent pas l'altérer, ne
BIBLIOGRAPHIE. 79
subit-il pas l'influence d'un ciel plus chaud, d'une lumière plus vive, et par
sa seule présence au sud, le Celte frère du Germain ne perdit-il pas quel-
ques-uns des traits qui accusaient sa parenté ? M. de Belloguet ne l'admet
pas assez, à ce qu'il me semble. L'étude comparative des langues euro-
péennes n'a-t-elle pas démontré que des populations dites septentrionales
tels que les Germains, les Slaves, étaient venues de l'Asie centrale, où elles
n'offraient pas cette chevelure blonde, cette taille élancée, ce teint lympha-
tique, ces yeux bleus qu'on leur trouve en Europe et qui accusent l'in-
fluence prolongée d'un climat plus humide et plus froid? Car enfin, quand
ils émigrèrent à l'ouest, les peuples de l'Asie n'ont dû rencontrer, si elles
existaient même, que quelques peuplades misérables et dair-semées qu'ils
ont promptement absorbées et détruites, et dont le type n'a guère pu mo-
difier le leur. La difficulté est d'apprécier dans quelles limites le type peut
varier, et cette difficulté M. Roget de Belloguet ne l'a pas résolue; mais son
livre n'en est pas moins un précieux exposé de l'histoire physique de notre
race à l'aide de l'archéologie. Il y a des parties excellentes, et d'autres
contestables; mais toutes sont également instructives. A. M.
Jehan de Paris, varlet de chambre et peintre ordinaire des rois Charles VIII
et Louis XII, par J. Renouvier, précédé d'une notice biographique sur la vie et
les ouvrages et de la bibliographie complète des OEuvres de M. Renouvier, par
Georges Duplessis. Paris, Aubry, 1861, in-8°, fig.
Jean Perréal, ou Jean de Paris, ou Jean Perréal de Paris, était probable-
ment natif de cette ville et signait en 1493 J. Paris (le J étant lié au P qui
le suit), ainsi le lénioigne un curieux autographe qui décore la brochure
dont nous entretenons le lecteur. Cet artiste apparaît pour la première
fois, dans les documents connus, en 1483, comme valet de chambre au
service de la fourrière de la reine Charlotte, femme de Louis XI. En 14s<»,
on le retrouve à Lyon, chargé par !a ville des travaux d'art pour l'entrée
de Charles VIII. De 1493 à 1500, il suivit successivement Charles VIII et
Louis XII en Italie. De 1506 à 1511, il fournit les premiers plans ou projet
primitif de la merveilleuse église de Brou. 11 fut employé par la cour de
France et par la ville de Paris en 1513 à l'occasion des funérailles d'Anne
de Bretagne; en 1514, pour le second mariage de Louis XII, et en 1515,
pour les obsèques de ce prince. Il mourut vers 1527.
A l'autographe dont nous avons parlé, M. Renouvier a joint deux autres
planches qui contribuent à illustrer et à vivifier ce curieux opuscule.
L'une (page 16) reproduit deux croquis échappés à la fantaisie de Jean de
Paris et retrouvés sur un compte qui le concerne. L'autre, qui sert de
frontispice à la brochure, est le fac-similé d'une gravure sur bois, exé-
cutée en 1515, qui représente Marie d'Angleterre. L'original, peu connu,
se trouve en tête d'un livre du temps : Epistola consolatoria de morte Ludo-
vici... de Moncetto di Castiglione d'Arczzo, imprimé par Henri Estienne, à
Paris; liil.'i. pet. in-4°. Ce dessin confirme, par un précieux témoignage,
80 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
les autres éléments que nous possédions déjà pour nous instruire touchant
l'effigie individuelle de cette belle et intéressante princesse. A cette occa-
sion, nous signalerons ici, aux amateurs d'iconographie, une liste de divers
portraits que nous avons recueillis et qui représentent Marie d'Angleterre,
reine de France pendant une année.
1° Peinte en 1514-1515, dans un manuscrit présenté à Marie d'Angle-
terre par l'Université : N° 9715, ancien fonds français;
2° Portrait peint à la même époque dans le manuscrit 1251 , suppl. fran-
çais. Voyez l'ouvrage intitulé : Lives of the •princesses of England, par
Mmc Everett Green. Londres, 1854. In-8°, t. V. p. 70;
3° Gravé sur bois, d'après nature ou d'autres portraits du temps, dans
Moncetto di Castiglione. Epistola, etc. 1515. Paris, H. Estienne, pet. in-8°;
reproduit dans l'opuscule de M. Renouvier ;
4° Peinte en 1515-1516, lors de son second mariage, et représentée avec
Charles Brandon, marquis de Suffolk, son nouvel époux; gravé par
Mme Green, Lives, etc., en tête du volume cité ;
5° Tapisserie du seizième siècle représentant Marie et Suffolk ; citée par
Mme Green. Ibid., p. 105, note 2;
6° Gravé vers 1645, « d'après son portrait de Londres,» dans la suite
des Rois et Reines qui accompagnent la grande édition de Mézeray, Histoire
de France ;
7° Gravé dans les Femmes célèbres de Lanté : Voyez Green, vol. cité,
p. 70 (1).
Le mémoire qui fait l'objet de ce compte rendu est une œuvre posthume
de M. J. Renouvier. M. G. Duplessis a bien voulu se charger de la mettre
au jour. Il a retracé la vie de l'auteur dans une notice substantielle qui
sert de préface à cette plaquette, destinée à prendre place sur les tablettes
de tous les amateurs et bibliophiles. A. V. V.
(1) Cette liste est tirée d'une collection de bulletins iconographiques, par person-
nages, dont je poursuis la formation. Ces matériaux ont été réunis en vue d'une
publication dont le plan, approuvé par des juges compétents, a néanmoins été inu-
tilement soumis et présenté jusqu'ici aux divers comités historiques institués près
le ministère de l'instruction publique. Le livre dont il s'agit, et qui tôt ou tard trou-
vera son heure, aurait pour titre : Iconographie historique de la France, ou Recueil
des portraits de personnages célèbres, morts avant 1515, reproduits en noir et en
couleurs, avec notices, d'après les monuments originaux qui se sont conservés. (Marie
d'Angleterre figure dans ce cadre, comme reine de France, par Louis XII, son pre-
mier époux, mort en 1515.)
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EPEES ROMAINES /y. 2J EPÉES GAULOISES / 3. â-J
LES
MUSÉES ET LES COLLECTIONS
ARCHÉOLOGIQUES
LE MUSÉE DE NAMUR
C'est un fait nouveau et qui mérite d'être signalé et encouragé
que la création récente d'un grand nombre de musées et de collec-
tions archéologiques, locales ou provinciales, soit en Fiance, soit à
L'étranger. Tous ces musées, nés pour ainsi dire spontanément en
l'absence de toute impulsion directe des divers gouvernements qui
commencent maintenant seulement à les protéger, sont une preuve
éclatante du changement qui, depuis une cinquantaine d'années,
s'est opéré partout dans les esprits, relativement à l'utilité des re-
cherches et des découvertes archéologiques. Il y a quarante ou cin-
quante ans, l'on ne s'imaginait pas que l'on pût, archéologiquement
parlant, étudier autre chose que la Grèce, l'Italie ou l'Egypte. Nous
avions un Musée des antiques et un Musée égyptien, une collection
de vases grecs et de vases étrusques; mais en dehors de ces richesses
que possédions-nous? à peu près rien : et il ne nous semble pas que
l'Angleterre ou l'Allemagne fut sous ce rapport plus avancée que
nous. Le goût des antiquités du moyen âge qui, par réaction, prit
des proportions exagérées, nous fit sortir de cette immobilité où la
science semblait exposée à s'amoindrir et à s'étioler peu à peu.
Poussés par le besoin instinctif que tous les bons esprits ressentaient
de briser le cercle où l'on s'était laissé enfermer, les plus ardents
avaient tout d'abord mis la main sur l'étude qui était le plus à leur
portée et qui nous touchait de plus près ; mais ce n'était pour ainsi
dire qu'une manière de sortir de prison; une fois au grand air et de
IV. — Aoi'<t. "
82 HEVUE ARCHEOLOGIQUE.
nouveau en possession de sa liberté, chacun s'est aperçu qu'il avail
devant lui un horizon bien plus vaste et un champ de recherches
bien plus étendu. Toutes les branches de l'archéologie propre-
ment dite se sont successivement développées. La numismatique,
l'épigraphie, la céramique ont demandé leur place au soleil, et
bientôt une grande place. En même temps l'amour des .histoires
locales s'est l'ait jour partout. On a voulu connaître les origines de
chaque ville, puis de chaque bourgade; en l'absence de documents
écrits on a interrogé tou^ les débris que le sol pouvait contenir, on
a fouillé les tombeaux de nos premiers pères, on a étiqueté et classé
tant bien que mal toutes les richesses que les fouilles ou le hasard
faisaient découvrir. Les musées n'ont plus représenté seulement
l'histoire de l'art; ils ont été un dépôt de renseignements précieux
sur les mœurs et les usages des populations primitives, sur les houle-
versements et les transformations subies par chaque contrée. Le
Gaulois, le Romain, le Franc, le Burgonde, le Saxon sont sortis pour
ainsi dite tout armés de leurs sépulcres pour nous apprendre ce que
les livres avaient négligé de nous dire, et l'on s'est aperçu qu'il y avait
toute une histoire à faire à côté de l'histoire proprement dite et comme
un monde nouveau à découvrir dans le passé. Quand les musées étaient,
avant toute chose, des sanctuaires où l'on exposait les chefs-d'œuvre
de l'art antique, il n'y avait que les grandes villes, les riches capitales
qui pussent avoir la pensée orgueilleuse de posséder ces rares trésors.
Mais depuis qu'on s'est habitué à porter intérêt à tout ce qui a appar-
tenu à nos pères, qu'on s'est aperçu qu'un vase de poterie grossière,
un couteau en silex ou une hache en pierre pouvaient, aux yeux de
l'historien, être aussi instructifs qu'un vase étrusque ou grec, il n'est
pour ainsi dire plus de province qui ne puisse avoir la légitime
ambition de créer un dépôt où soient représentées les mœurs et l'in-
dustrie du pays aux divers âges qu'il a parcourus depuis les temps
reculés où les peuplades qui l'habitaient n'étaient encore que de
véritables sauvages. Rien n'est plus instructif et plus intéressant
que ces collections locales que peut facilement former et à peu de
frais toute ville petite ou grande ayant eu un passé. Quand ces col-
lections se seront multipliées, quand les villes qui leur donnent
asile et les encouragent en auront fait publier les divers catalogues
(ce qui, par la force même des choses, ne pourra manquer d'arriver),
la science archéologique, qui est encore à l'état d'enfance, sera véri-
tablement créée.
Ces réflexions nous sont inspirées par une excursion que nous
avons récemment faite en Belgique et où nous avons été agréable-
LE MUSÉE DE NAMUR. 83
ment surpris en trouvant dans une ville où un tout aulre intérêt nous
appelait, un musée ne datant pour ainsi dire que d'hier, et que l'on
peut présenter déjà cependant comme un modèle et un exemple à
suivre aussi bien en France qu'en Belgique. Nous devons ajouter que,
depuis, le musée archéologique de Besançon nous a paru mériter les
mômeo éloges; nous demanderons la permission d'en parler dans un
aulre article. Revenons au musée de Namur.
C'est, comme le début de cet article a pu le faire pressentir, un musée
exclusivement provincial. Tout ce qu'il renferme appartient à la pro-
vince de Namur. Il n'en est pas moins varié, et pour nous il en est
beaucoup plus intéressant. La classification des objets y est très-sim-
ple et très-nette, et ce qui est bien précieux, chaque objet porte une éti-
quette indiquant sa provenance. On peut ainsi savoir facilement dans
quelles circonstances, dans quel milieu chaque objet a été irouvé, et
en déterminer plus aisément et le caractère et la date. C'est ce qu'ont
fait les habiles et zélés conservateurs du musée de Namur. Tandis
que dans beaucoup d'autres musées tous les âges nous ont paru
confondus, les attributions généralement fausses, les provenances
non signalées ou inconnues, nous n'avons trouvé aucune objection
à faire aux classifications de Namur.
Une première vitrine est réservée à ce qu'on peut appeler les
temps primitifs. Des armes et instruments en pierre provenant en
général de tumulus ou d'anciennes enceintes en terre nous rappel-
lent ce qu'étaient les premiers habitants de ces vastes plaines. Cette
vitrine, quand on a vu les collections de Suisse et de Danemark,
paraît assez pauvre. Elle tend à prouver toutefois qu'il y a eu là
comme dans ces deux pays un premier âge de sauvage grossièreté
qui a précédé l'âge du bronze (1), c'est-à-dire l'invasion des popu-
lations asiatiques qui ont apporté très-vraisemblablement en Occi-
dent la connaissance et l'usage de ce précieux métal.
Vient ensuite l'époque gauloise ou celtique avec ses haches en
bronze, ses anneaux, ses bracelets de môme métal, mais tout cela en
petit nombre; soit que la contrée ne fût pas primitivement très-peu-
plée, soit qu'elle fût très-pauvre avant l'invasion romaine. Une série
(1) 11 nous paraît aujourd'hui parfaitement démontré pour le Danemark, la Suède
et la Suisse en particulier, que le bronze a été apporté par des populations conqué-
rantes venant d'Asie, où les armes en bronze étaient depuis longtemps connues. Ses
populations, qui habitaient alors nos contrées, ne se servaient que a'armes de pierre
et d'os. 11 y a donc eu véritablement, sous ce rapport, en Occident, un âge de la
pierre et un âge du bronze, et en nous servant de ces expressions consacrées par les
archéologues du Nord, nous ne faisons que constater un fait bien établi.
84 REVUE ARCHÉOLOGIQUE. »
de monnaies des Aduatuques rappelle la présence dos Cimbres et
l'établissement dans le pays des six mille hommes laissés à la garde de
leurs bagages. (Ces., liv. II, c. 29.) Deux vitrines ont suffi jusqu'ici
à représenter cette période.
La partie vraiment intéressante du musée de Namnr' com-
mence avec l'époque gallo-romaine. Cinq ou six grandes armoires
vitrées font revivre à nos yeux cette ère importante de civilisation
pour la Belgique. Des vases de toute sorte, depuis la vaste amphore
et l'urne cinéraire jusqu'au vase à parfums et à la fiole lacrymatoire,
s'\ étalent dans un ordre parfait et méthodique. Un seul cimetière,
le cimetière gallo-romain de Flavion en a fourni plus de mille. On
peut y étudier la céramique des Gai lo-romains sous toutes ses faces. Un
nombre considérable de fibules, de bagues, de fuseaux, d'épingles, de
styles, analogues à ceux de tous nos musées, nous permettent de
constater, sous ce rapport, l'uniformité de l'art gallo-romain dans
toute l'étendue des Gaules.
Cette collection est encore intéressante à un autre point de vue. Si
l'on veut sedonner la peine de lire les étiquettes qui couvrent les vi-
trines, on voit qu'une partie des objets qu'elles renferment pro-
viennent de tumulus, que d'autres ont été trouvés a côté de squelettes
ensevelis dans la terre à un ou deux pieds de profondeur, sans
qu'aucun signe extérieur indiquât la présence d'une tombe. Ailleurs,
l'incinération était pratiquée, et les urnes cinéraires pieusement dé-
posées dans de grands cercueils en pierre. L'ère gallo-romaine com-
prenait donc en Belgique ces trois modes divers de sépultures.
Dans toutes les vitrines de cette période, le fer est mêlé au bronze,
qui est la matière avec laquelle sont fabriqués, comme dans l'âge,
précédent, les fibules et les bracelets. Un morceau de fer long
de 0m,07 paraît avoir été la poignée d'une épée : un autre pourrait
être un bout de javelot: les armes gallo-romaines font, toutefois, à
peu près complètement défaut : c'est une lacune regrettable.
Les poteries de cette époque tantôt très-grossières et tantôt très-fines,
se distinguent assez facilement des poteries celtiques. Les bouteilles
et les urnes de verre ne sont pas rares. Quelques monnaies romaines
du Haut et du Bas-Empire trouvées avec les objets servent à en
déterminer la date. Nous citerons surtout, parmi les objets que
nous avons distingués, des tablettes pour écrire très-bien con-
servées et très-curieuses dont il serait à désirer que l'on publiât un
dessin.
Si en passant des vitrines de l'époque primitive à celles de l'époque
gauloise, puis de l'époque gallo-romaine, on est frappé de différences
LE MUSÉE DE NAMUR. 85
très-notables et très-propres à justifier les classifications adoptées, ce
sentiment du brusque passage d'une civilisation à une autre est bien
plus vif quand on arrive aux vitrines bien autrement riches encore
de l'époque franque. Les Francs régnent au musée de Namur comme
ils ont régné autrefois en dominateurs sur la contrée. Il semble qu'on
n'ait eu besoin que de frapper le sol pour en faire sortir des vases et
des armes franques. Citons d'abord une très-belle collection de vases
en verre de toutes formes, dont soixante-dix sont sortis du seul cime-
tière de Samson (1). La forme qui domine est celle du cornet à jouer
aux dés, ou de nos anciens verres à boire le vin de Champagne mous-
seux. Mais ils sont privés de pied, ou n'en ont qu'un très-petit : on ne
pouvait les poser sur la table que complètement vides; ce qui ne sem-
ble pas faire grand honneur à la sobriété de nos pères : il leur fallait
vider leur verre d'un trait. A part un petit nombre plus élevés, leur
hauteur est de 10 à 15 centimètres et leur diamètre supérieur
de 6 à 7. Parmi ces verres, il en est un particulièrement remar-
quable ayant la forme d'une trompe de chasse, avec deux tenons pour
le suspendre. Son pourtour est orné extérieurement d'une sorte de
réseau composé de petites baguettes de verre. Les filets qui se trou-
vent au sommet sont de verre noir. Nous n'avons vu nulle part
ailleurs de verre semblable; ce verre se rapproche, pour la forme, de
certains rhytons.
Comme dans toutes les collections provenant de tombeaux francs,
les seaux, bassins et plats en bronze abondent : ils ressemblent d'ail-
leurs à tous ceux qui ont été publiés jusqu'ici, notamment par
M. l'abbé Cochet; nous croyons inutile d'en rien dire. La vitrine des
armes doit nous arrêter davantage. Trois angons ou longs javelots
d'une parfaite conservation y attirent tout d'abord l'attention. Le plus
beau, d'une longueur de 98 centimètres, consiste en une hampe de fer
de 0m,88, surmontée d'une pointe de 0m,10, quadrangulaire, et garnie
à sa base de deux ailes courbes destinées à déchirer les chairs si l'on
voulait arracher le fer de la blessure. Ce devait être une arme terri-
ble. Comparativement à la francisque, l'angon est rare en Belgique
comme ailleurs. M. l'abbé Cochet a peut-être raison de le considérer
comme une arme de choix et l'attribut des chefs. A côté des
trois angons dont nous venons de parler les vitrines contiennent,
en effet, plus de soixante francisques; nous en avons remarqué de
(I) Les gorges de Samson sont situées près de Namèclie, station du chemin de fer
entre Namur et Liège, à un quart d'heure environ de Namur.
86 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
très-petites qui sont étiquetées comme provenant de tombeaux d'en-
fants. C'est un délail qui ne doit pas être oublié.
Les épées, si rares en Normandie, se sont rencontrées en nombre
moins restreint aux environs de Namur; à Samson, on en a compté
neuf sur deux cent cinquante sépultures ouvertes. La longueur des
lames, qui coupent des deux côtés, est en général de 75 centimètres,
leur largeur de 5 à G; elles sont presque toutes bien conservées:
l'une d'elles a encore sa poignée, qui est en ivoire.
Trois umbos nous montrent ce qu'était le bouclier des Francs; à
côté des boucliers figurent une trentaine de lances de formes et de
dimensions assez diverses et que l'habile conservateur du musée de
Namur considère comme des framées. Leur longueur, y compris la
hampe, varie de 22 à 2i centimètres; la lame, proprement dite, a gé-
néralement quatre angles, dont deux sont plus développés que les
autres; quelques lames pourtant sont presque complètement plates et
ne présentent que deux angles; la pointe est tantôt fort courte et
tantôt plus allongée. Il n'y a pas uniformité sous ce rapport.
Le couteau est une des armes le plus fréquemment signalées dans
les cimetières de la période franque. Les auteurs distinguent le grand
couteau ou sabre, appelé aussi scramasaxe, et le petit couteau, qui
servait, semble-t-il, à des usages domestiques. Le musée de Namur
possède quelques petits couteaux, presque tous brisés. Mais nous n'y
avons vu qu'un scramasaxe, ce qui mérite d'être noté. Dans le cime-
tière de Samson, sur deux cent cinquante tombes ayant produit
cinquante francisques, trente lances, neuf épées, trois angons et
trois boucliers, on ne trouva, en effet, aucun scramasaxe. Celui qui
est dans les vitrines provient de Védrin. Les tribus franques de la
province de Namur ne se servaient-elles donc pas généralement de
cette arme? Nous avons été aussi étonné de trouver des couteaux en
silex à côté des francisques. On nous a affirmé qu'ils provenaient des
mêmes tombeaux.
Parlerons-nous maintenant des ornements de toute espèce de la
même époque, boucles de ceinturons, débris de coffrets, pinces à
épiler, peignes, aiguilles, bagues en or et en argent, bracelets en
verre, épingles à cheveux, pendants d'oreilles ornés de perles et de
verroteries rouges, colliers d'or, d'ambre, de verre doré, de jaspe cl
de pâte colorée dont le musée de Namur possède de si nombreux
et de si beaux échantillons? Cela serait bien difficile sans une planche
qui accompagnât nos descriptions et que nous regrettons de ne pou-
voir offrir aux lecteurs de la Revue. Nous dirons seulement que ceux
LE MUSÉE DE NAMUR. 87
qui veulent avoir une idée exacte du costume et des coutumes des
populations germaniques, ne peuvent mieux faire que d'aller visiter
le musée de Namur.
Or ce musée, si intéressant déjà et 'si riche, a à peine douze années
d'existence. Aucune subvention ne lui a été primitivement allouée :
le zèle de quelques archéologues belges a tout fait. La commune n'a
donné que le local. M. Del Marmol, président de la Société archéo-
logique de Namur et directeur du musée, mérite donc les plus grands
éloges. Assisté d'un jeune archéologue aussi modeste que dislingué,
M. Alfred Béquet, il a réussi à doter son pays d'une magnifique col-
lection dont nos plus grands musées pourraient être fiers. Un peu
d'argent, beaucoup de soins et de sagacité, une attenlion constante à
profiter des occasions qui se présentent, des fouilles bien dirigées et
bien surveillées ont produit ce miracle. Espérons que l'exemple de
Namur sera suivi.
Alexandre Bertrand.
RECHERCHES
SUR L'ÉTYMOLOGIE
DE QUELQUES NOMS DE LIEUX
Seconde lettre au directeur de la Revue archéologique.
Dans le post-scriptum de votre dernière lettre, vousme dites : Don-
nez-moi, si cela vous est possible, Fétymologie du nom de noire
Pouilly fCôte-d'Or). De quel Pouilly voulez-vous parler? Est-ce de
Pouilly-en-Auxois, Pauliacusinpago Alsensi (1)? est-ce de Pouilly-
sur-Vingoanne, Polliacus in pago Attoariorum (2)? de Pouilly-lez-
Dijon, Poliacus in pago Divionensi (3); de Pouilly-sur-Saône, Pol-
liacus in pago Oscarensi (4) ; serait-ce enfin de Pouilly-en-Lassois,
Pauliacus in pago Latiscensi (o), tous dans le département de la
Côte-d'Or? Mais pardon, ce dernier Pouilly a disparu comme une
ombre, et depuis plus de cent ans les savants de la Bourgogne et de
la Champagne sont à sa recherche. Ce n'est probablement pas sur
celui-là que vous venez me demander des renseignements : eh bien,
c'est précisément de celui-là dont je vais vous parler. La raison
de mon choix est bien simple : comme il ne nous est resté de cette
localité perdue qu'une traduction latine, c'est-à-dire Pauliacus, il me
(I) Courtépée. Hist. de Bourg., édit. in-8°, t. IV, p. 44, Polliacum, Puliacura,
Polleijum, Poilli, Poillé, Pollé.
(2)Garnier. Chartes Bourg., p. 62, Polliacum. Courtépée, t. IV, p. 729, Puu-
liacum.
(3) Garnipr, ibid., p. 66, Poliacum.
(II) Ibid., p. 71, Pulliacum.
(5) Ibid., p. 76, Pauliacum. Quantin, L'art, de l'Yonne, t. I, p. 22 et 2k, Pau-
liacum.
ETYMOLOGIE DE QUELQUES NOMS DE LIEUX. 89
sera permis de supposer sous la traduction toutes les formes françaises
du nom de lieu qu'elle représente, et de vous en donner la liste. La
voici :
Paillé [Charente-Inférieure] (1); Pailly [Yonne] (2);
Paulhac [Cantal] (3); Pauliac [Lot] (4); Pauliat éc. de Serillac [Corrèze] (5);
Pouillac [Charente-Inférieure] (6) ;
Polliat TAin] (7); Pouillat [Ain] (8); Pouillay [Sarthe] (9);
Poillé [Sartlie] (10); Pouillé [Vienne] (11);
Pouilley [Doubs] (12); Polliez-le-Grand [Suisse] (13);
Pouillieu [Isère] (14); Pouillieux [Ain] (15);
Poilly [Marne] (16); Poilly [Yonne] (17); Pully [Suisse] (18);
Pouilly-lez-Feurs [Loire] (19); Pouilly-sur-Loire [Nièvre] (20);
Pavilly [Seine-Inférieure] (21); Pullich [Grand-duché de Bas-Rhin] (22) ;
Et encore je ne vous parle pas de la finale flamande ies de Pollies,
ni de la finale languedocienne argues de Bouillargues (23).
(1) F. de Vaudoré. Vigueries du Poitou, p. 72. Villa Poliacus.
(2) Quantin. Cart. de l'Yonne, t. 1er, p. 530. Palliacum — Pauliacum.
(3) Pouillé du diocèse de Saint-Flour. Pauliacum.
(4) Deloche. Cart. de Beaulieu, p. 73 et 125. Pauliacum, vicaria Pauliacensis.
(5) Ibid., p. 155. Paoliacus.
(6) Pouillé du diocèse de Saintes. Pauliacus.
(7) A. Bernard. Cart. de Savigny. Passim. Poilliacus, Pollia, Poilias.
(8) Ibid. Polliacum, Poilliacum, Pollia, Pouilla, Polies.
(9) Bilard, Doc. hist de la Sarthe, p. 42 et 63. Pogliacus.
(10) Mabillon. Analecta, p. 243. Poliacum.
(11) F. de Vaudoré Vig. du Poitou, p. 47. Poliacus.
(12) Pouillés du diocèse de Besançon. Pauliacum, Pulleyum, Poil/eg.
(13) Doc. de la Soc. d'histoire de la Suisse romande, t. VI, p. 20. Pollie.— T. VII,
p. 28. Pulliacum.
(14) A. Bernard. Cart. de Savigny. Polliacus, Poilliacus, Paolleu.
(15) Ibid. Poliacus, Poilliacus, Poilteu, Pollieu, Poylleu.
(10) Guérard. Polypt. de Saint-Remy de Reims, p 13 et 18. Paviliacus, Pa-
villeus.
(17) Quantin. Rech. sur lu géogr. de la cité d'Auxerre, p. 60 et 78. Pauliacus,
Poilei.
(18) Doc. de la Soc. d'hist. de la Suisse romande, t. VI, p. 12, 43,250. Pulliacum,
Puliacum, Pullie. — T. VII, p. 25. Pulliacum.
(19) A. Bernard. Cart. de Savigny. Polliacus, Poilliacus, Pollieu, Poi/leu,
Poylleu.
(20) Mabillon. Annal, ord. S. Bened., t. I", app., p. 694. Pauliacum.
(21) Ibid., t. Ie1', p. 459. Pauliacum.— H. de Valois. Not. Gai., p. 441. Pauliacum.
— Guer.ird, Cart. de la Sainte Trinité de Rouen, p. 451 et 467. Pauliacus.
(22) Pouillé du diocèse de Trêves. Pauliacum. — Honlheini. Hist. Trev., t. Ier,
p. 69, 79 et 393. Peleche, Polch, Pulicha.
(23) Vous trouverez cette finale ies, que j'appelle flamande, dans le département
00 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Vous n'avez qu'à choisir entre toutes ces formes celle qui vous
semblera la plus convenable pour désigner notre Pauliacus in pago
Latiscensi ; vous èies libre. Pour moi, ce que je puis faire de mieux,
c'est de vous indiquer sa position à peu près exacte, sauf à vous don-
ner ensuite l'étymologie de son nom.
Nous avons en Bourgogne une petite rivière qui prend sa source
au bourg de Laignes (Côte-d'Or) et qui, après avoir passé à Molesmes,
aux trois Riceys, Ricey Haut, Bicey Bas, Ricey-Hauterioe, non luin
de Bagneux-la-Fosse et à Balnot, vient se jeter dans la Seine à Po-
lisy, au-dessus de Bar-sur-Seine. Cette rivière se trouvait dans les
limites de la contrée que nos ancêtres avaient appelée le Lassois,
du nom de son chef-lieu, le château de Latisciun. près Vix-Saint-
Marcel.
Or vous saurez qu'en 69't (1) une certaine Léotherie donna au
monastère de Saint-Pierre le Vif de Sens un manse patrimonial et
une église situés en Lassois. dans les lieux nommés Ricey et Pauline
(Retiacum sive Pauliacum); et qu'en 711 (2) Ingoara, sœur de saint
Ebbon, archevêque de Sens, laissa au même monastère de Saint-Pierre
des propriétés également dans le Lassois à Pauliac, à Bagneux-la-
Fosse et même à Bicey, d'après la chronique de Clarius (3). Puis
nous voyons vers 1116 (4) que l'abbé de Molesmes achète Pauliacus
à Milon, fils de Bainard de Montbar, qui s'en était emparé, tandis
que l'abbé de Réomes se rendait maître de l'église de Bicey. Plaintes
de l'abbé de Saint-Pierre le Vif, mais plaintes inutiles; car au trei-
zième siècle l'abbé de Molesmes, tranquille possesseur de notre Pau-
liacus, le rangeait, dans le pouillé des dépendances de son abbaye, à
côté de Molisinus caput abbatiœ sous le titre de Pauliacus caput parro-
chiœ (o).
Vous pouvez facilement conclure de là que Pauliacus ne devait
du .Nord, à Illies, à Or :hie<, à Morunchies, etc. La forme argues ne se rencontre que
dans le midi de la France, à Virargues Cantal}, à Bail/argues (Hérault), etc. Le dimi-
nutif de la finale ac est aguet, Paulhac, Paulliaguet; Meyrac, Meyraguet; le diminutif
de la finale argues est avguet, Virarguet (Lot et Garonne), Baillarguet (Hérault). La
finale y fait son diminutif en el, Fleury, Fleuiiel; Gauchy, Gauciel; Mery, Mcriel;
Macy, Maciel ; Noisy, Noisiel ; Pacy, Paciel, etc.
(1) Pardessus. DipLeteh., t. II, p. 231.
2 Ibid., p. 288.
3) Quantin. Cart. de l'Yonne, p. 22 et 24.
H) Roverius. Hist. monast. S. Joannis Reomaemis, p. 185 et suiv. — Chifllet.
tienus M. S. Bemardi, passim.
(5) Pouillé de Molesirrs. Coll. Fontette, Bibl. imp., t. 28, f° 160.
ÉTYMOLOGIE DE QUELQUES NOMS DE LIEUX. 91
pas être très-éloigné de Molesmes, puisque Molesmes était dans la
circonscription de cette paroisse.
Quant à l'étymologie de Pauliacus, c'est une autre difficulté. Tout
à l'heure nous n'avions pas de mots dans le Lassois pour retrouver
ce village; à présent il s'en présente deux pour lui donner une
origine. Car Pauliacus peut tout aussi bien venir du nom propre Paul,
que du nom commun armoricain Poull, qui veut dire fosse, marais.
Les Celles nos ancêtres avaient un suffixe ac, que les Latins ont
traduit par acus. Ce suffixe ac élait représenté dans le dialecte cam-
brique ou gallois par aux = auc, dans le dialecte armoricain ou bas-
breton par ek, et dans la langue irlandaise par ach ou ech (1). On se
servait de cette finale ac = auc = ek= ach toujours dans l'inten-
tention d'ajouter un qualificatif à un mot, mais avec des nuances très-
différentes, savoir :
1° Ac s'employait pour former un adjectif d'un nom substantif, et
de gcnid (gain) on faisait gonidek (gagneur) ; de korn (corne),
kornek (angulaire) (2) ; de pwl = poul (étang), piclauc (maréca-
geux) (3); de plum (plume), plumauc (empkimé) (4); de marc'h
(cheval), marchauc (cavalier) (5); de angheu (mort), angheuach
(mortel) (6); de enoec (bosse), enocach (bossu) (7); de dead (fin),
dedenach (final) (8).
2° Ac servait aussi pour construire ou créer des noms propres, c'est-
à-direqu'on utilisait dansce but le substantif adjectivéetque, comme
on avait fait de carat (amour), caratauc (aimable) (9), on faisait
ensuite de Caratauc le nom d'homme cité dans Tacite et dans Gruter,
sous la variante latine de Caratacus; de llyghes (navire), qui don-
nait lyggessauc (naval) (10), on forma le nom propre traduit dans
Zeuss par Classicus.
3° Ac conservant toujours sa valeur adjective, servait encore,
comme je crois vous l'avoir déjà dit, de finale patronymique et
ethnique.
(1) Zeuss, Gr. celt., p. 18, -20, 83, 110, 112, 772 et suiv.
(2) Legonidec. Dict. fr. -breton, passim.
(3) Zeuss, p. 108. — (4) Jbid., p. 110. — (5) Ibid., p. 110. — (6) Ibid,, p. 138.
(l)Ihid., p. 77 et 776.
(8) Ibid., p. 67. Consultez le Vocabulaire comique de Zeuss, p. 1105 et suiv. Vous
trouverez : Teith (famille) , theithiauc (légitime) ; galluid (pouvoir) , galluidor
puissant); tolz (masse), talzoch (épais) ; choil (pré-age), chuillioc (augure); scol
(école), scolheic (scolaire) ; gaou (fausseté), gouhnc (menteur), etc., etc.
(9) Ibid., p. 96. — (10) Ibid., p. 106.
92 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
On disait Briarmach, Donullach. le descendant de Brian, deDonull (i);
on disait au-si : Erionnach, Albanach, Irlandais, Écossais (2); et on
voit dans l'inscription du temps de Tibère trouvée sous le chœur de
de Notre-Dame, Nautœ Parisiaci, les bateliers parisiens.
4° Ac, ajouté à un nom propre, donnait à ce nom un sens d'appar-
tenance, de propriété. Aussi Zeuss, p. 772, croit que Turnacum et
Nemetacum (Tournay et Arras)ont été composés sur les noms d'hom-
mes Turnus et Nemet, et d'Anville suppose, Notice de la Gaule, p. 112
et 132, que Avaricum et Autricum, c'est-à-dire Bourges et Chartres,
ont tiré leur nom des rivières Avara et Autura (l'Evre et l'Eure;,
qui baignent les murs de ces deux villes. Ce qui est certain, c'est que
Breclieniauc signifiait la ville de Brechenius, aujourd'hui Breknok,
au même titre que Pompeiacum et Aureliacum (.3) voulaient dire la
ville de Pompée, la ville d'Auièle, et que Theodberciacum et Tiridi-
ciacum des monnaies mérovingiennes représentaient Theotbertivil-
lare et Theodorici castrum, c'est-à-dire Dietlwiller (Haut-Bhin) et
Château-Thierry (Aisne) (4).
5° Ac servait enlin à donner aux substantifs un sens de collecti-
vité, et les noms de lieux gaulois traduits en latin par Taniacum,
Bussiacum, Verniacum, Tiliacum, qui devaient s'écrire et se pronon-
cer comme aujourd'hui en bas-breton Tannek, Beuzek, Guernek, Til-
iek, représentaient des endroits abondants en chênes, en buis, en
aunes, en tilleuls, et répondaient exactement à nos mots français
Chênaie, Buissaie, Aunaie et Tillaie (o).
11 est probable que cette désinence celtique ac, qui n'existe plus
dans notre langue, doit avec toutes ses significations différentes vous
(Ij Mone. Keliische Forschungen, p. 231.
(2) R. de Belloguet. Gloss. gaul., p. 287.
(3) Quelques savants ont cru que acus était une finale latine. Non, ac est un suffixe
gaulois, et il n'y a de latin dans acus que la désinence us. Quand les Romains nous
ont transmis le nom de lieu Juliacum, ils l'ont latinisé sur le mot employé parles
Celtes ou les Germains, c'est-à-dire sur Juli ach ou Jxd-ich. Ils auraient fait Julium
ou Julianum d'un nom de lieu de forme latine. Aussi dans l'Italie ancienne vous ne
trouverez pas une seule localité avec la terminaison acum, et dans l'Italie moderne,
la finale ago ne te rencontre que dans le Nord.
(4) Juviniacum, proprium quod fuerat Jovini in solo Suessonico, représente iden-
tiquement en gaulois ce que veut exprimer en latin ecc/esia Joviniana ubi vir Jovi-
nus requiescit, c'est-à-dire Juvigny (Aisne). Pardessus. Dipl. et ch., t. 1er, p. 87.
(5) Remarquez que cette finale ac=ec, avec sa signification collective, est la seule
qui soit restée dans notre langue. Car malgré la différence de la prononciation, on
sent que THIek répond à Tillaie, comme veracus à vrai, hracca à braie, paga à
paye, etc., etc.
ETYMOLOGIE DE QUELQUES NOMS DE LIEUX. 93
paraître fort étrange. Mais vous n'avez qu'à prendre comme point
de comparaison la finale française en; l'une vous fera facilement
comprendre l'autre et vous donnera l'explication naturelle du rôle
qu'elles jouent toutes deux. Ainsi en français la finale en sert comme
servait jadis en gaulois la finale ac : 1° comme terminaison adjective :
musicien, terrien, diluvien, mitoyen; 2° comme marque de pro-
priété : Valenciennes, Marchiennes, Louveciennes ; 3° comme signe
de parenté ou d'alliance : Bourbonien, Napoléonien ; 4° comme dési-
gnation ethnique : Prussien, Alsacien, Autrichien.
La finale ac étant connue, il nous reste à savoir ce que signifie le
primitif Paul. Si Paul désigne le nom propre Paulus, la chose est
toute simple, Pauliacus voudra dire : Villa qu;ea Paulo aliquonomen
accepisse videtur, comme s'exprime H. de Valois, c'est-à-dire la
ville de Paul. Mais si Paul représente le mot qu'on retrouve dans
tous les dialectes celtiques avec un sens de terrain bas et enfoncé, d'é-
tang, de marais, Pauliacus devra s'entendre par la ville de l'Étang,
la Marécageuse, et c'est précisément cette dernière signification qui,
dans bien des cas, me paraît la plus probable.
Zeuss, dans sa Grammaire celtique, p. 108 et 111, nomme, sous deux
citations du Mabinogion (1), l'adjectif pyllauc (marécageux, palustrej
venant du substantif pull (fosse, marais), et le pluriel polyon venant
aussi du singulier peur/, autre forme de pull. Le Gonidec, dans son
Dictionnaire breton-français, nou.; donne à son tour le mot poull
avec la signification de mare, de terrain bas et aqueux, et le présente
comme identique au mol poil des Gaëls écossais (2). D. Toussaint du
Plessis, Description de la Normandie, t. II, p. 211, prétend que
bouille veut dire bourbier, et il ajoute même, p. 2G7, que les noms
de Pouilly et de Pavilly en sont dérivés. Enfin M. Fabi, dans son Dic-
tionnaire géographique de l'Italie, aux articles Vaulo et Pavullo,
croit, eu égard à la situation de ces localités, que leur nom vient de
Padulc, parola latina dei secoli di mezzo, e che usavasi per indicare
un luogo paludoso (3).
Je n'ai pour appuyer l'explication de Pauliacus par la ville de
Paul que l'exemple cité dans la Grammaire celtique de Zeuss. p. 77:!.
(1) Charlotte Guost. The Mabinogion from the Llyfr coch o Hergest, and other
ancient welsh manuscripts. London, 1840.
(2) Le Gonidec cite à propos du mot poull cette phrase bretonne : Goloed eo ar vro
a boullou (couvert est le pays de marécages). Iioitllou est ici pour jioul/ou, comme
Boulai/ (Mayenne), traduit en 610 par Pauliacus, est pour Poullay. Cauvin. Géogr.
du (Hoc. du Mans, p. 454.
(3) Voyez Ducange, aux mot> Padulectum, Padules, Patuie.
04 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
et emprunté aux Bollandistes. Mais je puis vous soumettre quelques
traductions latines qui semblent bien prouver que Pauliacus signi-
fiait aussi la Marécageuse.
L'église de Neuyy-le-Pailloux (Indre) est représentée dans le pouillé
du diocèse de Bourges par ecclesia de Xovo-vico paludoso (1), et les
noms de Lambert et Jordan de Puel (2) sont rendus, dans des pièces
du mémoire de M. Grandgagnage, l'un par Lambertus de Palude,
l'autre par Jordanus de Lacu (3). On voit aussi dans Chapeau-
ville, t. II, p. 44, sous la date de 1099, une localité traduite en latin
par Pollo-mortis. Butkens la retrouve à Poillemort, M. Grandga-
gnage à Meeren-Pocl, près Gassoncourt (Belgique), et il explique son
nom par moor, quasi synonyme de meer, signifiant tourbière, cl par
poel. une mare, un étang (4). Sur ce, je laisse à votre sagacité le soin
de découvrir le sens possible du territoire belge nommé en 680
Fabula, (p), traduit depuis par Pabulensis pagus et désigné aujour-
d'hui par Puelle et Pevele, vousdonnant comme point de repère la ville
nommée dans les pouillés Arlesium in Pabula. et représentée en fran-
çais dans le département du Nord par Arleuxen-Pm/e, ou en Pal-
lue, ou en Palliiez, ou aux-Marais (6).
En final, si vous voulez avoir l'étymologie probable de votre
Pouilly (Côle-d'Or,) examinez attentivement les lieux où il est situé;
si vous trouvez là un terrain enfoncé qui a pu servir dé lit à des
eaux stagnantes, à une rivière débordée, n'hésitez pas, vous avez
affaire à la Ville du Marais; dans le cas contraire faites-en la Ville de
Paul. Quant à mon Pouilly-en-Lassois, qui avec son église Saint-
Pierre était peut-être un des Riceys, il veut dire la Marécageuse,
comme Ricey = Riciacum veut dire la Riveraine.
(1) Labbe. Pouillé du diocèse de Bourges, reproduit par Alliot.
(2) L'ancien moi flamand Puel, Pule, qui se dit en flamand moderne Poel, est tra-
duit en latin par Palus-.
(3) Grandgagnage. Mém. sur les noms de lieux de la Belgique, p. 85.
(«) Ibid., p. 106.
(5) Pardessus. Dipl. et ch., t. II, p. 187.
(G) J. Desnoyers. Topogr. ecclés. Annuaire de l'histoire de France, année 1861,
p. 297.
LE BRONZE ET LE FEE
DANS L ANTIQUITE ET AU MOYEN AGE
Dans heaucoup de contrées de l'Europe, il l'ut une époque où
l.i pierre était employée, en l'absence presque absolue de tout
métal, pour fabriquer les armes mêmes; elle fut ensuite rem-
placée par le bronze, auquel succéda plus tard le fer : voilà ce
(pie les recherches de l'archéologie moderne ont mis hors de doute.
Mais les découvertes qui ont conduit à ce résultat n'ont été faites,
du moins à notre connaissance, que dans le nord et les régions cen-
trales, et nous ignorons si l'on a noté les trois périodes succes-
sives dans le midi de l'Europe : peut-être le même hasard qui a*
tiré de l'oubli les habitations lacustres de l'Helvétieel les autres tra-
ces des siècles passes permettra-t-il de recueillir un jour en aussi
grande abondance les vesliges d'une antique civilisation dans l'Italie
et dans la Grèce I
Mais en attendant, si le défaut de monuments ne nous permet pas
d'affirmer que ces contrées aient eu un âge de pierre, Hésiode nous
a rapporté la tradition de l'âge d'airain ou de bronze et de l'âge de
fer, avant lesquels il compte l'âge d'argent précédé de l'âge d'or;
progression naturelle, puisque l'or, qui esl toujours à l'étal natif, est
de tous les métaux leplus facile à exploiter et que la difficulté augmente
successivement pour les autres. Quant aux regrets sur la perversité
croissante de l'espèce humaine, il ne faut pas s'en étonner : Pline
lui-même regarde la découverte du 1er comme funeste pour l'homme :
que dirait-il s'il voyait maintenant estimer la civilisation d'un peuple
à proportion du fer qu'il consomme?
Nous ne savons rien sur l'âge d'or et l'âge d'argent, qui ne sont
probablement que des époques mythologiques : nous avons au
contraire des renseignements précis sur la transition de l'âge
de bronze à l'âge de fer dans les poëmes d'Homère, qui n'était pas
seulement le poète souverain, comme dit le Dante, mais aussi le
00 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
savant encyclopédique de ces temps reculés : que s'il lui est ar-
rivé parfois de prêter aux héros de la guerre de Troie les mœurs et
l'industrie de ses contemporains, à la distance où nous sommes
de ces époques cette confusion n'a guère d'importance; or il est cer-
tain que le bronze était alors employé d'une manière générale, même
pour les armes offensives, et que dans presque tous les endroits où
les traducteurs parlent de fer, il faut lire le bronze, car le texte dit
yaXxoç.
Cependant Homère connaissait très-bien le fer, qu'il appelle par
son nom, fffôïjpoç. Seulement ce métal, difficile à fondre et à. exploiter,
n'apparaît chez lui que comme une substance rare et exception-
nelle : en voici la preuve. Pour honorer les funérailles de Patrocle,
Achille fait célébrer les jeux de la lutte, de la course, etc.. ; enfin il
propose de lancer le disque; et le disque lui-même, qui est en fer,
doit être la récompense du vainqueur. — « Celui qui le possédera,
dit Achille, aura une provision de fer pour cinq ans, quelles que
soient l'étendue et la fertilité de ses terres ; ses bergers et ses labou-
reurs ne seront pas obligés d'aller s'en fournir à la ville. »
Plusieurs concurrents se présentent pour se disputer ce singulier
trophée, et le vainqueur le fait soigneusement emporter sur son vais-
seau. C'était donc alors une chose précieuse qu'une masse de fer telle
qu'un homme pût la porter et même la lancer au loin. Il est vrai, se-
lon Homère, qu'un homme de ce temps-là en valait trois du sien :
combien en vaudrait-il du nôtre?
Ainsi le fer servait à l'agriculture, sans doute pour faire des faux,
des faucilles et des socs de charrue plus tranchants que ceux de
bronze. La Bible parle aussi (Paralipomen., I, 20, v. 3) de chariots à
roues ferrées et de herses armées de pointes de fer. Ce métal n'était
pas négligé non plus, dans certains cas, pour les usages de la guerre,
et Homère nous apprend qu'on en faisait quelquefois des pointes de
flèche : on connaît aussi la légende suivant laquelle Télèphe, ayant
été blessé par la lance d'Achille, fut guéri par la rouille de cette même
lance. Toutes les légendes ont un côté de vérité, et l'on doit conclure
de celle-ci que certaines armes étaient de fer ou d'acier, car la rouille
de tout autre métal, tel que le cuivre, ferait très-mauvais effet sur une
blessure.
Du reste le mot ufô/ipoç, employé par Homère, ne semble pas indi-
quer le fer pur, mais l'acier, seul capable d'être durci par la trempe,
opération que le poëte décrit avec une précision remarquable.
On sait qu'Ulysse, enfermé avec ses compagnons dans la grotte de
Polyphème, parvient à enivrer le Cyclope et à crever son œil unique
LE BRONZE ET LE FER. 97
avec un pieu de bois pointu et durci au feu. L'auteur fait une des-
cription effrayante de cet œil qui brûle et dont les vapeurs s'évapo-
rent en sifflant; puis il ajoute la comparaison suivante :
« De même lorsqu'un forgeron plonge une bacbe ou une doloire
dans l'eau froide qui jette un bruit strident, il durcit le métal, car
c'est ce qui fait la force du fer (de l'acier). »
Le mot /aXxcu;, que l'on traduit par forgeron, paraît signifier un
ouvrier qui travaille l'airain; mais il s'applique en général à tout
ouvrier en métaux (le schmidt allemand, le smith anglais).
La trempe donnait à l'acier une telle supériorité que, sans doute,
on avait cherché à l'appliquer à d'autres métaux, et l'on peut trou-
ver une trace de ces tentatives malheureuses dans la tragédie d'Es-
chyle intitulée Agamemnon. Le poëte introduit Clytcmnestre, atten-
dant le retour du roi et faisant devant le chœur un éloge plus éloquent
que véridique de sa fidélité. Elle le termine en disant :
Je ne connais pas mieux les plaisirs condamnables
Que la trempe du bronze.
Ce passage a embarrassé les commentateurs, quoique le mot pa^,
dont l'auteur se sert, fût bien connu pour exprimer la trempe d'un
métal ; l'on s'étonnait de le voir appliqué à autre chose qu'à l'acier,
comme s'il ne pouvait pas être passé en proverbe, pour exprimer
qu'une chose était impossible, de dire : c'est comme la trempe du
bronze. En effet, de pareilles tentatives devaient produire un effet tout
opposé à celui que l'on attendait, car l'on sait que le secret longtemps
inconnu de la fabrication des tams-tams et des cymbales consiste en
ce que l'on trempe cette espèce de bronze pour le rendre malléable,
et qu'après luiavoirdonné la forme désirée on le recuit, c'est-à-dire
qu'on le fait chauffer de nouveau pour le laisser refroidir lentement,
ce qui lui rend sa sonorité. C'est tout le contraire de ce qui arrive
pour l'acier. Comment comprendre que la trempe et le recuit modi-
fient ainsi d'une manière si diverse les propriétés des métaux? Cela
paraît difficile; mais la science est rarement en défaut: si cette
espèce de bronze présente le phénomène que nous avons indiqué, c'est
que le cuivre et l'étain de l'alliage sont mêlés plus intimement à une
température élevée et que la masse, étant plus homogène, est aussi
plus ductile; tandis que, par un refroidissement lent, les deux
métaux tendent à cristalliser séparément, ce qui rend l'alliage plus
dur et plus cassant. Si, au contraire, la trempe durcit l'acier, c'est
que les molécules de la surface se rapprochant subitement par leur
iv. 7
98 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
immersion dans l'eau froide, il s'établit un équilibre forcé et peu
stable entre l'intérieur et l'extérieur.
Non-seulement les anciens savaient utiliser l'acier pour la guerre
et les usages domestiques, mais ils paraissent avoir même connu l'art
de l'embellir et de l'employer comme métal d'ornement, ce dont il
semble peu susceptible. Voici comment Homère nous met sur la trace
de ce genre d'industrie. Au commencement du onzième livre de
l'Iliade, le poète fait une description détaillée de l'armure d'Aga-
nitiiinon, presque aussi curieuse que celle d'Achille; il s'arrête sur-
tout à décrire la cuirasse :
« Elle avait dix cannelures d'acier rembruni, douze d'or et vingt
d'étain. »
Nous suivons l'opinion des traducteurs qui, expliquent par acier
rembruni les mots piiXavoç xuavoio, ce qui signifie littéralement
un métal d'un noir bleuâtre. Ce ne peut être le zinc, qui est d'un
bleu presque blanc : on pourrait y voir l'argent oxydé, comme on dit
vulgairement, au lieu d'argent sulfuré; mais il est plus probable
qu'il s'agit en effet d'un acier bleu comme celui îles ressorts de mon-
tre.
Les nuances variées que présentent plusieurs métaux sont dues à
une légère coucbe d'oxyde formée à leur surface, et cette coloration,
analogue à celle des bulles de savon, tient à l'épaisseur extrême-
ment petite de cette' couche. Suivant qu'elle est plus ou moins mince,
la teinte varie; ces diverses nuances, bleue, jaune ou rouge, sont ob-
tenues sur l'acier par les différentes températures de la trempe ou
du recuit. On voit que cette observation n'avait pas échappé aux an-
ciens; ils savaient encore donner à diverses parties de la même
pièce d'acier des couleurs différentes : cela se reconnaît par la des-
cription d'une partie de cette même cuirasse où figuraient des dragons
semblables à des arcs-en-ciel.
Quand même Homère ne nous préviendrait pas que les armes ordi-
naires étaient en bronze et l'emploi des autres métaux une rareté,
ce luxe et ces raffinements prouveraient assez que l'acier était alors
réservé pour les chefs de peuplades. En effet, le plus grand privi-
lège de la ricbesse et de l'aristocratie à cette époque était d'avoir de
bonnes et belles armes; les recherches de l'art s'y joignaient à l'éclat
des métaux précieuXj comme on le voit par la description si magni-
fiquement exagérée que fait Homère du bouclier d'Achille.
Parmi ces métaux employés comme ornements, on voit figurer
l'étain, xaaorrspoç; mais plusieurs archéologues pensent aujourd'hui,
vu la rareté des mines d'étain, que le métal ainsi appelé dans ta Bible
LE BRONZE ET LE FER. 99
et dans Homère n'était autre chose qu'un plomb riche en argent;
cependant il fallait bien que les anciens eussent de l'étain en assez
grande quantité pour faire le bronze. Enfin nous observerons que
l'usage de l'acier était exceptionnel, môme pour les bergers des peu-
ples, comme dit Homère; car il leur met souvent dans la main des
armes de bronze. C'était aussi le bronze qui faisait la base des pano-
plies défensives, et même des plus riches; les autres métaux ne ser-
vaient que pour l'ornement. C'est ce que la Bible nous montre
encore par la description de l'armure en bronze que portait Goliath et
de sa cuirasse à écailles.
Jusqu'à quelle époque l'usage du bronze est-il resté le plus ré-
pandu? On l'ignore : tout fait croire que dans les beaux temps
de la Grèce et de Rome les armes offensives étaient faites d'ordinaire
en fer ou en acier; cependant il nous semble que cela n'a pas dû ar-
river si tôt que le pensent quelques archéologues. Par exemple si les
Romains, à la bataille de l'Allia, avaient eu autre chose que l'an-
cienne épée de bronze, auraient-ils été aussi épouvantés des grandes
épées en fer que portaient les Gaulois, et qui pourtant n'étaient pas
si meurtrières qu'elles le paraissaient au premier coup d'œil?*
Pour éclaircir ces questions sur la nature et la forme des armes
grecques et romaines, le témoignage des auteurs n'est pas d'un aussi
grand secours qu'on pourrait l'espérer. Cette naïveté primitive avec
laquelle Homère mêlait à la poésie les détails de la vie réelle
n'existe plus chez les historiens des âges suivants, qui, d'ailleurs, ne
pouvaient décrire exactement que les mœurs contemporaines. Enfin
les meilleures descriptions, quand même on les posséderait, ne sau-
raient suppléera la disette de monuments matériels, et malheureuse-
ment ces monuments n'existent aujourd'hui en certaine abondance
que pour les époques les plus reculées.
Comment se fait-il donc que l'on ait recueilli, au point de vue des
usages militaires et domestiques, tant de richesses archéologiques
de ces peuplades mystérieuses dont l'histoire et les noms mêmes
nous sont inconnus, et si peu, au contraire, de ces nations dont la
gloire a rempli le monde? C'est ce qu'il est facile de comprendre,
d'après les circonstances où ont eu lieu les découvertes dont nous
parlons, presque toutes ces découvertes ayant été faites dans les tom-
beaux, tumulus ou hypogées, dans lesquels les races septentrionales
rassemblaient auprès des morts ce qui les avait occupés pendant
leur vie, et surtout leurs armes. Les Etrusques et les Egyptiens, qui
nous offrent un mode de sépulture analogue, nous ont laissé aussi
des débris de leur antique civilisation; du reste, presque toutes
100 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
leurs armes sont en bronze : chez les Grecs et les Romains, au con-
traire, le mode de sépulture était autre et leurs tombeaux ne nous
ont pas procuré, à beaucoup près, jusqu'ici, la même abondance de
renseignements positifs.
Les habitations lacustres ont encore fourni, sur ces emps et ces
peuples si peu connus, des monuments aussi précieux qu'inattendus.
Nous n'avons rien de pareil pour les temps historiques. Hérodote
raconte, il est vrai (livre V, chap. 16), que le lac Prusias, près de
la Macédoine, contenait une cité de cette nature qui résista, grâce
à sa position, aux attaques de Mégabyse; mais l'on ne peut guère
songer à y faire des fouilles d'ici à longtemps, et elles ne nous éclai-
reraient d'ailleurs que sur les mœurs de populations exceptionnelles.
Il faudrait peut-être explorer près des villes de l'Italie et de la
Grèce le lit des rivières, comme on le fait maintenant à Paris; il
faudrait encore creuser le sol de ces mêmes villes et celui des anciens
champs de bataille : les ossements exhumés ne seraient pas sans
doute gigantesques, comme le croyait Virgile d'après les traditions
sur la dégénérescence de l'espèce humaine, mais on trouverait
ce que prédit le poêle des armes et des casques :
Agricola incurvo terrain molitus aratro
Exesa inveniet scabra rubigine tela
Aut gravibus rastris galeas pulsabit inanes.
Les villes jadis ensevelies par le Vésuve nous ont donné déjà une
riche moisson qui n'est pas encore épuisée ; malheureusement l'époque
de Titus est trop moderne pour qu'une pareille révélation éclaire
toute l'histoire romaine. Aussi nous croyons pouvoir demander si
les archéologues connaissent parfaitement la nature et la forme des
armes antiques de Rome et de la Grèce : l'insuffisance des vestiges
matériels ne saurait être compensée par des représentations telles
que les bas-reliefs, car il n'est pas toujours facile de distinguer
jusqu'à quel point elles sont figuratives ou symboliques : faudrait-il
juger des vaisseaux modernes par celui que nous présentent les armes
de la ville de Paris?
Cette incertitude (en admettant qu'elle existe comme nous le sup-
posons) est d'autant plus regrettable qu'elle jette une certaine obscu-
rité sur la question, encore controversée aujourd'hui, de savoir com-
ment l'âge de bronze a succédé à l'âge de pierre chez ces nations
septentrionales dont nous avons parlé au commencement. Pendant
longtemps on a cru que toute civilisation venait des Grecs et des Ro-
LE BRONZE ET LE FER. 1U1
mains; on pensait donc que ces deux peuples fournissaient aux na-
tions du Nord, sinon les objets en bronze tous fabriqués, du moins
le cuivre et l'étain déjà peut-être réunis par l'alliage; n\ais l'on
est plus porté maintenant à croire que l'âge de bronze a pris
naissance dans le nord de l'Europe à la suite d'une invasion. Ce peu-
ple envabissant serait venu de l'Orient, sans doute par de longues
étapes, et l'on cherche maintenant la trace de ses diverses stations. Il
serait trop long de répéter ici les preuves que divers archéologues
ont données à l'appui de cette opinion, qui d'ailleurs peut plus facile-
ment qu'on ne pourrait le croire se concilier avec la«précédenle, car
il est aujourd'hui plus que probable que ce sont des peuples de môme
race, de même origine qui, sous des noms différents, ont peuplé le
nord et le midi de l'Europe.
Nous sommes donc porté à adopter une partie des idées émises par
Pelloutier dans son Histoire des Celtes. Rien n'empêche d'admettre
que l'invasion que nous désignerons sous le nom générique de celti-
que se soit divisée en deux courants, l'un dirigé vers le nord, l'autre
vers le midi . on explique, par cette communauté d'origine, une foule
d'analogies de toute espèce; celles, par exemple, que l'on remarque
entre les armes celtiques et ce que nous connaissons des armes
grecques, étrusques et romaines primitives : ainsi on a trouvé à
Ithaque un poignard de bronze semblable à ceux du nord.
Mais, quelb que soit l'hypothèse que l'on fasse pour se rendre
compte de l'introduction du bronze dans différents pays, on éprouve
quelques embarras à en expliquer la fabrication. On sait que le bronze,
ou airain des statues, des armes et autres objels antiques, est un al-
liage où le cuivre est combiné à peu près avec le dixième de son poids
d'élain (dans les alliages sonores la proportion de ce dernier métal est
plus que double). Pour concevoircette uniformité de composition dans
tous les temps et dans tous les pays, sauf quelques différences qui
tiennent surtout à la nature des minerais employés, il faut admettre
qu'une nation, assurément très-ancienne, ayant obtenu cet alliage et
observé qu'il est plus dur, plus fusible et moins altérable à l'air que
le cuivre pur, en a gardé la tradition, et l'a communiquée peu à peu,
par le commerce ou l'invasion, jusque dans des contrées extrême-
ment reculées.
Il est certain d'abord que l'industrie du bronze est d'importation en
Europe : car, si elle y avait pris naissance, elle aurait été précédée,
comme au Mexique, par celle du cuivre, qu'on aurait plus lard
seulement allié avec l'étain ; or il n'en est pas ainsi; les objets an-
ciens de cuivre pur y sont tout à fait exceptionnels : de plus, les
102 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
objets en bronze de la plus haute antiquité offrent en Europe déjà
une perfection remarquable dans les ornements. Cependant, d'où
venait cette industrie? La petitesse des poignées d'épée et d'autres
particularités ont fait supposer une origine orientale; la question
toutefois est encore bien obscure.
L'importation du bronze a dû éprouver en effet bien des diffi-
cultés, surtout pour être complètement vulgarisée. Quand une peu-
plade émigrait, elle emportait certainement avec elle une foule d'objets
en bronze, armes, ornements, ustensiles de toute espèce; mais pour
les renouveler ei surtout pour en enseigner la fabrication aux anciens
habitants du pays, il fallait que les émigrants eussent conservé avec
la mère patrie des relations de commerce, ou bien sussent recon-
naître et exploiter, dans le pays où ils arrivaient, les minerais néces-
saires. L'absence ou la rareté des minerais dans beaucoup de localités
et la difficulté des communications ont dû causer bien des obstacles :
cependant les découvertes des habitations lacustres nous montrent
l'industrie du bronze parfaitement organisée. On a trouvé des
moules de hache qui prouvent que chaque bourgade importante
fabriquait elle-même ses instruments; on a même découvert des lin-
gots de cuivre et d'autres d'étain, qui font penser que chaque fabrique
savait la proportion convenable pour faire du bronze.
Outre l'alliage ordinaire dont nous avons parlé jusqu'à présent, les
anciens connaissaient encore d'autres espèces de bronze que Pline
appelle en général jEris metalla ; il semble même entendre parla
tous les métaux non précieux, car, à la fin du livre ainsi intitulé, il
parle du fer. Mais il nous apprend d'abord que les anciens alliages
de cuivre contenaient quelquefois de l'or et de l'argent : on sait que
les Corinthiens, pour donner du prix aux produits de leur fabrique,
avaient prétendu que, pendant l'incendie de leur ville, lorsqu'elle
fut prise par Mummius, tous les métaux, précieux on non, fondus
ensemble et courant comme de l'eau dans les rues, avaient formé un
airain inimitable, dont cependant leur commerce ne manquait ja-
mais; Pline croit à cela, ainsi qu'à bien d'autres choses aussi incroya-
bles. Du reste il dit que l'on avait autrefois mêlé volontairement l'or
et l'argent avec le cuivre, mais que, de son temps, le secret de ces
combinaisons était perdu. On a bien retrouvé, en effet, des statues de
bronze doré, mais aucune trace de ces alliages précieux, du moins à
notre connaissance. D'ailleurs la fraude que nous reconnaissons dans
l'airain prétendu naturel de Corinthe nous en fait soupçonner une
semblable dans ces airains artificiels où tout le secret consistait peut-
être à donner au cuivre, par son mélange avec quelques métaux non
LE BRONZE ET LE FER. 103
précieux, une couleur qui rappelât celle de l'or et de l'argent.
Au moyen âge, et môme plus tard, une fraude de cette nature
s'est faite à propos de la fonte des cloches, dans lesquelles on
croyait avoir mis une quantité très-considérable d'argent pour leur
donner un plus beau son, et qui cependant n'ont pas fourni un
atome d'argent quand on les a fondues à la révolution. Comment
expliquer celle disparition en présence des compte rendus officiels,
constatant que beaucoup de personnes pieuses étaient venues publi-
quement jeter leur argenterie dans le fourneau des fondeurs? C'est
que cette argenterie était reçue dans un compartiment séparé où
elle se fondait sans se mêler au vrai métal de cloche. Les Annales
des sciences physiques et chimiques font le récit curieux de la dé-
couverte el de la disposition d'un fourneau de cette nature, où les
fondeurs recueillaient ainsi l'offrande des fidèles. Les anciens n'a-
vaient guère de contrôle contre de pareilles fourberies, et la fameuse
découverte d'Archimède, à propos de la couronne de Hiéron, bien
qu'admirable au point de vue de la science, est insuffisante comme
analyse chimique, car les métaux pouvaient se condenser ou se
dilater dans l'alliage.
Nous avons vu qu'une des grandes difficultés de la vulgarisation
du bronze avait dû être la nécessité de combiner deux métaux, l'un
d'eux, c'est-à-dire l'étain, ne se trouvant, aujourd'hui du moins, que
clans peu démines exploitables. Il se rencontre dans l'Inde, à Banca
et à Malacca; dans l'Europe, en Saxe et en Bohême, et surtout dans
le pays de Cornwall : c'est là, ainsi qu'aux îles Cassitérides, que les
Phéniciens allaient le chercher pour le répandre dans le commerce
de l'ancien monde. Mais, outre les mines aujourd'hui connues,
l'antiquité pouvait en utiliser d'autres dont elle a pris le minerai le
plus riche et qui ne valent pas la peine d'être exploitées aujourd'hui;
car si nous consommons plus de métaux que les anciens, la
main-d'œuvre est bien plus coûteuse pour nous que pour eux :
aussi certains archéologues ont peut-être tort d'accuser d'erreur
les auteurs anciens qui parlent de mines d'étain exploitées en
Espagne.
La même difficulté n'existe pas pour le fer; mais il s'en présente
une autre tout aussi grande dans l'élévation de température que ré-
clame cette métallurgie, et il suffit de jeter un coup d'œil sur les
procédés qui servent aujourd'hui à préparer le fer et l'acier pour
comprendre qu'ils n'étaient nullement à l'usage des anciens.
Imaginez un haut-fourneau long de dix à vingt mètres, et dans
lequel on entasse par couches le charbon et le minerai, c'est-à-dire
104 REVUE ARCHEOLOGIQUE.
l'oxyde ou le carbonate de fer, mélangé des matières terreuses dont
il a été impossible de le débarrasser; enfin le fondant, qui consiste
en d'autres matières terreuses convenablement choisies pour changer
en verre appelé laitier, à l'aide de la chaleur, tout ce qui altérait la
pureté de l'oxyde. Cet oxyde, sous l'influence du charbon, perdra
son oxygène, qui se dégagera en gaz acide carbonique et oxyde de
carbone, tandis que le fer se combinera avec le charbon en excès
pour former de la fonte : c'est là ce fleuve mélallique qui s'échappe
en lave brûlante quand on ouvre la porte du fourneau, et sur
lequel, néanmoins, on peut sans crainte courir pieds nus, tant qu'il
n'a pas encore commencé à se refroidir.
Maintenant il faut oblenir du fer pur, et pour cela faire enlever par
l'oxygène de l'air le carbone à la fonte; enfin, comprimer la masse
avec d'énormes martinets, pour en extraire le reste du laitier : c'est
ce qu'on appelle cingler laloupe.
La transformation du fer en acier se fait par la cémentation : on
met les barres de fer dans des caisses, avec des lits alternatifs de
charbon en poussière, et l'on chauffe, mais à une température infé-
rieure à celle qui serait nécessaire pour fondre le fer et même l'acier;
aussi est-ce là une exception remarquable à cet axiome chimique :
Corpora non agunt nisi soluta.
En effet, quoique le fer ne soit pas fondu et le carbone encore
moins, celui-ci pénètre le métal et le transforme en acier à sa surface.
L'opération réussit mieux quand le charbon contient des substances
azolées; car, selon M. E. Fremy, la présence de l'azote est indispen-
sable pour la formation de l'acier. Enfin, si l'on veut que la masse
soit homogène, il suffit de reprendre cet acier et de le fondre à une
température supérieure à celle de la cémentation.
Nous n'avons pas eu la prétention de décrire les procédés mo-
dernes, qui ont l'avantage d'utiliser des minerais assez pauvres;
nous avons voulu montrer qu'ils donnent le fer et surtout l'acier
d'une manière très-détournée : aussi, l'ébauche du système actuel ne
paraît dans l'histoire de la science qu'à l'époque de la renaissance et
surtout dans le grand ouvrage de G. Agricola, Dere metallica.
Quelle était donc la métallurgie du fer chez ces rudes Cyclopes que
la légende nous représente avec un œil unique, emblème de la
lampe qu'ils attachaient sur leur front pour éclairer leur travail sou-
terrain? C'était la méthode des forges catalanes, encore usitée main-
tenant quand les circonstances le permettent, et qui consiste à réduire
LE BRONZE ET LE FER. 105
l'oxyde de fer par le charbon dans des fourneaux ordinaires. La
température, n'a pas besoin d'être aussi élevée que dans les hauts-
fourneaux, mais le minerai doit être bien plus pur ; c'est la condition
essentielle, et nous ne devons pas nous étonner que certains pays
aient été appauvris par une exploitation prolongée.
Outre ces riches minerais d'oxyde, les anciens exploitaient aussi
des masses de fer ou plutôt d'acier natif, dont l'origine a paru long-
temps inexplicable, mais que l'on s'accorde aujourd'hui à considérer
comme météoriques.
En effet, tout le monde sait aujourd'hui qu'il tombe de temps en
temps des pierres du ciel, comme on dit vulgairement, et nous
ne sommes plus à l'époque où l'Académie des sciences, faute de
pouvoir expliquer ce phénomène, traitait de chimère le procès-verbal
de toute, une commune. Si quelqu'un de ces petits corps si nombreux
qui circulent dans l'espace éprouve dans sa vitesse une diminution
suffisante par suite de sa rencontre avec l'atmosphère terrestre, il
finit par tomber sur notre globe. Le frottement rapide et prolongé
contre l'air échauffe l'aérolithe, le rend lumineux, et l'on a constaté
qu'à l'instant où il tombe à terre il est généralement à une tempéra-
ture très-ôlevée : de plus, on remarque souvent à sa surface des traces
évidentes de fusion.
Les substances contenues dans ces aérolithes sont assez variées,
mais on en rencontre quelquefois d'acier presque pur, et si nous
insistons sur cette source métallique, c'est que nous croyons pouvoir
y rattacher le disque d'Achille dont nous avons déjà parlé, car Ho-
mère donne à ce disque, ou plutôt à cette boule, l'épi thète aCiTo^ow-
vov, ce qui semble vouloir dire fondu naturellement. Ce mot, dont
les commentateurs ont cherché inutilement le sens, s'applique
aux traces que la fusion devait avoir laissées sur cette masse :
on les remarque sur celle que nous possédons au musée minéralo-
gique de Paris et qu'un guerrier d'Homère aurait peine à remuer.
Dans plusieurs pays on en trouve d'autres tellement considérables,
qu'on ne songe pas à les changer de place. On peut voir, dans diffé-
rents ouvrages, par exemple dans la Chimie de Thenard, la liste
très-considérable, et qui sans doute n'est pas complète, de ces masses
d'acier natif que la tradition représente quelquefois comme tombées
du ciel et que l'on exploite encore dans certaines contrées; en effet
il suffit de marteler, même avec la pierre, une portion de cette masse
pour avoir un instrument d'excellente qualité. On comprend ainsi la
tradition biblique d'après laquelle, dès le berceau de l'espèce hu-
106 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
maine, Tubalcaïn martelait et façonnait des instruments de cuivre
et de fer. (Tubalcaïn, qui fuit malleator et faber in cuncla opéra œris
etferri.) Quant au cuivre, on en trouve aussi de natif, notamment au
Mexique, où il a été de même travaillé au marteau, mais il n'est pas
d'origine météorique.
Après Homère, le mot aiSripoç semble réservé au fer non suscep-
tible d'être trempé, et l'acier panît indiqué par le mot x<&<4' Qu' est
passé dans le latin; mais les idées des anciens à ce sujet devaient être
fort confuses, la méthode des forges catalanes leur donnant tanlôt
de l'acier, tantôt du fer, et pas toujours à volonlé. Du reste, ce mot
indique qu'une partie de l'acier venait primitivement du pays des
Chalybcs, peuple du royaume de Pont.
Pline signale comme les meilleurs minerais de fer ceux du pays
des Sères et ceux de l'île d'Elbe. Maintenant encore, le fer oligiste de
l'île d'Elbe est très-connu, et l'on en trouve des échantillons dans
toutes les collections de minéralogie. Quant au pays des Sères, il
faut entendre par là, non-seulement l'Inde, mais diverses contrées
de l'Orient qui communiquaient avec les Romains d'une manière
très-indirecte. Cette antique réputation s'est toujours conservée; aussi
l'on estime avec raison les poignards malais; mais de toutes les va-
riétés de l'acier oriental, la plus célèbre est l'acier de Damas, ainsi
nommé à cause de la ville où s'en faisait le commerce. On le recon-
naît aux lignes ondulées, noires et grises qui en sillonnent la sur-
face; ces lignes, produites par du charbon en excès, sont rendues plus
visibles par l'action d'un acide; mais la vraie supériorité de cet
acier consiste dans sa souplesse et sa dureté : pour essayer la per-
fection d'un sabre de cette nature, on posait sur le tranchant un
tissu très-léger, que d'un coup rapide on séparait en deux parties.
A propos de cet acier, d'une origine assurément fort ancienne,
voici ce que dit Tavernier (Voyage en Perse, liv. V) :
« Les Persans savent parfaitement damasquiner avec le vitriol,
des sabres, des couteaux et choses semblables; mais la nature de
l'acier dont ils se servent y contribue beaucoup, vu qu'ils n'e.i
pourraient faire autant ni avec le leur, ni avec le nôtre. Cet acier
s'apporte de Golconde,. et c'est le seul qui se puisse bien damas-
quiner. Aussi est-il différent du nôtre; car, quand on le met au feu
pour lui donner sa trempe, il ne faut lui donner qu'une petite rou-
geur, comme couleur de cerise, et au lieu de le tremper dans l'eau
comme nous le faisons, on ne fait que l'envelopper dans un linge
mouillé, parce que, si on lui donnait la même chaleur qu'au nôtre,
il deviendrait si dur que, dès qu'on le voudrait manier, il se casse-
LE BRONZE ET LE FER. 107
rait comme du verre. On prend cet acier en pain gros comme nos
pains d'un sou, et pour savoir s'il est bon et s'il n'y a point de fraude,
on le coupe en deux, chaque morceau suffisant pour faire un sabre,
car il s'en trouve qui n'a pas été bien préparé et qu'on ne saurait
damasquiner. Un de ces pains d'acier, qui n'aura coûté à Golconde
que la valeur de neuf ou dix sous, vaut en Turquie jusqu'à trois
piastres, et il en vient à Conslantinople, à Smyrne, à Alep et à
Damas, où anciennement on le transportait le plus, quand le négoce
des Indes se rendait au Caire par la mer Rouge. »
On voit, par ces derniers mots de Tavernier, que déjà de son temps
ce commerce décroissait dans la ville où il avait été le plus florissant.
M. de Lamartine, dans son Voyage en Orient, dit qu'il est presque
impossible de trouver chez les armuriers de Damas des armes de
l'ancienne trempe, et que les musulmans qui ont le bonheur d'en
voir par hasard y posent leurs lèvres avec respect, comme s'ils ado-
raient un aussi parfait instrument de mort.
En face de ces beaux produits, les armes des Occidentaux même
au moyen âge devaient être bien inférieures pour la finesse et la
trempe de l'acier : cependant, il arriva quelquefois, soit par un com-
mencement de commerce avec l'Orient, soit par un heureux hasard
dans la fabrication par le procédé des forges catalanes, que les
guerriers chrétiens eurent d'excellentes armes, comme le prouvent
tous les romans de chevalerie. Sans doule il faut faire la part d'une
exagération poussée jusqu'au burlesque, et l'on n'est pas obligé de
croire à ces grands coups d'épée que madame de Sévigné aimait tant
et qui séparaient en deux parties égales un homme et son cheval,
l'un et l'autre armés de toutes pièces; mais du moins on peut en
conclure que certains princes et chevaliers avaient des armes d'une
qualité très-supérieure.
Aussi, comme les ouvriers mêmes qui les avaient forgées ne pou-,
vaient rendre compte d'une perfection accidentelle, on l'attribuait à
des influences célestes ou infernales, ainsi qu'on peut le voir dans
l'Arioste, dont le Roland furieux résume tant de romans de cheva-
lerie. Balisarde, l'épée de Roger, cette lame cruelle qui tranchait
comme une pâte molle l'acier le plus dur, est trempée par une fée
dans les eaux du Styx; Durandal, l'épée de Roland, est celle d'Hec-
tor, le rival d'Achille! Elle s'était bien conservée, comme on le voit,
et sans doute existerait encore si Roland, près de succomber dans
les gorges de Roncevaux, ne l'avait brisée lui-même, quoique avec
peine. Cela n'est plus dans l'Arioste; mais l'on montre encore dans
108 KEVUE AKCHÉOLOUIQUE.
les Pyrénées une immense entaille ouverte entre deux rochers par
un coup de Durandal.
On sait aussi qu'au moyen âge et à la renaissance les armuriers
d'Espagne et d'Italie ont joui d'une réputation méritée; on parvenait
même à donner aux armes une trempe aussi dure que celle dont
l'acier indien était susceptible. Cela se voit par le passage suivant,
tiré des Duels de Brantôme, où l'auteur parle des supercheries trop
souvent employées alors dans les combats singuliers :
« Voici un autre abus d'un qui fit forger à Milan, par un maître
très-exquis, deux paires d'armes, tant épée que dague, toutes vitri-
nes, c'est-à-dire rompantes comme verre, mais pourtant de fer ou d'a-
cier, c'est-à-dire tranchantes, piquantes, fourbies et luisantes comme
les communes, mais trempées de telle façon que, qui n'en saurait
user, toucber ou piquer- comme il fallait, elles se rompraient comme
verre; mais qui en saurait l'usage et la façon d'en frapper, elles ne
se rompraient aisément. Celui donc qui donnait les armes, de longue
main en avait appris si bien la façon et le biais pour en savoir user,
que, venant à les mettre en effet, son ennemi qui allait à la bonne
foi, et pensant jouer son jeu à la vieille mode, comme d'autres épées
(car du reste ils étaient tout découverts), du beau premier coup qu'il
rua à son ennemi, épée et dague s'en allèrent en pièces comme
verre : l'autre sachant la milice, l'art et le biais de ses armes, les
mena si dextrement qu'il en donna aussitôt dans le corps de son en-
nemi, qu'il porta mort par terre. »
On est scandalisé de voir raconter une pareille anecdote sous pré-
texte de duel ; mais l'auteur, qui pourtant n'est pas d'ordinaire très-
scrupuleux sur ce sujet, a le bon sens d'appeler cela un assassinat.
Pour terminer, nous devons revenir en arrière et bien avant ces
perfectionnements qui déjà se rapprochent de notre siècle, afin de
jeter un coup d'œil sur l'origine de l'âge de fer dans le nord de
l'Europe. Tout ce que les historiens romains nous en rapportent se
réduit à quelques indications sur les framées des Germains et sur
les longues épées sans pointe des Gaulois; celles-ci n'étaient pas
trempées, car on les redressait avec le pied, sur le champ de
bataille même, quand elles se faussaient après avoir frappé.
Les fouilles récentes ont fait voir que l'âge de fer avait peu à peu
remplacé l'âge du bronze, grâce à l'invasion d'une race septentrio-
nale venue probablement de Suède, où les minerais de fer sont en-
core si riches et si abondants : les poignées d'épée deviennent plus
grandes et les ornements changent de caractère. C'est aussi le fer
LE BRONZE ET LE FER. 100
qui servait aux Francs pour faire leurs angons, qui ressemblaient à
de petits harpons.
Enfin, nous dirons un mot d'une arme que nous avons vue dans
le cabinet de M. Houbigant, à Nogent-Ies-Vierges, et qui est d'autant
plus remarquable qu'elle semble se rapporter à la fois à l'âge de
pierre et à l'âge de fer. C'est une hache en pierre, assez bien ficelée,
suivant l'usage, à un manche en bois; mais le porteur de cette arme,
ne la jugeant sans doute pas assez tranchante, lui avait adapté un
morceau de fer qui rappelle la garniture de la'hache de nos sapeurs.
Seulement, comme dit le caporal instructeur qui démontre le demi-
tour à gauche après avoir expliqué le demi-tour à droite, c'est la
même chose excepté que c'est tout le contraire : tandis que la hache
des sapeurs est garnie de cuivre pour qu'elle ne coupe pas mal à
propos, le guerrier sauvage avait terminé la sienne par une lame
de fer repliée sur la pierre de côté et d'autre. Il reste à savoir si cette
garniture métallique est du même temps que la hache même; c'est
ce que nous ne pouvons décider.
Ch. Housel.
LES DESCENDANTS IMMÉDIATS
D'ÉPORÉDORIX
D'APRES UNE INSCRIPTION D'AUTUN
ET AUTRES DOCUMENTS
La ville éduenne qu'Augusle entoura de splendides murailles et
que Constance Chlore releva de sa ruine prématurée, est pleine de
précieux souvenirs incessamment battus en brèche par la main du
temps. Au milieu de ses montagnes, cette antique cité d'Autun, où
longtemps avait retenti le cri de guerre, devint sous la domination
romaine le paisible asile des lettres. Elle se souvient aujourd'hui
de sa double gloire et a conçu le pieux dessein d'en conserver les
témoignages dans un musée qui leur sera spécialement consacré.
Déjà i'administration municipale a ouveit, dans la limite de ses
ressources, un crédit pour l'exécution de cette trés-louable entre-
prise; mais la somme votée n'atteint pas l'estimation de la dépense
à faire, et il faut suppléer par d'autres moyens à son insuffisance.
C'est la Société Éduenne, dont le dévouement à la science est bien
connu, c'est son digne président. M. Bulliot, qui ont pris la tâche,
quelquefois ingrate et toujours pénible, de faire appel à la généro-
sité des citoyens. Leur voix sera écoutée, nous en avons la confiance,
et bientôt le musée d'Autun mettra sous les yeux du public un en-
semble de monuments sans pareil pour l'étude de la religion, des
mœurs et des arts dans la société gauloise, surtout si on les rap-
proche de ceux, d'un caractère si singulier, qui existent à Cussy
la Colonne, à Dijon, à Beaune et dans d'autres localités du pays
éduen.
Le monument épigraphique dont nous allons nous occuper se
présente aux yeux avec une physionomie plutôt romaine que gau-
LES DESCENDANTS D EP0RED0R1X.
111
loise; mais ce n'en sera pas moins l'une des pièces les plus pré-
cieuses du futur musée d'Autun, si, comme il y a lieu de le croire,
les personnages qu'il mentionne sont les descendants immédiats
d'un noble Éduen dont César a immortalisé le nom en l'inscrivant
dans ses Commentaires, Voici la reproduction du dessin, à l'échelle
du 20e, que j'en ai pris en 1859 :
La pierre était alors encastrée dans un mur de jardin de la mai-
son Châtillon, près de laquelle on l'avait trouvée en 1847. Je n'ai
pu en mesurer l'épaisseur, qui doit être celle d'une simple dalle; les
autres dimensions sont de lm,67 en longueur et de 0m,51 en largeur.
Les lettres, qui sont de la plus belle épttque, ont 0m,12 à la première
ligne et 0m,10 cà la seconde, sauf celles de dimensions réduites qu'a
nécessitées le défaut d'espace. Le cadre entourant l'inscription se
compose d'un listel et d'une doucinc, de 0m,04 chacun, correcte-
ment profilés. Tout annonce que cette pierre appartenait à un édifice
d'une certaine importance.
Si l'on restitue aux parties dégradées : 1° dans le premier mot de
la seconde ligne, un P, deuxième lettre de ce mot; un E, cinquième
lettre ; un d, sixième lettre et un i, onzième lettre, ces deux der-
nières en petites majuscules, enfin une S, lettre finale; 2° une NT,
formant sigle séparé dans cette ligne; 3° quelques points de sépara-
tion des mots, peut-être omis par le lapicide, on est conduit à celte
transcription en caractères courants :
C • IVL • C • MAGNI • F ■ C •
EPORED1RIGIS ■ N • PROGVLYS D • S • F •
Tel est le texte incontestable qu'il s'agit d'interpréter. Je dis « in-
contestable, » quoiqu'il diffère, sur un ou deux points, de celui qui
a été publié par la Société Éduenne (1). En effet, le trait de burin
(1) Autun archéologique, 1848.
112 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
oblique qui borde la cassure et aboutit au pied d'une haste, vers le
milieu de la seconde ligne, a été aperçu par les antiquaires d'Autun
comme il l'a été par moi, et ce fait, indépendamment de toute consi-
dération théorique, suffit pour trancher la question de savoir s'il
faut rétablir là une lettre N ou un nombre II, question qu'ils ont
néanmoins laissée indécise. Quant à l'S par laquelle je termine le
premier nom de cette môme ligne, ces antiquaires en ont vu l'extré-
mité supérieure, mais ils l'ont prise pour un point triangulaire,
quoique les points ne se placent pas aussi haut relativement aux
lettres.
Avant tout, je crois devoir rapporter la lecture admise à Autun,
afin de montrer en quoi elle pèche, car il est souvent aussi profi-
table de combattre une mauvaise interprétation que d'en présenter
une qui soit conforme aux règles de la science:
CAIO IVLIO , CAII MAGNI FILIO, CLARO
EPOREDIRIGI ( PROGVLVS DE SVO FECIT.
Pour remplir l'espace laissé en blanc et qui est occupé sur le mo-
nument par un sigle soi-disant douteux, plusieurs variantes sont
proposées. Dans l'hypothèse du sigle II, on devra lire Secundus,
attendu, dit-on, que l'usage des chiffres romains pour indiquer les
noms propres est admis par les épigraphistes, et alors Secundus sera
l'un des noms de l'auteur du monument ; ou bien, en considérant
que le nombre II, quand il est surmonté d'un Irait horizontal, comme
cela a lieu dans notre inscription, se lit duumvir dans Gruter, c'est
ce titre que l'on restituera, en le mettant au datif, parce qu'il doit
être rapporté h Eporedirigi. Que si, au contraire, on donne la pré-
férence au sigle N, il faudra peut-être lire [Eporedirigi] nostro, ou
Nonius [Proculus]. Enfin l'auteur est d'avis de donner au mot Epo-
redirigi le sens d'un nom de magistrature plutôt que celui d'un
nom propre.
Cet échafaudage, qui fera sourire un épigraphiste, est facile à ren-
verser.
D'abord, c'est une erreur de croire que le nom propre Secundus
se soit jamais écrit en cbiffres. Je sais bien que la table de Gruter,
édition de 1603, admet cette figuration comme résultant des inscrip-
tions CCCCLXXVIIII— 2 et DCCCLXV— 10 [lisez (>] ; mais la table se
trompe, les inscriptions ne disent point du tout cela. Voici ces docu-
LES DESCENDANTS d'ÉPORÉDORIX. 113
ments tels qu'on les trouve dans Gruter, avec les corrections que
je crois nécessaire d'y apporter :
CCCCLXXVIIII-2.
L • VALERIO LEGA Corr. : L • VALERIO • L • F • G • A
PRO • II • NOVO PRO • H • NOVO
OMNIBVS HONO CA-d.,Lucio Valerio Lucii filio, Galeria
RIBVS IN R • P • (tribu), Apro, homininovo
SVA • FVNCTO
ADLECTO • IN • V
DECVRIAS • FLA
MINI • P • H • C •
GAMVS • ET Corr.: GAMVS . ET
TROPHIME-II • F TROPHIME -L-L-F
PATRONO OPTI C.-à-d., Gamus et Trophime
ET- INDVLGENTISSIM Lucii liberti fecerunt
DCCCLXV— 6
P • II • CINIO ■ MONIANI Corr.: P ■ LIGINIO
L • RVFIONI • HAVIENSONI
HAISGOIARRIS ■ FILIAE
Le premier de ces monuments contient le cursus honorum som-
maire de Lucius Valerius Aper, fils de Lticius, de la tribu Galeria,
homme nouveau, lequel, après avoir rempli toutes les fonctions
municipales dans sa république, sans doute Dianium, aujourd'hui
Dénia, puisque c'est là que la pierre a été trouvée, fut appelé à
faire partie de l'une des cinq décuries (de juges), et devint ensuite
flamine (perpétuel?) de l'Espagne citérieure ou Tarraconaise.On sait
que le citoyen romain qui, le premier de sa famille, parvenait à une
magistrature curule, et la fonction de juge aux cinq décuries en
était une, recevait la dénomination d'homme nouveau. Le monu-
ment élevé à Valerius a pour auteurs deux de ses affranchis, un
homme et une femme, qui portent des noms bien appropriés à leur
ancien état d'esclaves. Tout cela est très-naturel, très-régulier épi-
graphiquement, et le nom de Secundus ne pourrait aucunement s'y
faire place.
II en est de même de la seconde inscription où la correction
iv. 8
114 REVUK ARCHEOLOGIQUE.
L1CINIO est parfaitement indiquée, et qui, en ce qui nous intéresse,
s'interprète sans difficulté :
A Publius Licinius Ruffio, affranchi de (Publius Licinius) Monia-
nus, etc.
Quant au sigle II surmonté d'un trait horizontal et lu duumviro,
l'explication proposée ne serait admissible qu'autant que ce sigle
serait suivi du mot YIRO, ou au moins de son initiale V, ce qui n'est
point le cas.
En ce qui concerne le sigle N, avec ou sans barre au-dessus, car
c'est un peu au goût du lapicide, il y a plus de cent noms de famille
romains qui s'y adapteraient tout aussi bien que celui de Nonins.
Pourquoi celui-là? Est-il plus susceptible de s'abréger que les autres?
Nullement; les noms de famille qui s'abrègent sont .ceux qui jouis-
sent d'une très-grande notoriété, comme Iulias, Flavius, encore ne
les représente-t-on point par un sigle d'une seule lettre. Les inscrip-
tions étaient faites pour être lues et comprises. L'autre solution,
nostro, ne vaut rien après un nom propre, mais on dit que le nom
d'Éporédirix est celui d'une magistrature, à cause de la signification
qu'on lui suppose dans la langue gauloise. Pour répondre à cela je
me borne à renvoyer aux Commentaires de César, dans lesquels
Eporedorix est évidemment un nom propre comme ceux de tous
les autres Gaulois cités par l'illustre auteur. Je ne m'arrêterai pas
d'ailleurs à la différence très-légère des deux orthographes, diffé-
rence dont YOrgetorix des Commentaires, écrit Orgetirix sur les
monnaies gauloises, est un autre exemple.
Je termine ces observations préliminaires par quelques mots sur
les diverses espèces de noms propres chez les Romains et sur leur
arrangement dans les inscriptions.
Tout, le monde sait que les Romains de la classe libre avaient gé-
néralement trois noms : le prénom [praenomeri], le nom de famille
nomen gentilicium] et le surnom [cognomen]. Le premier et le troi-
sième étaient individuels et servaient à distinguer les uns des autres
les membre» de la famille. Certains surnoms, il est vrai, furent liés
indissolublement aux noms primitifs des familles et se transmirent
avec eux ; tels, par exemple, que celui de Scipio qui, une fois donné
à Publius Cornélius, passa de mâle en mâle à tous les descendants
de ce vieux Romain ; mais ce sont là des faits exceptionnels qui n'ap-
partiennent guère qu'aux grandes familles des anciens temps. L'Aca-
démie française, en disant que « chez les Romains, le surnom
désignait à quelle branche de telle famille on appartenait, » n'a
défini qu'un cas particulier du cognomen, et comme, pour traduire
LES DESCENDANTS d'ÉPORÉDORIX. 115
ce mol en français, nous n'avons que celui de surnom, elle a beau-
coup contribué, sans le savoir, aux idées fausses qui régnent encore
aujourd'hui, dans le monde étranger aux études épigraphiques, sur
la véritable valeur du surnom romain.
A l'égard des prénoms, je fais remarquer qu'en vertu d'un sénatus-
consulte de l'an de Rome 514, ils devaient se transmettre du père à
l'aîné des fils. Cette règle fut-elle rigoureusement observée dans la
pratique, et dans tous les temps, c'est ce qu'il serait bien impossible
de reconnaître aujourd'hui; mais certainement elle ne le fut pas à
l'exclusion absolue des autres enfants, car il ne manque pas d'in-
scriptions où le père et tous ses fils portent le même prénom. Dans les
gentes Inliae, qui nous intéressent ici particulièrement, le prénom
de Caius est aussi fréquent que tous les autres ensemble, cela résulte
du dépouillement que j'ai fait d'un grand nombre d'inscriptions:
et de plus les Caius fils de Caius s'y rencontrent cinq ou six fois
plus souvent que les Caius dont le père avait un prénom différent.
Il ne faudra donc pas s'étonner de voir le prénom de Caius aux trois
personnages de l'inscription d'Autun.
Enfin l'état civil des citoyens romains, si je puis m'exprimer ainsi,
est établi dans les inscriptions généralement de celte manière et dans
cet ordre :
(prénom).
(nom de famille).
Fils de (prénom du père).
Petit-fils de (prénom de l'aïeul).
(tribu).
(surnom).
Quelquefois le surnom de l'ascendant remplace ou accompagne son
prénom. Rarement la filiation dépasse le premier degré et seulement
dans les grandes familles; elle ne dépasse guère le deuxième que
dans la famille impériale. Exemples :
L. CORNELIVS CN. F. CN. N. SCIPIO (1).
Lutins Cornélius, Cnaei filins, Cnaei nepos, Scipio
CAECILIAE Q. CRETICI F. METELLAE CRASSI (2).
Caeciliae, Quinti Cretici filiae, Metellae, Crassi (uxoris).
(1) Orelli. Inscr. lat. sélect., n° 555.
(2) 7d.,n° 577.
116 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
L. MVNAT. L. F. L. N. L. PRON. PLANCVS COS.... (1).
Ludus Munatius, Lucii filius, Lucii nepos, Lucii pronepos, Plancus, consul.
C.YALERIO C. F. STEL. CLEMENTE PRLMIPILARI. . . , . (2).
Caio Valerio, Caii filio. Stellatina (tribu), démenti, primipiîari —
Maintenant, si je ne me trompe, le lecteur le plus étranger à l'épi-
graphie, pour peu qu'il ait suivi avec attention ces éclaircissements,
sera en état de lire sans aucune hésitation l'inscription autunoise,
qui est conforme au type général ci-dessus, sauf le nom de tribu.
Dans les documents d'une haute antiquité, comme les premiers de
ceux que je viens d'écrire, la tribu n'est que rarement indiquée ;
c'est seulement à l'époque impériale que cette mention devient tout
à fait usuelle, probablement parce que l'inscription sur les rôles des
tribus était une espèce de titre nobiliaire relativement à l'immense
population depuis peu annexée et sans droits politiques. D'ailleurs
n'oublions pas que nous avons affaire ici à des Gaulois. Notre in-
scription se lira donc sans difficulté :
Caius Julius, Caii Magni fiîius, Caii Eporedirigis nepos,
Proculus, de sao fecit.
Ce qui veut dire :
Caius Iulius Proculus, fils de Cains Iulius] Magnus, petit-fils de
Caius [Iulius] Eporédirix, a élevé de ses deniers [ce monu-
ment].
Notre Iulius Magnus est certainement la môme personne que
l'auteur du monument votif trouvé à Bourbon-Lancy, dont la dédi-
cace est ainsi conçue, d"après YAutun archéologique :
C. IYLIYS EPOREDIRIGIS F. MAGNUS
PRO . IVLIO . CALENO . FILIO
BORYONI ET DAMONAE
Y .S.
Caius Iulius Eporedirigis filius, Magnus, pro hilio
Caleno filio, Borvoni et Bamonae votum solvit.
Caius Iulius Magnus, fils de [Caius Iulius] Eporédirix s'est acquitté
(1J Orelli. I/iscr. lat. sélect., n° 590.
(2) hl., n* 748.
LES DESCENDANTS d'ÉPORÉDORIX. 117
de son vœu pour [la santé de] son fils Iulius Calénus, à Borvo
et à Damona.
La généalogie des antiques C. Iulius d'Autun, déduile de ces in-
scriptions concordantes, se résume ainsi :
Eporédirix
Magnus
Calénus | Proculus
Les auteurs du livre que j'ai déjà cité plusieurs fois ont cru trou-
ver dans la présence du surnom de Magnus, au milieu d'une famille
gauloise, cliente de César, l'indice d'idées de fusion entre le parti
du conquérant des Gaules et celui du grand Pompée, idées qui,
selon eux, auraient eu pour ardent propagateur Munatius Plancus,
le fondateur de Lyon. Ces sortes de rapprochements, quand ils ne
s'appuient pas sur des faits positifs, ne peuvent qu'égarer. Peut-être
n'en serait-il pas de même du surnom de Calénus, tiré d'une ville
de Campanie, et qu'on serait surpris de voir déjà porté par un
Gaulois, s'il n'y avait pas eu pour le faire adopter quelque cause
déterminante. Parmi les lieutenants de César, à la fin de la guerre
des Gaules, se trouvait un Quintus Calénus. Ce personnage, qui
avait obtenu la prélure dès l'an 60, et qui reparait avec un grand
commandement, dans la guerre civile, sous le nom de Quintus Fusius
Calemis, n'est autre que le collègue de César lui-même au consulat
de l'an 47, celui dont les noms authentiques sont écrits de cette ma-
nière sur le marbre des Fastes capitolins :
Q • FVFIVS • Q • F • Q • N • CALENVS
Quintus Fufius Calénus, fils de Quintus, petit-fils de Caius.
Or il n'est nullement contraire à la vraisemblance de supposer que
ce Calénus a connu Eporédorix pendant la guerre des Gaules, qu'il l'a
protégé après la mort de César, et qu'en souvenir de ses anciennes
relations le fils d'Eporédorix a donné le nom de Calénus à l'un de
ses enfants.
Tacite, Ilist. lib. III, fait connaître qu'il y avait dans l'armée de
Vilellius contre Vespasien un tribun militaire Éduen de nation et
nommé Iulius Calénus; ce pourrait être le fils de notre Magnus; mais
il faut examiner si cette identité est conciliable avec celle du jeune
Eporédorix de César et de V Eporédirix des inscriptions.
118 KEVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Les Commentaires mentionnent un Eporédorix qui avait commandé
les Éduens dans la guerre faite aux Séquanes, avant l'arrivée de
César dans les Gaules, et qui fut fait prisonnier dans le dernier acte
du drame sous Alésia. Ce n'est pas de celui-là que je m'occupe, il
serait trop âgé, c'est du jeune noble, dévoré d'ambition, qui joua un
rôle si équivoque entre César et Vercingétorix. César le qualifie
d'adolescens, ce qui autorise à lui donner de quinze à trente ans
d'âge à l'époque de ces événements, dont la date est de l'an 42 avant
I. C; il serait donc né vers l'an 64 avant I. C, en prenant une
moyenne de vingt-deux ans d'âge. Cet Eporédorix qui, comme la
masse des Éduens, montra plus de désir de commander au reste de
la nation que de véritable patriotisme, n'eut pas de peine à faire sa
paix avec César, et naturellement il entra dans sa clientèle en prenant
son nom de famille.
D'un autre côté, l'année 69 de I. C, qui est celle de la chute de
Vitellius, nous conduit approximativement à l'époque delà naissance
du tribun Iulius Calénus. Si l'on considère, en effet, la marche lente
de l'avancement parmi les officiers de l'armée romaine, qui avaient à
passer par plus de cinquante classes de centurions avant d'atteindre
le grade de primipilaire, et ne parvenaient que bien rarement au
grade de tribun, réservé en grande partie aux familles sénatoriales.
on comprendra que le tribun Iulius Calénus ne pouvait guère avoir
moins de quarante-neuf ans, ce qui ferait remonter sa naissance à
l'an 20 après I. C.
De l'an 20 après I. C. à l'an 64 avant I. C, époque présumée de la
naissance d'Eporédorix, il y a quatre-vingt-quatre années, compre-
nant l'âge de Magnus à la naissance de Calénus, plus l'âge d'Eporé-
dorix à la naissance de Magnus. Ces quatre-vingt-quatre années,
réparties également sur nos deux personnages, font à chacun qua-
rante-deux ans : évidemment, il n'y a rien dans ce résultat qui sorte
des limites de la vraisemblance.
En résumé, la belle inscription d'Autun et l'inscription latine de
Bourbon-Lancy, que nous avons analysées, sont des témoignages
authentiques qui rappellent et unissent l'un à l'autre deux person-
nages des premiers temps de notre histoire, et, comme tels, ils mé-
ritent au plus haut degré d'être soigneusement conservés dans des
dépôts publics.
Le général Creuly.
SUR LES
PAPYRUS HIÉRATIQUES
Deuxième article (I
NOTE PRÉLIMINAIRE DU TRADUCTEUR
La lettre dont M. Goodwin communique aujourd'hui aux lecteurs de la
Revue l'analyse raisonnée est intéressante à plusieurs titres. De l'ancienne
Egypte, les monuments nous rappellent surtout les splendeurs des rois,
les succès de leurs armes et les pompes sacerdotales. Ici, le tableau des
misères du travailleur nous montre que le moderne fellah n'a pas trop à
regretter le régime des temps pharaoniques. En lisant ce tableau, on
comprend qu'une invcsligation superficielle ait pu induire en erreur les
partisans des rapprochemenls bibliques. Ils ont cru 'y découvrir un souve-
nir presque contemporain des plaies dont l'Egypte fut frappée lors de
l'Exode des Juifs. Celte illusion a été de courte durée, mais elle a eu du
retentissement et nous a donné la mesure du danger des solutions préma-
turées; la méthode sévère de M. Goodwin indique la voie qu'il faut suivre
pour arriver à des résultats vraiment sérieux.
F. Chabas.
Chalon-sur-Saône, 25 février 186-1.
La première lettre dont je me propose d'essayer l'analyse est la
cinquième dans la collection du scribe Pentaour; elle débute à la
ligne 11 de la cinquième page du papyrus Sajlier I. Comparative-
ment, elle n'offre pas de grandes difficultés au traducteur, et nous
avons d'ailleurs l'avantage d'en trouver, au papyrus Anastasi V,
(1) Voir le premier article, Rev. archéol., nouvelle série, lre année, p. 223.
120 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
p. 15, un duplicata bien plus nettement écrit, offrant environ une
cinquantaine de variantes orthographiques plus ou moins impor-
tantes.
Nous y lisons d'abord la mention des noms des scribes entre les-
quels s'échange la correspondance :
V, 11. HAR SAU - SKHAI (1) AMENEMAN EN HAT-PATI
Le chef des gardiens des écritures Ameneman, du trésor
EN AA-PATI-ANKH-UTA-SNEB, TAT EN SKHAI PENTAUR.
du Roi (2) dit au scribe Pentaour.
Je laisserai de côté tout ce qui peut être considéré comme évident
ou suffisamment connu des égyptologues, et limiterai mes commen-
taires aux seuls points de difficulté. Dans la phrase qui précède, un
seul mot semble exiger quelques explications; c'est le composé
sau-skhai, en hiéroglyphes ^J^J^_, ]pf| J* ^. Le signe
initial marqué C. 14 au catalogue des types de l'imprimerie impé-
riale a pour variante sur les monuments la figure Sy [B. 81]. Il
faut se garder de confondre ces deux signes avec Yf [C. 15] et v J
[B. 82]. Ces derniers ont en effet un son et un emploi différents.
Pour^j et Jl|, j'adopte le sons ou sa, d'après le groupe
V* 2} (3) où se rencontre cet élément phonétique. Cette va-
riante, d'après les observations de M. Edwin Smith, est fréquente
dans les Rituels. Dans une variante des basses époques, l's initial du
nom de la ville de Sni (Esnè) est exprimé par le même hiéro-
glyphe (4).
Y| est presque toujours précédé des lettres I , ari, qui en
représentent sans doute la valeur phonétique. Il y a lieu de remar-
(1) M. Goodwin transcrit par kh l'aspiration forte que les égyptologues français
représentent par h' ou ch. (Note du traducteur.)
(2) Le roi est ici indiqué par le long titre : la double grande maison, la vie saine
et forte. M. Goodwin supprime cette bizarre phraséologie, comme je l'ai fait dans
mon Mém. sur l'inscr. d'Ibsamboul. Reu. arch., 1859, p. 578. [Note du traducteur.)
(3) Sharpe, Eg. inscr. Séries I, pi. 79, 8 et pi. 80, 6.
(ù) Lepsius, Koenigsb. Taf. IV, 26.
LES PAPYRUS HIÉRATIQUES. 121
quer toutefois que dans l'hiératique ces différents signes sont abso-
lument de la même forme et ne peuvent être distingués que par
leurs compléments phonétiques.
Confondu avec ari, le mot sau a été traduit garder, conserver,
et rapproché du copte &-pE.S> , custos. Ce sens convient réellement
dans certaines phrases, et en particulier dans celle qui m'occupe ; mais
il est inapplicable dans beaucoup d'autres. Ainsi, par exemple, dans
le portrait du militaire courbé sous sa charge : ne tesu en ati-f sau,
les jointures de son échine sont sau (1), le sens probable est brisé,
rompu, et ce même sens convient encore bien à la phrase : sau-k ati
en pen kheta (2), tu romps le dos de ce Kheta. Au Rituel revient à
plusieurs reprises l'expression : sau sbau (3), que je traduirais
briser, écraser les rebelles.
L'acceplion éviter ou défendre semble admissible dans des phrases
telles que celles-ci : sau-tu er par en banra em karh em hru pen,
il est défendu (ou il faut éviter) de sortir la nuit, ce jour-là (4) et
sau-tu ur-ur, cela doit être évité rigoureusement, ou bien cela est
très- défendu (5).
L'un des meilleurs exemples de l'acception garder, observer, se
trouve dans le traité de Ramsès II avec les Khétas, où on lit la dispo-
sition suivante : « Ce sont les paroles de la tablette d'or du pays de
Kheta et de l'Egypte; celui qui ne les observera pas
et celui qui les observera (6). C'est le mot sau qui exprime ici
l'idée observer. On rencontre dans un autre texte la mention d'une
jolie jeune fille gardant [sau] les vignes (7).
D'autres textes semblent faire penser que le mot étudié possède
encore des significations différentes (8); mais dans celui qui nous
(1) Pap. Anast. IV, |>L 9, 1. 10. — Le duplicata qui se trouve pap. Anast. III, pi. V,
lig. 11, substitue au mot sau le groupe T %k I m , khabu, qui signifie
courber.
(2) Pap. Sallier III, pi. 8, 4 et pi. 9, 9.
(3) Todtb., eu. xvii, 45; ch. xvm, 8, etc.
(4) Pap. Sallier IV, pi. il, 6.
(5) Todtb., ch. cxliv, 32.
(6) Denkm., III, 146, 30.
(7) Pap. Anast. I, pi. 25, 4.
(8) Cette multiplicité d'acceptions pour un môme mot n'est nullement particulière
à la langue égyptienne; il en est de même pour beaucoup de mots dans toutes les
langues anciennes et modernes. Le mot sau, discuté par M. Goodwin, se rencontre
122 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
occupe nous devons nous en lenir au sens gardien. Ameneman étail
probablement le conservateur des écritures relatives aux richesses
introduites dans le trésor royal, te custos rotulorum, comme nous
disons aujourd'hui. Je passe à la phrase suivante :
Pl.VI, lig. 1. AR-ENTI AR ENTU NEK SKHAUI PEN EN TAT.
// est apporté à toi cette lettre de discours,
HiNA TAT
Communication.
Tel est le préambule de toutes les lettres d'Ameneman dans la col-
lection de Pentaour; il en est de même pour celles d'Amenemapdans
le recueil de Panbesa. Le dernier mot hna-tat, composé de hna, cum,
et de tat, loqui, litt. colloquium, n'est pas lié à ce qui précède,
puisque dans plusieurs cas on trouve cette expression hna tôt em-
ployée seule au commencement des lettres. Je citerai notamment
pour exemple le duplicata de la lettre même que j'analyse.
A l'exemple de mes devanciers, j'avais d'abord pensé que ar enti
était une formule d'entrée en matière comme vu que, considérant que,
mais la comparaison d'un grand nombre de textes m'a fait recon-
naître que presque partout ces deux mots sont pris en sens affirmatif
et signifient littéralement est quod. Dans notre papyrus, l'expression
entière est ar enti ar entu, est quod est allatum; mais au papyrus
Anastasi III, le second ar est constamment omis : ar enti entu, est
quod allatum.
La substance de la missive ne commence qu'après le mot commu-
nication. Tout ce qui précède constitue le préambule commun à
toutes les lettres du même genre.
Pl.VI, lig. 1. AR ENTI TAT -TU NA EN KHAA-K SKHAUI
// est dit à moi que tu abandonnes les lettres,
SHAMA-TU-K EM ARU TA-K HAR-K RAKU EM
tu t'éloignes de l'éloquence, tu donnes la face (aux) travaux de
sous un assez grand nombre de formes orthographiques et avec différents détermi-
natifs, notamment le signe du pasteur ou berger (qui lui sert souvent d'initiale), le
papyrus roulé, le bras armé, le couteau, l'homme invoquant. Le caprice des scribes
a confondu ces formes diverses, qui correspondaient dans l'origine à des acceptions
spéciales. Il faut remarquer toutefois que le sens éviter, se garder de, défendre, em-
pêcher, est connexe de l'idée garder, conserver, réserver. (Note du traducteur.)
LES PAPYRUS HIÉRATIQUES. 123
SAN KHAA-K HA - K NETERTAT.
la campagne, tu laisses derrière toi les divines paroles.
La signification de T jk , khaa, abandonner, est bien éta-
blie; il nie semble toutefois que le sens radical de ce mot est quelque
chose de plus général et de plus vague, comme par exemple mouvoir
ou détourner : de là se détourner d'une chose, l'abandonner.
Au papyrus d'Orbiney, l'acception jeter semble résulter de phrases
telles que jeter aux chiens, jeter à la rivière, jeter sur le sol, et enfin
dans le plan des mines d'or nous trouvons la phrase : Chemin qui
mène (khaa) ou tourne vers la mer (1). Au surplus, le copte J^2> ou
,2£CLÎ, ponere, mittere, relinquere, paraît être le dérivé de khaa, et
peut rendre compte de la plupart des acceptions du mot antique (2).
A la phrase suivante, le mot khaa revient avec le complément
uT i^ >® "^^ ha-k, ton occiput, et l'on pourrait lire, tu tournes
ton occiput (tu tournes le dos) aux divines paroles.
Le mot TtïîT^W •=%K'n)- shama, se rencontre seulement dans
des formules semblables à celle du papyrus Sallier I (3). Je l'ai com-
paré au copte OjE*J*JO, alienus, faute d'autre moyen d'investiga-
tion; ce mot a pour complément indirect Vs? I %k 4^yV ABU>
groupe déterminé par l'hiéroglyphe de l'homme s'étirant les mem-
bres (4) et par celui de la parole. Il s'agit évidemment de quelque
acte habituel des scribes; d'après l'énergie des déterminalifs, je suis
tenté d'y voir la prédication, la récitation, la pratique de l'élo-
quence. Dans notre passage, le scribe est accusé d'en détacher son
esprit; ailleurs un autre scribe est engagé à y donner son atten-
(1) Lepsius, Ausw. Taf. XXII.
(2) Il n'y a que des nuances entre les diverses acceptions du mot khaa, dont le véri-
table sens fondamental est laisser, abandonner, rejeter; on dit très-bien . laisser aux
chiens, abandonner à l'eau, laisser par terre, et d'un chemin qu'il quitte, qu'il cesse
au point où il mène. {Note du traducteur.)
(3) Anast. V, 6, 1 ; 15, 6 ; Anast. IV, 11, 8.
(4) A sprawling human figure.
124 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
tion (1). Le copte nous fournit &OttL\,narratio, etavec le "T causatif
^-&0**ttT, recitare (2).
Pour la valeur phonétique de 1 1 1 qui représente une prairie
ou un jardin, leségyplologues ne sont pas d'accord. Je l'ai rencontré
comme variante de , sen, dans un titre du dieu Num, seigneur
de Seni (3). La syllabe san ou sen est probablement le son de cet
hiéroglyphe.
I *JSi , neter-tat, dans l'inscription de Rosette, dési-
gne l'écriture hiéroglyphique; le groupe signifie à la lettre paroles
divines, et l'on peut le comparer à notre expression saintes Écritures
et même au terme général théologie; l'étude de la science sacrée
constituait en effet l'attribution la plus élevée du scribe.
Dans un autre papyrus (4) les phrases que nous venons de tra-
duire forment aussi le commencement d'une lettre dont la fin est
détruite. Il en reste assez toutefois pour montrer qu'il s'agissait d'une
autre exhortation sur le même texte.
PI. VI, lig. 2. AST BU SKHA NEK PA KANAU
Vois ! n'as - tu pas considéré la condition
HANUTI KHEFT S-MERU SHEMU AU TITI TA HEF-OU
du cultivateur : avant de ramasser la moisson, emporte le ver
MA EX NA UTI AU AMD PA TEBU NA KETKHU.
partie dit, blé mangent les bêtes le reste.
f %k GjS, skha, peindre, dessiner, décrire, figurer. La phrase
est interrogative : N'as-tu pas dépeint à toi-même? ne t'es-tu pas
figuré ?
(1) Litt. son cœur; Anast. V, 6, 2.
(2) Dans son premier travail M. Goodwin avait rendu ce passage : tu t'adonnes
aux plaisirs. Ce sens pourrait convenir au groupe abc, dont les déterminatifs sont
celui de la danse ou des exercices du corps et celui des passions et de la parole.
+ J3)
, ab, vouloir, désirer, aimer, est du reste très-connu, shaua est tout à fait
incertain. (Note du traducteur.)
(3J Lepsius, Koenigsb. IV, 26.
{h) Anast. V, 6, 1.
LES PAPYRUS HIÉRATIQUES. 125
De 1 V ' , kenau, je ne connais aucun autre exemple,
mais le duplicata du papyrus Anastasi V nous offre ici le groupe
très-connu a %k 1 1 , kaa, qui signifie portrait, image, ressem-
blance.
Pour *î[ % <W*. — ■ :J},hanuti, le sens culture, cultivateur, ré-
sulte évidemment du contexte, et la branche de fleurs employée comme
signe initial avec la valeur han (1) est peut-être une allusion aux
produits de la culture. On trouve «ÎT , han , avec la valeur
3X
champ ou domaine (2). L'oiseau noir à crête dressée n'est pas phoné-
tique; il entre dans la composition d'un grand nombre de groupes
et notamment dans plusieurs termes d'agriculture, mais il est im-
possible d'en déterminer le rôle.
kheft, avant, devant, est suivi de deux délerminatifs : la corne
d'Oryx et la face humaine, le premier abusivement employé à
cause du rapprochement phonétique du mot kheft, ennemi; le se-
cond est le déterminatif de l'idée en face, devant, avant. Dans le
texte Anastasi, les deux déterminatifs sont supprimés.
Je regarde comme douteuse la lecture smeru pour le groupe
; cependant j'incline à penser que la corde enroulée ^=>
est m et que nous avons ici la racine A*p, lier, précédée de s cau-
satif, et le sens littéral faire lier (les gerbes), c'est-à-dire faire la
moisson (3).
J« M. %Vw, hf-ou, correspond à £0^, <J0&-> serpent,
et à J>£-q, 2-q, mouche; ^fciiCm, vipère, et £2JBlO'*Eï, fre-
lon, dérivent aussi du même radical et ressemblent à des formes plu-
(1) Bunsen's, Egypt. phonetics, H, 12.
(2) Anast. VI, 12, 4.
(3) Des variantes nombreuses montrent que l'enroulement a la valeur syllabique
rer, dans le mot *=* , entourer, circuler; mais le signe hiératique que M. Goodwin
transcrit sous cette forme peut correspondre à un autre signe hiéroglyphique, par
exemple à * j qui a souvent n pour complément. {Note du traducteur.)
126 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
reilles (1). Il s'agit dans le passage étudié de quelque espèce de ver
ou d*insecte nuisible à l'agriculture.
/ i. ma, a toujours été traduit par ctfté, à cdfé, et ce sens est rendu
évident par des formules telles que nu côté droit, au côté gauche (2).
Les exigences du contexte m'ont porléà y reconnaître la valeur part,
portion, que cependant je n'ai pas encore constatée dans d'autres pas-
sages (3).
Le copte TEÊKH paraît nous avoir conservé l'égyptien -=»- J
% , tebu, bétail. Un trouve cependant ce groupe avec le dé-
JT 1 1 1
terminatif de l'hippopotame, et il est possible que cet a;iimal fut
ainsi nommé par éminence, comme en hébreu behemoth, l'hippopo-
tame, de BEHEMAH,/WCMS.
11 n'est pas impossible toutefois qu'il ne s'agisse ici de l'hippopo-
tame lui-même. On sait que cet amphibie causait de grands ravages
dans les cultures sur les bords du Nil. Bien qu'on n'en rencontre plus
que bien avant dans le Sud, il est certain qu'on en a vu pénétrer
jusqu'à la Basse-Egypte (i).
Dans © *** , ketkhu, la première syllabe est le copte KE
alias, et le mot correspond à KE^tULVjnn, alii. Le sens autres, le
reste, est certain. Au papyrus Lee (5), ce mot est antithétique à ta da,
l'un, et à | — I %^ 3^-|, nehau, quelques, un peu. Dans le
conte des deux frères, il est dit que l'épouse coupable a raconté à
son mari les faits em ketkhu, autrement, d'une manière différente.
PI. VI, lig. 3. AU NA PENNU ASHU EM TA SAN AU PA
Les rats nombreux dans le champ la
(1) Zoëga, Cat. Note 52.
(2) Todtb., 145, 3; 153, 9.
(3) L'idée part est à la fois connexe aux idées partie et côté. Cette nuance devait
exister également en égyptien, ma sert aussi de particule séparative, de, ex, from, et
l'on pourrait lire : le ver prend sur le blé. (Note du traducteur.)
{h) Abdallatif, Hist. Egypt., cap. 2.
(5) Sharpe, 2d séries, p. 87, 5.
LES PAPYRUS HIÉRATIQUES. 127
SANHEMU HAÏ AU N'A AAUI AMU NA TUTU
sauterelle descend les bêtes à cornes mangent les moineaux
ATAI.
volent.
Le mot w^ ^Bw W^i sanhemu, sauterelles, n'avait pas
encore élésignalé. Ou le trouve dansle grand ouvrage (JeChampollion,
avec le délerrainatif de l'insecte lui-même (I); littéralement, ce nom
signifie le fih du pillage (2;. On le retrouve un peu mutilé en copte.
Dans l'un des sermons de Shenoute, l'écrivain parle d'un petit ani-
mal nommé C&«ttE£ qu'il décrit comme une chose ailée qui saute,
et Zoëga nous apprend que le scribe a dessiné en marge quelque chose
de semblable à une sauterelle. C'est évidemment l'égyptien saneham,
privé de son m final. Il est singulier que les lexicographes aient
omis d'en donner la signification (3).
Au Rituel et dans le livre nommé shaï en sin-sin, est mentionnée
la ville de Sanhemu, dont le nom est dans certaines variantes déter-
miné par trois sauterelles (4). Peut-être l'hébreu C'À^, sâlham,
qui nomme une espèce de sauterelle, a-t-il été emprunté à l'égyptien;
*7 et > s'échangent quelquefois (5).
I %k T / , aaui, bêtes à cornes, gros bétail. Il en est question
dans l'une des lettres de notre papyrus : « Les bêtes à cornes (aaui)
de mon seigneur qui sont aux champs sont en bon état, ses taureaux
qui sont aux étables sont en bon état (6). » Ici aaui forme parallélisme
avec ka, taureau. Le sens bétail est également démontré par le pa-
pyrus d'Orbiney.
V
I , tutu, est le copte TAT , passer. Le texte
(1) Champollion, Man., pi. XIII.
(2) Bunsen nedonnequc hidernièie syllabe hm. Ideog., N° 353.
(3) Peyron, qui se réfère au passage cité par Zoëga, donne olearius comme valeur
{II) Ce renseignement est dû à M. Edwin Smith, qui a recueilli un grand nombre
de variantes du Rituel.
(5) Gesenius, Lex.,k ^.
(6) Sallier I, pi. U. 7.
128 REVUE ARCHEOLOGIQUE.
Anastasi a la forme & \ J^,, tut, variante qui fournit une
nouvelle preuve de la valeur t pour le petit oiseau voletant.
PI. VI, lig. 4. UKANU ER PA HANUTI TA SEPI ENTI PA
Néglige le cultivateur le reste qui (est dans) le
NEKHT-TA TAN SU NA ATAUI PA AAKASU EN MEN AKU PA HETAR
champ, foulent lui les voleurs; la pioche de fer s'use, le cheval
MER HA HA SKAU.
meurt à tirer la charrue.
Aux différents passages (1) où je rencontre le mot ^L s^k
s ss ~\^ , ukanu, le sens paresse, négligence, paraît convenir. Les
scribes sont invités à s'en abstenir; ce serait la racine du copte
DEHttE, piger, remissus. Ce sens, dans tous les cas, convient par-
faitement à notre texte.
^—^^^ , nakht-ta a pour variante ^^ V D'a-
© m J\: VI © m. J\ I
près l'analyse des passages où il se trouve (2), et qu'il serait trop long
de discuter ici, je conclus que ce mot désigne une terre sur laquelle
le blé a été moissonné. Comparez OJE^T, secare, et ojmc, ager.
Vient ensuite qu'on trouve soit la forme pleine s V
II. i^) (3). La lecture tan est tout à fait hypothétique, le
signe hH-H étant de rare occurrence (4). Si cette lecture était bonne,
le copte TEîtNO, conterere, fournirait un sens satisfaisant pour
notre phrase. Je l'adopterai provisoirement.
Hl ik ] % *]*, aakasu, qui est ici déterminé parle signe
(1) Sallier I, pi. 5, 6; Anast. V, pi. 23, 5.
(2) Sallier 1, pi. 4, 12; ibid., pi. 17 et 19, revers.
(3) Sallier II, pi. 7, 2; ibid., pi. 5, 1 ; Anast. VI, pi. 2, 11. Ces différents passages
jettent peu de jour sur le sens du mot.
(4) Bunsen, Ideog., N° 61Zj, donne la valeur tata-nn.
LES PAPYRUS HIÉRATIQUES. 129
des animaux ou des substances animales, se rencontre ailleurs (I) avec
le paquet noué, déterminatif des noms d'étoffes. Cependant la suite du
texte indique que cet objet est d'une espèce de métal, le bronze ou
le fer. Le texte Anastasi y substitue le mot paakau, déterminé par
l'hiéroglyphe de ce même métal, une lame dressée. Le copte &KEC
ascia, cuspis ferrea, signifiant aussi ciuctura feminalia, nous offre
une excellente explication du mot égyptien qui possédait sans doute
les mêmes emplois. C'est du moins ce qui semble résulter de l'usage
des divers déterminatifs que nous venons de citer et que les scribes
de nos papyrus ont confondus. Laissant de côté l'acception qui fait
de ce mot une annexe de l'habillement, nous ne pouvons nous em-
pêcher de reconnaître, dans I'akasu de métal, cet instrument utile
qui porte le même nom dans presque toutes les langues : gr. à£ivr),
lat. ascia, allem. axt, fr. hache, angl. axe.
Quant au nom du métal lui-même, je l'ai trouvé en remplacement
du mol men ou menkh (2). Il se prononçait probablement ainsi, et
nous en retrouvons peut-être la trace dans le copte ftEtf-XUE
ferrum.
^k a Tk ^-*-, aku, se rencontre assez souvent dans les textes
avec la valeur s'user, s' affaiblir, péricliter, périr; il est conservé dans le
copte "T-&-KO, corrumpere, interficere, périr e. Dans notre phrase le
sens s'user, se détruire, convient bien.
0 ^k "jk v — i , hu, possède des acceptions variées. Radicalement,
il exprime une action d'impulsion comme les mots coptes ^S ^XO'*
et saO'ïX, dans lesquels on trouve les sens jacere, imponere, stre-
pere, percutere, expandere, cœdere, acuere et beaucoup d'autres.
Dans l'égyptien hu je découvre, entre autres valeurs, celles de con-
duire le bétail, moissonner, battre le blé, croître (comme le Nil), etc.
Ici ce mot précède le groupe bien connu qui désigne la charrue, et il
est presque impossible de le rendre autrement que par tirer, traîner.
PL VI, lig. 1. PA SKHAI MENAU (ha) MERI AU-F
Le scribe du port (est) au débarcadère, il
(1) Sallier II, pi. G, 2; pi. 5,8.
(2) Sallier I, pi. 4, 0.
IV. 9
130 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
SMERU SHEMU AU N'A ARI-SRA KER SHARUT NA NAHSI
recueille le tribut; les officiers (sont) avec des bâtons, les nègres
KER RAM AU-SEN AMMA-TU UTI
avec des branches de palmier, ils (crient) soit donné du grain,
M EN OUN HU -SEN EM PURSHU.
non est repousser eux au dehors.
I l^il? , menau. est le copte «-OîVH, portus. Les
détermina tifs conviennent bien au sens de havre pour recevoir des
vaisseaux; du reste, ce mot n'est pas rare dans les textes.
^~-J| , m eri, désigne aussi un endroit rapproché de l'eau.
Dans le conte des deux frères, il esl dit que le chef des laveurs va
au meri et que c'est là qu'il trouve la boucle parfumée apportée par
les eaux du fleuve. Je rapproche ce mot du copte -UpUJ, navale
portus. Là préposition ha, qui manque avant meri, esl exprimée dans
le texte Anastasi.
I M i
C'est à M. Brugsch qu'est due l'identification de ££$ avec
UJWJU- (1). Ce mot signifie à la fois moisson et tribut. Je n'hésite
pas à traduire ici smeru shmu, recueillir le tribut, bien que dans les
phrases précédentes j'aie rendu la même expression par: recueillir la
moisson. On sait qu'un impôt en nature était établi sur l'agricul-
ture; la fonciion du scribe du port consistait sans doute à percevoir
cet impôt, au temps de la moisson, sur les cultivateurs riverains du
Nil. A la rigueur, pour satisfaire aux objections des philologues diffi-
ciles (2), on pourrait lire sans forcer le sens de l'égyptien : Le
scribe du port est au lieu de débarquement, et lui (le fermier) il est
à recueillir la moisson. L'intention serait la même; il s'agirait tou-
jours de rappeler le lourd impôt qui va être exigé du malheureux
cultivateur.
(1) Brugsch, Nouvelles recherches, etc. Berlin, 1856.
(2) Sur une scène de moisson dans laquelle deux sortes d'ouvriers travaillent sépa-
rément, on lit la double légende : Moisson par /es ouvriers du domaine, moisson par
les esclaves royaux. Le pharaon faisait ainsi percevoir l'impôt en nature au moment
de la coupe du blé. Couper le blé, selon l'expression du texte que je cite (Denkm., II,
107), ou recueillir la moisson, selon celle du papyrus, c'était pour le fisc percevoir
l'impôt. La traduction de M. Goodwin est excellente. (Note du traducteur.)
LES PAPYRUS HIÉRATIQUES. 131
Armés de sharut, copte OjkatT fustis, bâton, les I ^
m), ari-sra, sont sans doute des agents chargés d'assister
le collecteur des impôts dans son office et d'administrer la baston-
nade aux récalcitrants. Je ne veux pas discuter à fond le groupe ari,
dont la signification radicale estvoisin, compagnon, copte &.pHO'*
vicinus, Eplf* socius (dans MEft-EpHT)- Dans certains cas c'est
une simple préposition avec, sur, gr. im, Trpo'ç.
Ari-sra est composé d'ARi et du signe -^m- qui représente une
porle et se lit probablement sra (1). Nous pourrions traduire
portier, gardien de porte, mais le passage qui nous occupe montre que
la fonction de I'ahi-sba ne consistait pas uniquement à veiller à la
porte de quelque édifice.
Que peuvent être les nègres portant des branches de palmier ou
des dattes? (Copte &&.S rami palmarum; &EHHE dactylus). Pro-
bablement des nègres errants cherchant du travail au temps de la
moisson et commettant. <ur leur passage des déprédations au préjudice
des cultivateurs. Les papyrus mentionnent le travail du nègre; il
n'est pas douteux que des tribus nègres descendissent la vallée du Nil
pour y gagner quelques salaires.
Le dernier membre de phrase est obscur. Rien n'est plus fréquent
que l'expression amma, amma-tu, dans le sens impératif : donnez,
faites que, utinam, mais dans notre texte la tournure impérative ne
serait possible que si l'on admettait l'oubli du verbe tat, dire; dans
cette hypothèse le sens serait manifeste: ils disent : donnez du Me. Il y a
lieu de remarquer toutefois que le duplicata Anastasi n'exprime pas
non plus le verbe tat (2).
(1) Pap. biérat. Leide l, 348, revers, pi. 2, dernière ligne, on trouve la forme
, qui montre que la lettre initiale est s.
(2) Il me paraît certain qne la phrase est elliptique; la suppression du verbe tat,
dire, est d'occurrence assez fréquente (Voir Inscr. d'Ibsamboul, Revue arch., 1859,
p. 722). L'exemple le plus caractéristique se trouve dans l'Inscription de Kouban
(Prisse, Mon., pi. XXI, lig. 3 et 4), où cette suppression est réitérée trois fois : Les
dieux sont à (dire) notre germe est en lui ; les déesses à (dire) : il est sorti de nous
pour exercer la royauté du soleil ; Ammon à (dire) : moi, je l'ai fait pour installer la
justice à sa place. (Nofp du traducteur.)
132 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
■ H Œ3 x
De ^k i:m purshu, je ne connais une cel
exemple. En copie TRL'pOj signifie extendere, expandere. On peut
dès lors comparer em purshu à *j-6iO/\ extra, foras, littéralement
insolvendo. L'ancien égyptien est bien plus riche que le copte en
formes adverbiales de ce genre.
PI. VI, lig. 6. AU -F SANHU KHAA ER TA SHAT HU-SEN
II est lié envoyé au canal ils poussent (lui)
EM TABUKATAKAI AU TAI-F HEM-T SANHU-TU EM-TA-EF NAI-F KHARTU
avec violence sa femme est liée devant lui ses enfants
MAKHAU.
dépouillés.
S
sanhu, est le copte CU-\K£ ligare, coercere.
Ceite identification n'a pas besoin de nouvelles preuves.
Je conjecture que le cultivateur est forcé de travailler à la répara-
(ion d'un canal ou d'un puits x %£$ "» — ^ shet (copt. ty^TC.
canalis, cyçjUTE puteus). Dans un autre papyrus on menace un
scribe de l'envoyer au travail du ^ 0 »<*~*\ -> — r sheth (1). 11 s'agit
probablement dans l'un et l'autre cas d'un travail dé corvée. Toutefois
je doisavouerquelesens n'est pas certain et que d'après mes premières
explications du mol khaa, on pourrait à la rigueur lire que le culti-
vateur est jeté au shet, c'est-à-dire au canal. La variante du papyrus
Anastasi : ^l 0 \a«^ tahu-tu-f, semble indi-
quer qu'il est immergé, plongé dans l'eau.
L'un et l'autre texte ajoutent que cette action est faite em tabuka-
takai, mot auquel le papyrus Anastasi donne pour déterminatifs
l'homme renversé la tête en bas, les truis lignes de l'eau et le bras
armé; il s'agit certainement d'une action violente. Le copte nous
fournit ^^ua.\KZ->fustigatio, et ^OK^EK, rixa.
\l) Anast. V, p. 22, lig. 5.
LES PAPYRUS HIÉRATIQUES. 133
L'épouse est liée, senhu-tu, et les enfants ^^ î 1k À
makhau; ce groupe est encore un mot nouveau; le déterminatif des
étoffes ou des vêtements nous laisse le choix entre l'idée lier et l'idée
dépouiller, qui conviendraient l'une et l'autre à notre contexte.
On voit que les violences auxquelles le cultivateur est exposé soit
à raison de son impuissance à acquilter l'impôt, soit à la suite des
incursions des nègres, s'étendent à sa femme et à ses enfants; l'ex-
pression exacte de ces violences nous échappe peut-être, mais l'in-
certitude cessera dès qu'on aura rencontré des exemples suffisamment
nombreux des mots que nous lisons ici pour la première fois.
PI. VI, lig. 8. NAÏ-F SAHU-TA EH VA-SEN UAR NENNUI
Ses voisins sont partis au loin s'occupant
NAI-SEN UTI.
de leur blé.
Dans
[l^^k 0 %j==kv , sahu-ta, je trouve CE'*^
conjungere, et TO terra; de là conterranei, contermini. 11 est dit
du teinturier ou du blanchisseur qu'il est voisin (sahu-ta) du cro-
codile (1).
Le sens est que les voisins du cultivateur sont occupés au dehors
à leur propre moisson et ne peuvent lui venir en aide.
PI. VI, lig. 8. APU EM SKAI MENTEF KHERPU BAKU EN
Le travail du scribe il excelle les travaux de
BA NEB [MEN] HESBU-NEF BEKU EM SKHAIU MEN UN TA-F
toute espèce il n'estime pas travail les lettres non est à lui
SHAI AKH REKH-K SU.
taxe. Sache cela.
S' *\) apu, est un mot important el d'emploi très-fréquent.
B ex *4
Au papyrus d'Orbiney, il correspond exactement au copte s>^tt
^S-^&TC. in judicio contendere. On le trouve au papyrus Abbott
avec la valeur excepté, dont l'orthographe ordinaire est plutôt
(1) Sallier II, p. 8, lig. 3.
134 HEVUE ARCHÉOLOGIQUE.
>»/ >*/ (1) \/<=»i (2). Avec le déterminatif de la
s x a x<=> ? s x
marche, il signifie messager, envoyé, ambassadeur, copte oejul-n-
^>Ua&, nuncius. Enfin, dans la phrase qui nous occupe on peut
l'assimiler au copte s><iUèL,res,negotium, ou E5ETT XE& ESOTTE
ars, opus, expressions qui sont radicalement identiques. Ce sens
travail, occupation, convient du reste à une multitude de passages
des papyrus Sallier et Anastasi. Par exemple : J'ai exécuté tous les
travaux (apu) qui m'avaient été imposés (S); j'ai accompli mon tra-
vail (taia em apu) (4) ; taia apu hu ma hapi, nion travail s'accroît
comme le Nil (o). D'après ces deux derniers passages on voit que apu,
sous cette acception, est du genre féminin (6).
M
J kherpu, s'est conservé dans ie copte <^,°Pn,
primus.prœrenire. Ce sens convient bien au passage analysé et s'ap-
plique aussi très-naturellement h une phrase de la stèle de la princesse
de Bakhten : Les chefs apportèrent toutes sortes de dois de la terre
■« Mr" • «-S^ i i *
divine sur leur dos, .= — x g} ua-neb her kherp...
ew, chacun primant, surpassant l'autre (7). Une expression analogue
est encore en usage aujourd'hui.
Au lieu du mot hesbu, le papyrus Anastasi a men hetera.
M.Chabas, qui m'a suggéré plusieurs observations utiles à propos de
(1) Lepsius, Ausw., IX, stèle, 1. 13.
(2) Ibid., XVI, 1. 8.
(3) Anastasi VI, p. 1, 1. 8.
(4) Anast. IV, p. 4,1. 8.
|5) Anast. IV, p. h, I. 10.
(6) V. de Rougé, Etude sur une stèle e'gypt., p. lil. L'éniinent égyptologue a laissé
la question indécise.
(7) L'emploi de la préposition m au génitif, quoique ordinaire en copte, se voit
assez rarement dans l'ancien égyptien, ^^k signifie presque constamment en. date,
à, vers, et, de, ex, from. La phrase est embarrassante. Au pap. Sallier II, pi. 9, 1,
ou lit très-clairement : // n'y a [jus de p>vfessions qui ne soient primées, ap sh'ac,
excepté le scribe, car lui il prime. Après le tableau des misères du laboureur, l'ex-
pression ap sh'au, etc., signifierait selon moi : Autre chose est le scribe, car lui, il
prime toute autre profession. (Note du traducteur.)
LES PAPYRUS HIÉRATIQUES. lo*»
ce passage, pense que les deux mots hesbu et hetera sont fonda-
mentalement identiques. Suivant lui, la négation sien a été omise
par le scribe du texte Sallier, à moins que la phrase ne soit interro-
gative. M. Chabas traduk-ait en conséquence : // n'y a pas de taxe
sur le travail des lettres. 0 0 5 I hesbu, admet en effet le sens
compte, rôle de taxes et 0 I { heterau celui de
tribut, prélèvement, impôt. Toutefois j'ai remarqué que le travail du
scnoe est distingué soigneusement des travaux manuels, et il m'a
semblé que la phrase analysée fait allusion à cette distinction dont
les scribes devaient se montrer jaloux. En définitive, je demeure un
peu incertain du véritable sens du passage.
\M
shaiu, est un mot rare. Je le rencontre seule-
ment dans un passage où il est question de recevoir cinquante ou cent
mesures de métal er shaï en smat (1). Supposant un parallélisme
dans les deux dernières phrases de notre papyrus, M. Chabas admet
le sens redevance, impôt. Cette acception nous fournit une répétition
de l'idée déjà exprimée : il n'y a pas à lui imposer de redevances (au
travail du scribe), et dans la phrase relative à la livraison du métal,
elle permettrait de traduire : pour la redevance des smat, c'est-à-dire
des serfs attachés aux travaux du temple.
I , akh, copte z>oj oen mutins, quantus. Lorsque ce mot
commence la phrase et qu'il est suivi d'un verbe, la phrase a souvent
un sens impératif. Seul il estinterrogatif^wî'^wor? Des passages très-
I O
clairs du papyrus d'Orbiney le démontrent suffisamment. I
If (2), akh tera, signifie quid nunc? <=> i , er
akh, quantus! ad quantum. Il W J (3), ia akh, soit ou
pourquoi.
Rassemblant les fragments que je viens de discuter et modifiant
(1) Anast. III, p. 6, 1. ult,
(2) Sallier III, p. 2; 1. 5.
(3) Anast. IV, p. 9, 1. 4; Sallier l, pi. 4. 1. 1.
136 REVUE ARCHEOLOGIQUE.
légèrement les tournures égyptiennes pour les approprier aux exi-
gences du goût moderne, je reproduis maintenant la lettre d'Ame-
neman en son entier :
« Le chef gardien des archives Ameneman, du trésor du roi, dit
« au scribe Pentaour : On t'apporte cette lettre de discours (pour te
« faire) une communication.
« On m'a dit que tu as abandonné les lettres, que tu es devenu
« étranger à la pratique de l'élocution. que tu donnes ton attention
« aux. travaux des champs, que lu tournes le dos aux divines êcri-
« tures. Considère! ne t'es-tu pas représenté la condition du culli-
« vateur. Avant qu'il ne moissonne, les insectes emportent une
« portion du blé, les animaux mangent ce qui reste; des multitudes
« de rats sont dans les champs, les sauterelles tombent, les bestiaux
« consomment, les moineaux volent. Si le cultivateur néglige ce qui
« reste dans les champs, les voleurs le ravagent; son outil qui est de
« fer s'use; son cheval meurt en tirant la charrue. Le scribe du port
« arrive à la station, il perçoit l'impôt; il y a des agents ayant des
« bâtons, des nègres portant des branches de palmier; ils disent :
« Donne-nous du blé ! et l'on ne peut les repousser. Il est lié, et en-
« voyé au canal ; ils le poussent avec violence ; sa femme est liée en
« sa présence, ses enfants sont dépouillés. Quant à ses voisins, ils
« sont loin et s'occupent de leur propre moisson. L'occupation du
« scribe prime toute autre espèce de travail ; il ne regarde pas les
« lettres comme un travail; il n'y a pas de taxe sur lui. Sache celai »
Cette lettre nous apprend qu'au temps de la dix-neuvième dynastie
les scribes ne formaient pas une classe distincte dont les offices se
transmissent de père en fils. Des individus appartenant aux classes
inférieures avaient la faculté de choisir la carrière des lettres et
alors, comme aujourd'hui, une instruction étendue servait d'achemi-
nement aux emplois de confiance et même aux dignités de l'État. Le
titre de skhai, scribe, correspond exactement à l'anglais clerk et au
français commis. Il suppose la connaissance indispensable de l'écri-
ture, mais il pouvait arriver que la fonction spéciale de certains
scribes n'exigeât pas un travail d'écriture. Les scribes égyptiens
étaient en effet attachés à des offices très-variés, et bien que l'étude
de la langue sacrée soit constamment mentionnée comme l'une de
leurs attributions, nous les voyons employés dans des postes civils
et militaires qui n'ont rien de commun avec la science théologique.
Le copte a conservé le nom du C&Jb K HEE&, scribe maritime.
probablement un pilote ou un capitaine de vaisseau.
LES PAPYRUS HIÉRATIQUES. 137
Je considère comme une circonstance digne de remarque la men-
tion de l'emploi du cheval aux travaux de l'agriculture (1). Aucune
autre nation de l'antiquité n'a, je crois, utilisé cet animal à la
charrue. En Egypte, les chevaux étaient à cette époque très-abon-
dants, et c'est de ce pays que Salomonles importait en Judée. La Ge-
nèse mentionne les chevaux au nombre des animaux que les Égyp-
tiens amenèrent à Joseph pour les échanger contre du grain (2).
Un grand nombre d'ouvriers étrangers venaient se mettre au ser-
vice des Égyptiens, notamment des Nahsi ou nègres. Peut-être trou-
vons-nous un indice de leur emploi au service domestique dans le
copte î\F.S>C-W-H\ de la version sahidique (Gen., ch.xiv,v. 14),
correspondant au grec oïxoYevetç, littéralement les nègres de la mai-
son (3).
C. W. Goodwin.
Traduit par F. Chabas.
(1) Le papyrus d'Orbiney parle aussi du cheval employé à la charrue.
(2) Genèse, ch. xlvii, v. 17.
(3) Il est permis de douter de l'authenticité de ce mot. (V. Taltam, Lex, s. v.). La
version memphitique a *5-EC~|l5EN-.HS, né clans la maison
OBJETS EN BRONZE
DECOUVERTS A NEUVY, PRES ORLEANS
Nous donnons, d'après une communication faite à l'Académie des
inscriptions et belles-lettres par M. Egger, au nom de M. Mantellier,
directeur du musée d'Orléans, la liste complète des objets trouvés
le 27 mai dernier dans une carrière de sable de la commune de
Neuvy, près Orléans. Nous attendrons, pour entrer dans de plus
grands détails sur cette importante découverte, que le rapport de
M. Mantellier ait paru : nous avons pensé que cette liste était, par
elle-même, assez intéressante pour être dès maintenant publiée.
Objets en bronze fondu.
1. Un cheval posé sur un socle ou soubassement, dont la face an-
térieure porte une inscription gravée en creux et conçue en ces
termes :
AVG • RVDIOBO ■ SACRVM
CVRCASSICIATE DSPD
SER • ESVMAGIVS ■ SACROVIB ■ SER10MAGLIVS ■ SEVERVS
F C
Le cheval marche au pas. Sa hauteur est de 0m,65 au garrot; il n'a
d'autre harnachement qu'une bride formée de chaînettes ou de la-
nières en bronze ou cuivre battu qui se détache (plusieurs parties de
celte bride manquent); la crinière est mobile et peut l'enlever; le
soubassement portait huit anneaux, quatre aux angles et quatre dans
OBJETS DÉCOUVERTS k NEl'YY. 139
les parties intermédiaires; ces huit anneaux mobiles sont aujourd'hui
détachés, mais onreconnaîttrès-bien la place qu'ils occupaient sur le
socle.
2. Cerf. Hauteur 0m, 17; la queue manque, les oreilles sont cassées;
le bois est mobile.
3. Taureau. Longueur 0m,07.
4. Femme debout, nue, cheveux retenus derrière la tète. Figu-
rine. Hauteur 0m,08.
5. Homme debout, nu, imberbe; tient une boule ou un fruit dans
la main droite. Hauteur 0m,088.
6. Guerrier debout, imberbe, costume barbare ; dans la main droite
il tenait un objet qui manque; pied droit cassé, manque. Figurine.
Hauteur 0m,103.
7. Femme debout, nue; cheveux pendants sur les épaules, les bras
dans l'attitude de la supplication. Figurine. Hauteur 0m,103.
8. Homme debout, nu, imberbe; la main gauche appuyée sur la
cuisse gauche. Figurine. Hauteur 0ra,116.
9. Femme debout, nue, cheveux pendants sur les épaules, le bras
gauche ramassé derrière la tête. Figurine. Hauteur 0m, 139.
10. Homme debout, nu, barbe en collier; dans chaque main il
tenait un objet qui manque; sur la cuisse droite, un mot marqué en
relief à l'aide d'une estampille, mais visible seulement à la loupe,
SOLVTO. Figurine. Hauteur 0m,2.
11. Jupiter debout, barbu, drapé, les pieds chaussés de sandales.
Figurine. Hauteur 0ra, 135.
12. Homme debout, imberbe, vêtu d'une tunique fendue sur la
poitrine, tête et jambes nues; dans chaque main il tenait un objet
qui manque. Hauteur?
13. Hercule enfant, debout, nu, la main gauche posée sur sa
massue; dans la main droite trois fruits; il est adossé à un poteau
carré du sommet duquel partent deux branches ou guirlandes de
lierre qui viennent se rattacher au socle formant terrasse sur lequel
pose la statue qu'elles encadrent. Hauteur de la figurine 0m,145; du
monument 0m, 218. Ce petit monument parait détaché d'un ensemble
plus considérable dont il faisait partie.
140 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Objets en bronze ou cuivre frappé et repoussé.
14. 29 fragments d'un sanglier dont la grosseur pouvait être
1/3 nature; trop mutilés pour qu'il soit possible de recomposer
J'animai.
15. Sanglier; débris dessoudés; les jambes de devant manquent.
Hauteur présumée 0m,220.
16. Autre sanglier; débris dessoudés. Hauteur présumée 0m,22o.
17. Animal à pied fourchu; la tête manque. Hauteur 0m.22o.
18. Poisson plat et large; débris. Longueur présumée 0m,2.
19. Trompette (tuba) en plusieurs pièces qui s'ajustent et s'em-
boîtent; l'embouchure en bronze coulé; le pavillon en grande partie
brisé. Longueur lm,44, grosseur d'une flûte.
20. Trois vases en forme d'écuelle, dont deux pourvus d'un manche
plat. Profondeur de 0m,0o2 à 0m,0o8.
21. Palmette. Longueur 0m,2o.
22. Fragments divers. Débris de couronnes, de feuillages et d'ob-
jets indéterminés.
23. Fragment paraissant provenir de la bride d'un cheval; incru-
station d une plaque circulaire en argent poli de la dimension d'une
pièce de cinquante centimes.
Nous faisons des vœux pour que tous ces objets ne soient pas
dispersés et deviennent la propriété du musée d'Orléans.
EPEE ROMAINE
(fouilles d'alise-sainte-reine.)
Nous donnons aujourd'hui à nos lecteurs le dessin (quart de gran-
deur) de l'épée romaine trouvée, dans le courant du mois dernier,
au fond d'une des tranchées ouvertes dans la plaine des Laumes par
les soins de la Commission de la carte des Gaules.
Le plan des fouilles, que nous faisons préparer pour la Revue,
contiendra l'indication précise du point où cette épée a été décou-
verte. Qu'il nous suffise de dire aujourd'hui que la tranchée au fond
de laquelle les ouvriers ont trouvé enfoui ce précieux spécimen des
armes romaines, fait évidemment partie de la ligne de contrevallation
qui entourait la place, et dont des traces ont été déjà reconnues
dans toute l'étendue de la plaine qui s'élend enlre les deux rivières
(l'Oze et l'Ozerain).
L'épée (Voir la planche, lig. 2) est en fer, et encore dans son four-
reau en fer également ; la soie de la poignée, brisée par un coup de
pioche, est en trois morceaux. La lame est intacte, mais trop adhé-
rente au fourreau pour qu'on ait osé l'en détacher.
Nous n'avons pas besoin de faire remarquer à quel point elle dif-
fère des épées gauloises dont nous avons donné le dessin dans notre
dernière planche. Non-seulement elle est en fer au lieu d'être en
bronze, mais elle a une dimension et une forme qui, indépendam-
ment du métal, la caractérisent parfaitement. La lame est droite et a
0m,59 de longueur, c'est-à-dire exactement deux pieds romains. Celle
de nos deux épées gauloises dont la lame n'était pas brisée avait
seulement 0m,45, et comme on l'a vu n'était pas droite. La confusion
entre ces armes est impossible. Ajoutons que la poignée de l'une est
très-courte, tandis que la poignée de l'autre devait être beaucoup
plus large.
Pour rendre les différences plus sensibles, nous avons fait graver
142 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
sur notre planche, d'un côté deux épées en bronze (type gaulois,
fig. 3, 4), faisant partie du musée de Mayence et trouvées dans des
tombeaux gaulois sur les bords du Rhin; de l'autre, une épée ro-
maine en fer (fig. I) du même musée, portant encore trace de son
fourreau à la partie supérieure et provenant des fouilles d'une
construction romaine (V. le Musée de Mayence, par M. Lindenschmit,
lre livraison, planche V. N°2). On verra qu'il y a identité de type
entre les deux épées gauloises d'Alise et les deux épées des tombes
transrhénanes. Quant à l'épée romaine de Mayence, elle est égale-
ment la reproduction de l'épée en fer d'Alise, si ce n'est que la lame
en estun peu plus longue, puisqu'elle a 0m,67 au lieu de 0m,59. Il faut
dire que la dimension des épées gauloises n'est pas non plus tout à
fait la même. Celles de Mayence ont 0m,47, celle d'Alise n'a que 0, 45:
mais comme la pointe de l'épée en bronze élait sujette à se briser ou à
s'émousser et devait souvent être refaite, ce qui raccourcissait d'au-
tant la lame, il est possible que les trois épées de bronze aient été
primitivement de même grandeur.
Ce que nous tenons surtout à constater, c'est que l'on trouve à
Alise des épées de type très-distinct, dont l'un (qui se rapproche
beaucoup du type grec) se retrouve, comme nous l'avons dit, à la fois
en Suisse, en France, en Belgique, en Danemark, en Suède et en
Irlande, et toujours reproduit en bronze; faute de meilleure appel-
lation nous le désignons sous le nom de type gaulois; l'autre, beau-
coup plus rare jusqu'ici et appartenant à des épées de fer, ne s'est
guère rencontré que là où les Romains ont laissé des traces évidentes
de leur passage : nous ne craignons pas de dire avec M. Linden-
schmit que c'est l'épée romaine (1). La Revue, dans la série d'articles
qu'elle commence aujourd'hui sur les musées et collections archéo-
logiques, reviendra au reste sur cette intéressante question.
(1) Il ne faut pas confondre ces épées avec les épées gauloises de l'âge de fer, épées
très-longues et arrondies a l'extrémité, dont les fouilles de Tiefenau, publiées par
M. de Bonstalen, nous offrent un très-bel échantillon, et qui d'ailleurs sont extrême-
ment rares jusqu'ici.
BULLETIN MENSUEL
DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS
MOIS DE JUILLET.
M. de Lasteyrie, à propos de la nouvelle découverte de couronnes des
rois visigoths, découverte dont nous avons rendu compte le mois dernier,
communique à l'Académie un dessin récemment fait par lui d'une cou-
ronne votive en bronze qui se trouve dans la belle collection de M. Mayer,
à Liverpool, et qui n'est ; as sans rapport avec les couronnes espagnoles,
puisqu'elle avait évidemment une destination analogue.
La couronne du musée Mayer, en simple bronze, sans trace de dorure
et suspendue à quatre chaînes de même métal, porte une inscription dé-
coupée à jour ainsi conçue :
HERCVLANYS BOTVM SOLDIT A-f-w ET.
Point de doute, par conséquent, relativement à son usage et guère plus
touchant son origine. Le nom, la forme de l'inscription sont parfaitement
romains. Cependant, le caractère des lettres, et particulièrement la forme
losangée de l'A, semble indiquer qu'elle ne remonte pas plus haut que le
cinquième siècle. Les dernières lettres présentent seules quelque difficulté.
L'w pourrait au premier aspect être unW à panse arrondie, si ce dernier
caractère n'appartenait à une toute autre époque. De même une fracture
accidentelle survenue à la bordure en cet endroit peut jeter quelque doute
sur l'existence de la croix. Cependant M. de Lasteyrie ne doute pas qu'il
ne faille lire A + w. Quant aux deux lettres restantes, il les place plutôt
en têle de l'inscription, mais n'a pu jusqu'ici en trouver une interpréta-
tion suffisante. Enfin, comme détail assez singulier et sans analogue
connu, il signale quelques petits appendices plais en forme de crête qui
semblent avoir dû être fixés primitivement au pourtour de la couronne,
sans que rien, pourtant, indique qu'ils fussent destinés à recevoir aucun
luminaire. En résumé, M. de Lasteyrie signale la couronne de Liverpool
comme un point de comparaison à ne point négliger dans un travail d'en-
semble sur les monuments de ce genre.
M. Egger succède à M. de Lastevrie et donne communication d'une note
envoyée par M. Mantellier, conservateur du musée d'Orléans, concernant
144 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
la découverte d'objets antiques trouvés à Neuvy (Loiret). Voir dans le pré-
sent numéro, pag. 138, la liste des objets trouvés.
Divers rapports sur les ouvrages envoyés au concours de cette année sont
lus par les présidents des commissions. L'Académie vote sur les prix pro-
posés. Les résultats de ces votes seront donnés au public dans la séance
annuelle fixée au 9 août prochain, et dont nous parlerons dans notre pro-
chain compte rendu. Quant à présent, il ne nous reste plus de place que
pour l'intéressant rapport de M. Renan, rapport que M. Maury, conformé-
ment au désir de S. M. l'empereur, est venu lire devant l'Académie.
A. B.
RAPPORT A L'EMPEREUR
Sire,
L'entreprise scientifique dont Votre Majesté m'a confié la direction a été conti-
nuée, pendant les trois mois qui viennent de s'écouler, avec beaucoup d'activité.
J'ai rendu compte à Votre Majesté de nos travaux de Gébeil, qui ont rempli les mois
de décembre et de janvier. Déjà, à cette époque, j'avais fait commencer les travaux
de Saïda, que j'ai trouvés en pleine production, quand j'ai pu les joindre (premiers
jours de février). Laissant bientôt la direction de ces travaux à mon excellent et pré-
cieux collaborateur, le docteur Gaillardot, j'ai presque immédiatement commencé les
fouilles de Sour. Enfin, grâce aux facilités sans égales que m'a fournies le concours
de l'armée et de la marine, j'ai pu, dans les premiers jours d'avril, ouvrir les fouilles
de Tortose.
Ainsi nos recherches se sont toujours continuées sur deux ou trois points à la fois,
et chacune de nos quatre campagnes a eu au moins deux mois de travail (1). II a
fallu la complaisance inépuisable de M. le général de Beaufort, le concours zélé de
M. de Boisguéhenneuc, commandant du Colbert, le dévouement de tous mes colla-
borateurs et l'intelligence rare de MM. les officiers et les soldats associés à nos tra-
vaux, pour qu'un plan aussi compliqué ait pu s'exécuter. Certes, il y aurait eu des
avantages à ne faire qu'une campagne à la fois et à donner successivement à cha-
cune d'elles la somme de nos efforts communs; mais dès qu'il m'a été démontré que,
à partir du mois de juin, les fouilles dans le sol deviendraient impossibles; dès que
j'ai pu croire que, passé cette époque, le concours de l'armée, qui a été la condition
essentielle de nos travaux, pourrait me manquer, je n'ai plus eu de choix. Il fallait
ou renoncer à quelque partie de mon plan, ce qui eût été une faute capitale dans
une entreprise qui, si elle peut avoir quelque mérite, doit avoir avant tout celui de
fournir des données comparatives, ou m'arrêter au système des travaux simultanés.
Je puis dire que l'adoption de ce système ne m'a laissé d'autre regret que celui
d'être obligé de partager mon activité entre des séries de travaux également pleines
d'attrait, dont une seule eût suffi pour m'attacher et m'occuper tout entier.
Les fouilles de Saida et de Sour peuvent, à l'heure présente, être considérées
comme terminées. Bien que je me réserve, en effet, de reprendre plus tard le dé-
fi) J'ajouterai que, par une initiative pleine de courtoisie, M., le capitaine de Lubriat, d'ac-
cord avec ses officiers et ses soldats, a voulu continuer à Gébeil, après mon départ, les fouilles
que nous avions faites ensemble. Cette continuation de la campagne de Gébeil a produit de bons
résultats, entre autres la découverte d'un curieux bas-relief égyptien.
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 145
blaiement de la grande nécropole de Saïda (le seul travail pour lequel le concours
de l'armée ne soit pas absolument indispensable); bien qu'aux environs de Sour j'aie
été forcé, par des circonstances indépendantes de ma volonté, d'abréger quelques
recherches, ces deux points ont tenu dans nos travaux la place proportionnelle qui
leur appartenait, et le genre de résultats qu'il est permis d'en attendre paraît bieu
déterminé. Je puis donc rendre compte à Votre Majesté de ce que ces deux métro-
poles nous ont révélé de nouveau sur la religion, les mœurs et les arts de l'antique
Phénicie.
I.
Saïda se présente à l'explorateur dans des conditions toutes particulières. Un seul
point attire d'abord l'attention et la captive si exclusivement qu'on se fait scrupule
de dérober pour d'autres recherches quelques-uns des instants qu'on peut y consa-
crer. Comme Sour, Saïda n'a conservé au-dessus du sol presque aucune trace de
son passé phénicien. La ville actuelle rappelle à chaque pas les croisés. Il suffit de
parcourir les jardins et surtout les collines voisines de Hélolié et de Bramié, pour
s'apercevoir que l'on foule le sol d'une ville brillante à l'époque romaine et byzan-
tine. Quant à la vieille Sidon, mère de Chanaan, si l'on excepte quelques blocs gi-
gantesques formant l'extrémité de l'ancien port, on en cherche en vain les vestiges.
Mais, par une compensation que Tyr n'a pas encore offerte, une vraie Sidon souter-
raine a été découverte il y a quelques années. Une plaine située à l'est de la ville
s'est trouvée receler une des plus précieuses nécropoles que nous ait laissées l'anti-
quité. Plusieurs fois remuée par les chercheurs de trésors, la caverne connue sous
le nom de Mughâret Abloun (caverne d'Apollon), située au centre de cette plaine, et
qui en forme en quelque sorte le point culminant, donna en 1855 à la science le sar-
cophage d'Eschmunazar. Une immense attente fut excitée par cette découverte.
On crut tenir le centre d'une nécropole royale ; il paraissait souverainement in-
vraisemblable que le premier grand sarcophage phénicien que l'on découvrit pût
être l'unique de son espèce, le seul qui portât une inscription. Des fouilles multi-
pliées furent entreprises autour de la caverne; elles ont produit des résultats très-
importants. Mais le sarcophage d'Eschmunazar n'en demeura pas moins un morceau
unique. Aucune inscription ne vint réaliser les espérances que les esprits les plus
timides s'étaient crus autorisés à former.
Naturellement, c'est vers la nécropole, objet constant de la préoccupation de l'Eu-
rope savante, que se dirigèrent tous nos efforts. Les fouilles précédemment entre-
prises dans les environs immédiats de Mughâret Abloun étaient suffisantes pour
inviter des chercheurs qui eussent été guidés par une vaine ostentation, ou qui
comptaient trouver dans la vente des objets découverts une rémunération de leur
travail, à porter plus loin leurs excavations. Mais j'ai pensé que les travaux dont la
spéculation privée ne peut se charger, parce qu'ils n'ont d'autre but que de mettre
en repos la conscience des philologues, étaient ceux qui nous regardaient le plus
spécialement.
Il importait de pouvoir dire d'une manière positive si les espérances que quelques
personnes conservent encore sur cet endroit fameux doivent être définitivement
abandonnées. Un déblaiement complet, poussé jusqu'au roc, pouvait seul fournir
la réponse à une telle question. Ce travail ingrat, puisqu'il portait sur des terres
déflorées, nous l'avons accompli avec un scrupule qui, en toute autre circonstance,
eût pu paraître exagéré. 11 nous permet d'affirmer que jusqu'à une distance de
iv 10
146 REVUE ARCHÉOLOGIQUF.
60 mètres à peu près de l'endroit où fut trouvé le sarcophage d'Eschmunazar, il n'y
a aucune inscription à chercher : ce précieux sarcophage n'a échappé que par hasard
à la destruction qui s'est promenée à l'entour.
Ce résultat négatif, toutefois, ne fut pas le seul qui sortit pour nous de la minu-
tieuse enquête à laquelle nous nous étions livrés. Indépendamment des distributions
intérieures de la nécropole, qui constituent un vrai monument mis à jour par nos
soins et dont nous avons rigoureusement respecté toutes les parties, nous décou-
vrîmes un curieux reste de l'antiquité phénicienne, à l'endroit où il semblait qu'il y
eût le moins de chance d'en trouver, je veux dire dans les terres souvent remuées
qui remplissent l'intérieur de ia caverne d'Apollon (1J. En rapprochant des frag-
ments épars trouvés en cet endroit, nous parvînmes à recomposer des parties essen-
tielles d'un de ces sarcophages à tôte sculptée dont le musée du Louvre po sède déjï
quelques exemplaires.
Mais celui-ci présente des particularités absolument uniques. Au lieu que les sar-
cophages du môme genre n'offrent qu'une gaine surmontée d'une tôte, laquelle se
rattache à la gaîne d'une façon toute conventionnelle, la nôtre aspire à une imita-
tion beaucoup plus complète des formes du corps. Des bras se détachent des deux
côtés de la gaîne; l'une des mains tient un petit vase; une draperie pleine d'élé-
gance, une sorte de chlamyde se dessine sur l'épaule. Faut-il voir dans ces particu-
larités les signes d'un âge moderne? J'hésite fort à tirer une telle conséquence. Le
travail des bras et des mains, celui qu'on peut le mieux apprécier, est trop bizarre,
bien que très-achevé à sa manière, pour être l'ouvrage d'un artiste initié à l'art grec.
Or comment supposer qu'à l'époque grecque ou romaine un sculpteur se fût attaché
pour une pièce aussi considérable aux traditions d'un art abandonné?
Il est très-vrai que l'art phénicien conserva presque jusqu'à l'époque chrétienne
ses motifs favoris. Mais en traitant ces motifs, il adopta pleinement les détails et
la facture du style grec. D'un autre côté, expliquer par de simples maladresses les
singularités dont nous parlons n'e.st guère admissible dans un morceau auquel on a
évidemment voulu donner beaucoup de soin.
Des fouilles conduites sur un seul périmètre, avec le degré d'opiniâtreté que mé-
ritaient les environs de la caverne d'Abloun, n'eussent point offert des chances suf-
fisantes de découverte. Nous avons donc attaqué avec des procédés plus rapides les
surfaces environnantes, et en particulier un point situé à l'est de la grande caverne.
Sans présenter aucune giotte apparente, comme en offre le champ voisin du gîte
d'Eschmunazar, ce point paiait en réalité celui où les caveaux phéniciens ont con-
servé le plus d'intérêt. Le roc y est percé d'une série si continue de caveaux, h s
cloisons qui séparent ces caveaux sont si minces, qu'on, est surpris que les niasses
supérieures ne se soient pas effondrées depuis des siècles, dissimulant à jamais lis
richesses qui y sont contenues. Ces caveaux sont de style fort divers. On peut les
ranger en trois classes : 1° caveaux rectangulaires, s'ouvrant à la surface du sol par
un puits de trois ou quatre mètres de long sur un ou deux mètres de large; au bas
des deux petites faces de ce puits s'ouvrent deux portes, rectangulaires aussi, de la
même largeur que la petite face, donnant entrée à deux chambres, encore rectangu-
laires dans toutes leurs dimensions, où étaient placés les sarcophages.
Ces grottes se distinguent par l'absence de tout ornement. Des entailles prati-
quées des deux côtés du puits permettent d'y descendre, en s'aidant des pieds et des
(1) Lady Esther Stanhope, qui dans les derniers temps s'était laissé séduire aux rêveries des
chercheurs d'or, avait fut faire des fouilles dans le sol de la caverne.
ACADEMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 147
mains (1). Dans un seul cas, nous avons trouvé plusieurs de ces chambres réunies
et formant par leur suite une vraie catacombe; 2° caveaux en voûte, offrant des
niches latérales pour les sarcophages, et, dans le haut, ces soupiraux ronds, creusés
à la tarière, qui nous ont tant préoccupés à Gébeil; 3° caveaux peints, décorés selon
le goût de l'époque romaine, avec des inscriptions grecques.
Souvent, du reste, ces caveaux se sont enchevêtrés les uns dans les autres et ont
empiété l'un sur l'autre. Il est évident que longtemps après que le grand rocher plat
choisi par les Sidoniens pour y tailler leur nécropole eût été criblé de caveaux, on
continua d'y déposer de nouveaux cadavres. C'est ainsi que des fragments d'inscrip-
tions grecques, d'une fort basse époque, ont été trouvés dans les caveaux les plus
anciens. On sait que de tels méfaits étaient très-communs dans l'antiquité. Une des
recommandations les plus fréquentes dans les inscriptions funéraires, celles de l'Asie
Mineure, par exemple, est de ne pas déposer un autre mort dans le caveau. Eschmu-
nazar, dans son inscription, se montre préoccupé de craintes du même genre.
Ce qui frappe en entrant dans tous ces caveaux, c'est le spectacle de la dévastation
dont ils ont été l'objet. Pas un sarcophage qui n'ait été violé ; quand l'enlèvement du
couvercle a été trop difficile, on a pratiqué un trou à l'extrémité, et les objets de l'in-
térieur ont été ramenés sous la main du voleur eu moyen d'un crochet. Souvent les
objets dédaignés par le voleur se retrouvent près du sarcophage-, souvent aussi d'heu-
reuses négligences nous permettent de glaner après lui. Les sarcophages eux-mêmes
n'ont pas été épargnés; car, indépendamment des effractions barbares dont je par-
lais tout à l'heure, la nécropole de Sidon a été durant des siècles une carrière de
marbres précieux. L'empressement avec lequel les marbres qui en sortent de nos
jours sont recherchés par les indigènes, montre sur quelle échelle ce genre de des-
truction a dû s'exercer autrefois.
Nul doute que les caveaux rectangulaires ne soient les plus anciens. C'est là que
l'idée de la sépulture antique apparaît dans toute sa grandeur. Nulle ostentation,
nul souci du passant, unique préoccupation d'honorer le mort comme s'il vivait
encore. Les lignes constamment horizontales et l'absence de toute influence grecque
ou romaine, la simplicité extrême du plan, la grande profondeur de ces excavations,
qui feraient supposer que la couche de terre végétale dont le rocher est maintenant
couvert n'existait pas quand elles furent taillées, le peu de souci des petits détails
et de tout ce qui tient à la commodité, enfin, par-dessus tout, la façon rigoureuse
dont ces sépultures répondent aux images bibliques, sont autant de traits qui éta-
blissent d'une manière décisive la priorité desdits caveaux.
Le puits où l'on descendait le cadavre, et dont la bouche béante semblait toujours
appeler de nouvelles proies, est cette gueule du scheol (os put et) qui avait donné
lieu à l'image si fréquente chez les Hébreux pour signifier la mort : « La bouche du
puits l'a dévoré. » Les caveaux rectangulaires sont pour nous bien décidément les
caveaux phéniciens, antérieurs à Alexandre, ou certainement du moins à la conquête
romaine et au changement total de mœurs que cette conquête amena dans le pays.
Les sarcophages que l'on trouve dans les trois espèces de caveaux dont je parlais
tout à l'heure ne diffèrent pas moins que les caveaux eux-mêmes. Les caveaux cin-
(1) D'autres puits beaucoup plus étroits et dont le fond est rempli d'eau se remarquent encore
dans la nécropole. Ou n'a pu réussir à les dessécher II est remarquable que ces puits n'ofTri'nt
pas les entailles dont nous venons de parler. Nous essayerons, cependant, dans une saison plus
favorable, de vérifier s'ils ne conduisent pas, ainsi qu'on l'a souvent supposé, à des caveaux
encore plus profonds.
148 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
très offrent des sarcophages en terre cuite, ou des cuves ornées de guirlandes à cou-
vercle arrondi, ou simplement de grands trous carrés, creusés dans le sol même de
la grotte, ou des niches latérales. Le caveau peint renferme uniquement des sarco-
phages en forme de cuve, avec couvercle arrondi, ornés de riches sculptures toutes
du même genre. Des têtes de lion ou de panthère, d'un beau style, soutiennent des
guirlandes massives et un peu chargées. Des masques et des guirlandes décorent les
extrémités. Bien que de tels monuments n'aient pas de droits stricts à s'appeler
phéniciens, comme ils sont empreints d'un goût fortement provincial, j'en apporterai
des spécimens. Les caveaux rectangulaires, enfin, offrent, et offrent seuls, un genre
de sarcophages absolument à part (je veux parler de ces grands sarcophages en
marbre, à gaine et à têtes sculptées, qui sont en quelque sorte le produit spécial
de la nécropole de Saïda). Nul doute que tous ces caveaux n'en fussent peuplés au-
trefois; les débris s'en retrouvent de tous les côtés; mais telle est l'avidité avec la-
quelle, à une époque inconnue, ces beaux blocs de marbre ont été exploités, que les
seuls exemplaires qui soient venus jusqu'à nous sont ceux qui, cachés dans des angles
ou dans des caveaux détournés, ont échappé à l'attention des spoliateurs.
Ces distractions ont été heureusement assez nombreuses dans le champ que nous
avons fouillé. Six nouveaux sarcophages, en effet, et les fragments d'un septième
(sans parler de celui de la caverne d'Apollon), ont été le fruit de nos recherches.
Joints à ceux que possède déjà le musée du Louvre, ils formeront une série lumi-
neuse qui permettra, sans aucun doute, d'établir entre eux une rigoureuse chrono-
logie, et jettera sur l'histoire de l'art phénicien un jour décisif. Des siècles, en effet,
ont dû séparer le plus archaïque de. ces monuments du plus moderne. Le plus
archaïque est, selon moi, une gaine aux formes courtes et aplaties, une vraie momie
de marbre qu'on dirait venue d'Egypte toute taillée.
Le plus moderne est une tète d'homme presque en ronde bosse, où l'influence
grecque est incontestable. Entre ce» deux extrêmes, nos huit tètes offrent une série
non interrompue de transitions. La perfection est pour nous réunie dans une forte
tète d'homme, que nous appelons Hercule de Tyr, tète pleine de grandeur et de
calme, où est évité jusqu'au défaut essentiel d'une telle sculpture, le manque de vie
et d'expression. L'état de conservation des six grands sarcophages qui n'ont pas été
remarqués des spoliateurs est quelque chose de surprenant. Des nombreux débris de
marbre recueillis à l'entour, nous avons réussi à reconstituer le contour d'une tête
qui a dû être martelée à dessein. C'eût été, je crois, la plus frappante, si le hasard
lui avait permis de venir jusqu'à nous. Je rapporterai également une cuve sans cou-
vercle, dont le travail, où l'on a visé à reproduire les nervures extérieures d'une
momie, offre quelque chose de tout à fait particulier.
A quelle époque rapporter au moins les termes extrêmes de cette série de monu-
ments? Écartons d'aboid jusqu'à la pen-ée de l'époque romaine ou des derniers
temps des Séleucides. Des monuments aussi frappants d'originalité ne sauraient
être le fruit d'une époque d'imitation servile des formes grecques. D'ailleurs, les
caveaux où on les trouve sont notoirement plus anciens. Écartons, d'un autre côté,
la supposition d'une trop haute antiquité, même pour les plus archaïques. La Syrie
n'a pas de marbres, du moins de l'espèce de ceux qui nous occupent; or l'emploi des
matériaux importés est ici le signe d'un âge relativement moderne.
Le style de ces monuments amène la même conclusion. L'influence de l'Egypte
est évidente. Leur forme n'a pas sa raison d'être en elle-même; elle ne s'explique
que par l'idée bizarre de donner au couvercle du tombeau l'apparence d'une momie.
C'est l'imitation peu logique de quelque chose d'étranger; c'est un art qui ne s'ex-
plique que par le dehois. Nos saicophages sont à vrai dire les échelons divers d'un
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 1 19
type sépulcral dont le point de départ est la momie égyptienne, et le point d'arrivée
la statue grecque en ronde bosse, couchée sur le tombeau. Ils sont tous postérieurs
au sarcophage d'Eschmunazar, où l'imitation de la momie est bien plus exacte, mais
antérieurs au triomphe définitif de l'art grec en Orient, triomphe qui fut probable-
ment le signal de leur désuétude. Celui de tous que je regarde comme le plus mo-
derne porte des restes de peintures. La tête y a tant de saillie et est tellement d ta-
chée de la gaîne, qu'on n'est plus qu'à un pas de la statue couchée. Dans un autre,
à peu près contemporain, le profil offre quelque chose de l'idéal grec; dans les deux
dont je viens de parler, la jonction de la tète à la gaîne se fait de la manière la plus
maladroite, et les courbes du chevet sont tout à fait de mauvais goût. C'est la déca-
dence du genre. Au lieu de la simple donnée primitive, toute hiératique, on aspire à
une sorte de vraisemblance, on veut faire des tètes vivantes ; on se met en contradic-
tion avec la loi du genre, et l'on tombe dans la gaucherie.
Nos sarcophages sont donc, selon moi, des produits de l'art phénicien à une épo-
que moyenne, c'est-à-dire dans cette longue période qui s'étend de la fin de la domi-
nation assyrienne aux Séleucides. Ce fut pour la Phénicie une époque plus brillante
en un sens que sa période autonome. Maîtres de toute la marine de la Perse, les
Phéniciens arrivèrent alors à un degré de richesse surprenant. Ce fut aussi l'époque
où l'imitation de l'Egypte était le plus en vogue. Un heureux hasard nous ayant fait
découvrir à côté de l'un des sarcophages les restes des toiles qui avaient servi à l'em-
baumement du cadavre, nous avons pu constater que le corps était traité à l'inté-
rieur du sarcophage selon les pratiques égyptiennes. On décidera plus tard s'il ne
faut pas chercher dans les procédés de nos sculptures quelque analogie avec les der-
nières sculptures de Ninive et celles de Persépolis.
Aucun des sarcophages que nous avons découverts ne porte d'inscriptions, et ce-
pendant jamais surfaces ne furent aussi bien préparées pour en recevoir que ces
espaces lisses de la gaîne, où il semble qu'on se soit interdit tout ornement pour
laisser au graveur un champ libre. Il est nécessaire, pour comprendre ce fait sin-
gulier, de se bien rendre compte de la notion du tombeau chez les Phéniciens, de
l'usage auquel ces sarcophages étaient destinés. C'étaient des cercueils de marbre,
non des tombeaux. Personne ne les voyait. Enterrés dans des caves profondes, ils
servaient à honorer 1p mort; mais les inscriptions y eussent été presque inutiles. Si
le sarcophage d'Eschmunazar fait exception, c'est que ce sarcophage, il ne faut pas
l'oublier, n'a pas été trouvé dans un caveau; il était en plein air et pouvait être vu
des passants.
Les sarcophages à têtes sculptées ne sont pas les seuls que l'on trouve dans les
caveaux rectangulaires. On y rencontre d'autres sarcophages, tous semblables ente
eux : ce sont de vastes cuves en beau marbre blanc, avec couvercle triangulaire très-
surbaissé. Ces sarcophages ne portent absolument aucun ornement. J'en prendrai
cependant un exemplaire. Leur taille colossale, le travail excellent du marbre, la
justesse de leurs proportions, leur donnent un véritable caractère de beauté.
Un grand nombre de petits objets usuels ou de parure ont été trouvés dans les
divrrs tombeaux que je viens de décrire. Nous rapportons aussi quelques bonnes
monnaies à légendes phéniciennes, et nous avons acquis au prix du métal un sarco-
phage en plomb d'un joli travail.
Un résultat, enfin, auquel j'attache beaucoup de prix, bien qu'il ne puisse être ap-
précié que de ceux qui voyagent en Orient, c'est le dégagement de. la nécropole elle-
même. Nos déblaiements ont, été opérés de manière à laisser à découvert toutes les
parties de ce curieux travail souterrain. Peu de monuments de l'antiquité ont un
aspect plus frappant et mettront plus directement en contact avec le passé. Votre
150 • REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Majesté ayant voulu que les terrains où se trouvent ces curieux hypogées deviennent
la propriété de la France, il suffira d'un ordre de S. Exe. M. le ministre des affaires
étrangères à la personne chargée de la gérance des autres propriétés françaises à
Saida, pour les empêcher d'être comblés de nouveau, ainsi que cela a lieu toutes les
fois que les déblaiements de ce genre sont faits dans des vues d'exploitation privée.
L'obligation de maintenir une certaine proportion entre les parties diverses de
notre mission, nous fit seule mettre fin aux fouilles de Saïda. Je ne m'y résignai
qu'en songeant combien il me sera facile de les reprendre quand on le jugera con-
venable. Si Votre Majesté l'agrée, on pourra, l'automne prochain, continuer le dé-
blaiement, au moins dans les tertains achetés par la France, où plusieurs points de
grande espérance n'ont pu encore être dégagés. Il sera bon aussi de reprendre un
vaste espace, connu sous le nom de Beyador, où déjà des recherches, mais des re-
cherches insuffisantes, ont été faites autrefois, et pour lequel nous avons pasté des
conventions qui nous donnent pendant un an. le droit de fouille. Enfin des rochers
taillés, situés au sud des terrains qui ont jusqu'ici attiré l'attention, renferment cer-
tainement des grottes sépulcrales qu'il faudra visiter.
II.
Les fouilles de Sour offrent beaucoup plus de de difficultés que celles de Saïda. Je
ne pense pas qu'aucune grande ville ayant joué pendant des siècles un rôle de pre-
mier ordre ait laissé moins de traces que Tyr. Un voyageur qui ne serait pas averti
traverserait, sans contredit, tout l'espace qui s'étend de la Ka^mie à Ras-el-Aïn sans
se douter qu'il foule le sol d'une ville ancienne. Dans l'île même, où le noyau de
l'agglomération tyrienne n'a jamais complètement disparu, tout est l'ouvrage des
croisés ou des Sarrasins.
Des aqueducs, une basilique chrétienne, quelques colonnes hors de leur place,
voilà tout ce qui reste de l'une des métropoles les plus peuplées de l'antiquité. Le
rôle constamment brillant de Tyr, depuis une époque reculée jusqu'à sa destruction
finale en 1291, est sans doute la cause de cette totale disparition. Les descriptions
des historiens des croisa les prouvent qu'au douzième siècle Tyr était purement et
simplement une grande ville à la façon du moyen âge. La terrible destruction qui
suivit le dernier assaut des Sarrasins en fit un monceau de pierres, d'où les localités
plus favorisées, Saïda, Saint-Jean d'Acre, tirèrent des matériaux p)ur leurs bâti-
ments. Le chétif mouvement de renaissance qui s'y fait sentir depuis une centaine
d'années n'a fait qu'effacer encore sous de mesquines constructions le souvenir de la
vieille cité. Pour trouver la ville de Guillaume de Tyr, il faut maintenant tra-
verser un ou deux mètres de décombres, provenant de frêles édifices élevés, il y a
moins d'un siècle, parles beys métualis et par Ibrahim.
Je ne disssimulerai pas le peu d'attraits que Tyr m'offrit d'abord. On vaste espace
situé au sud de l'île, et qui correspond à l'Eurychore (sorte de place Saint-Marc de
l'ancienne Tyr), présentait, il y a un siècle, une masse compacta de ruines. Mais les
fouilles que les gens du pays y ont faites pour chercher des marbres précieux l'ont
totalement appauvri. On hésite à faire des tranchées suivies dans des buttes compo-
sées de matériaux concassés, rebut des tailleurs de pierres de l'émir Beschir, de
Djezzar et d'Abdallah-Pacha.
La vaste plaine située vis-à-vis de Sour renferme sans doute des débris d'un haut
intérêt; mais à part le rocher isolé de Maschouk, il n'existe pas dans cette uniforme
prairie un seul point qui invite plus qu'un autre à entamer le sol. Les dunes de sable
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. loi
qui se sont entassées sur la digue et les parties adjacentes de la côte couvrent sans
doute dps quartiers de l'ancienne ville; mais j'ai bientôt pu me convaincre que les
fouilles extrêmement pénibles que l'on ferait sur ces points ne rendraient que de8
parties de la ville romaine. Ressaisir la Tyr phénicienne à travers ce réseau d'oblité-
rations successives m'apparut comme la tâche de celui qui voudrait retrouver à Mar-
seille la cité primitive des Phocéens.
Autant les fouilles de Tyr paraissaient devoir être ingrates, autant les environs de
cette ville célèbre offraient des endroits pleins de tentations. Depuis des siècles, les
enviions de Tyr sont un véritable désert. Dans un rayon de quatre ou cinq lieues
j'eus bientôt reconnu des endroits excellents, où l'antiquité était encore à nu. Dès
lors, mon plan fut arrêté.
Pour ne pas encourir le reproche d'avoir négligé un point aussi célèbre que Tyr,
je m'imposai un certain nombre d'expériences, en vue surtout d'éclairer les questions
intéressantes de topographie que soulève l'emplacement de l'ancienne ville; mais je
résolus de faire porter mon effort principal sur des points écartés, tels que Raj-el-
Aîn, Burdj-el Hawé, Kabr-Hiram, Oum-cl-Awamid. L'exécution d'un tel plan offrait
de grandes difficultés. Ces points, à l'exception du premier, sont complètement dé-
serts et beaucoup trop éloignés de Sour pour qu'il fût possible d'y mener tous les jours
les travailleurs. Grâce aux dispositions prises par M. le général de Beaufort, grâce à
l'abnégation courageuse de MM. les officiers et en particulier de M. le sous-lieutenant
Brouillet, tous les obstacles ont pu être levés. Des points où les plus hardis voyageurs
n'avaient passé que quelques heures ont été fouillés pendant des semaines, et notre
campagne de Tyr, que je craignais de voir stérile, nous a donné des résultats moins
brillants peut-être, mais en un sens plus importants et certainement plus variés que
ceux de Saïda.
Le premier point que j'essayai d'éclaircir à Sour même fut la question des nécro-
poles de Tyr. Une opinion assez généralement adoptée veut que l'on ne trouve pas de
tombeaux aux environs immédiats de Sour, et c'est pour ce motif que M. de Bertou,
suivi par beaucoup d'autres, a voulu placer la nécropole de Tyr à Adloun. Un exa-
men approfondi de la nécropole d' Adloun eût suffi pour écarter cette hypothèse.
Cette nécropole, en effet (outre qu'elle est située à quatre ou cinq lieues de Tyr),
est presque toute chrétienne. En tout cas, l'argument principal sur lequel on se fonde
pour chercher si loin les tombeaux des Tyriens est bien faible. De tous les côtés,
les sépultures abondent à Tyr et dans ses environs. Il y en avait dans l'île même. Une
tranchée profonde, exécutée dans la partie culminante de l'île, nous a menés à un
véritable entassement de débris et d'objets funéraires. Il y en avait dans la plaine,
près de l'aqueduc. Ayant fait tenter le sol sur la route de Sour à Maschouk, à un
endroit où beaucoup de grosses pierres se laissent entrevoir, j'ai été conduit à une
série de grands et beaux sarcophages, tous de même forme : cuve rectangulaire, à
parois très-épaisses, couvercle prismatique très-massif, à angle supérieur très-aigu ;
aux quatre coins, oreillons très-gros et arrondis ; nul ornement. Cette traînée de
tombes, s'il m'est permis de parler ainsi, s'étend jusqu'aux pentes de Maschouk, qui,
du côté du nord et de l'est, sent couvertes de monuments funéraires.
Il y en a enfin sur toute la chaîne de collines qui limite la plaine de Tyr du côté de
l'est, surtout à l'endroit nommé El-Av)watin. Cet endroit, situé au point- où une
igné tirée par Sour et Maschouk percerait ladite chaîne de collines, offre sur une
surface de près d'un quart de lieue une masse de rochers crayeux, qui est à la lettre
évidée dans tous les sens par des chambres sépulcrales contenant deux et trois ran-
gées de tombeaux. Nous bommes entrés dans plus de vingt chambres de ce genre;
mais le nombre en est infiniment plus considérable. Partout, eu effet, le sol de cette
152 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
région est effondré d'une manière qui accuse avec évidence sous la terre des caveaux
dont la voûte (vu le peu de cohésion de la roche crayeuse] s'est écroulée. Quelques
expériences ont fixé nos idées à cet égard. En somme, El-Awu-atin constitue le plus
bel hypogée peut-être de la Phénicie (1); mais il n'y faut chercher ni inscriptions ni
objets d'art. Le vide absolu de ces tombes, creusées aux parois du rocher, a quelque
chose de surprenant ; d'autres grottes, situées plus au sud, nous ont offert des entrées
semblables à celles des caveaux rectangulaires de Saïda ; mais, à l'intérieur, des
voûtes et la disposition des caveaux modernes. Une belle caverne à trois nefs, connue
sous le nom de Mughàret errouk, que nous avons déblayée, ne me paraît pas non
plus fort ancienne.
La topographie de Tyr nous a fort préoccupés. J'ai admiré la pénétration avec
laquelle M. Movers a débrouillé ce sujet difficile et rectifié, de son cabinet de Breslau,
les vues des témoins oculaires. Sur deux points, cependant, j'ai été amené à m'é-
loigner des opinions de cet éminent critique. Ne pouvant trouver dans l'île actuelle
une place pour toutes les parties de l'ancienne Tyr, et en particulier pour la petite
île, réunie ensuite à la grande, où était situé le temple de Melkarth, les géographes
et les historiens ont généralement admis, depuis le travail de M. de Bertou, que toute
une portion considérable de l'île, dont aurait fait partie le temple de Melkarth, a
disparu dans la mer, par suite de tremblements de terre. C'est là une hypothèse que
nos vérifications, faites avec le concours de M. le commandant du Co/6crr, rendent
mpossiblc à maintenir. L'ile de Tyr n'a jamais été plus grande qu'elle n'est aujour-
d'hui, la côte occidentale offre actuellement le même niveau qu'elle avait dans les
temps anciens; les colonnes. éparses à l'endroit où battent les vagues ne proviennent
pas d'édifices antiques situés à cet endroit, mais bien des tours ruinées de l'enceinte
des croisés. On sait, en effet, que dans toute la Syrie les croisés ont eu l'habitude
d'insérer dans les murs de leurs forteresses les colonnes d'édifices anciens qu'ils trou-
vaient sur le sol. Où donc chercher l'ile de Melkarth'? Il faut la voir, selon moi, dans
le promontoire sud-ouest de l'île actuelle. Ce promontoire ne se relie à l'île princi-
pale que par des terres basses. Le roc est, à cet endroit, au-dessous du niveau de
la mer. Les fouilles que j'ai fait faire sur le promontoire ne m'ont rien révélé d'im-
portant. Mais on conçoit très-bien que, devant les ouvrages que les croisés élevèrent
en cet endroit, tout vestige du temple de Melkarth ait disparu.
Ces recherches diverses nous ont donné quelques sculptures, entre autres une jolie
petite tête égyptienne en terre cuite, trouvée sous une masse de plus de huit mètres
de décombres, un bas-relief semblable à ceux que l'on trouve fréquemment en Afri-
que (génisse broutant une gerbe), et plusieurs inscriptions grecques. Jusqu'ici on ne
possédait aucune inscription de Tyr. Les remblais de la colline de Maschouk nous
ont offert une masse de débris antiques. Il est probable que tout le couronnement
ancien de la colline est là entassé, et que si une baguette magique pouvait rappro-
cher ces lambeaux, le rocher, encore si pittoresque, qui domine la plaine de Tyr,
reprendrait son antique beauté; mais le tout est trop broyé pour qu'on en puisse tirer
quelque induction, et nos recherches, de ce côté, ont été à peu près sans résultat
matériel.
J'ai hâte d'entretenir Votre Majesté des fouilles que nous avons entreprises daus
un rayon plus étendu autour de Tyr. Le célèbre monument connu sous le nom de
tombeau d'Hiram, situé à deux heures de Tyr, et autour duquel on avait cru re-
(1) C'est là sans doute qu'il faut chercher ces {moyîioy; XiOivouç eropov;, mentionnés comme
des monuments hors ville par un des auteurs qu'avait lus Photius. {Bibl., p. lit.)
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. Io3
marquer les traces d'une nécropole, nous attira d'abord. Nous reconnûmes bientôt
que les décris qui entourent le grand tombeau, et parmi lesquels ou trouve en effet
les restes de deux ou trois autres beaux sarcophages, n'étaient pas ceux d'une né-
cropole, mais bien d'une ville ou d'un village. Nos fouilles mirent à jour des mai-
sons, ou plutôt des fermes, avec un outillage complet d'exploitation agricole (auges,
pressoirs, meules, etc.). Les nombreuses ruines de villages qu'on trouve dans la
régi ;n de Sour, et en général dans toute la Phénicie, nous avaient offert le même
mélange.
Partout les tombeaux s'étaient montrés à nous dans le voisinage immédiat de
puits, de citernes, de pressoirs. Il faut se rappeler qu'heureusement pour la bonne
entente de l'art, le cimetière, avec sa banalité obligée, n'existait pas dans la bonue
antiquité, que les tombeaux y étaient adossés aux maisons, mêlés à toute la vie. L'u-
sage de se faire enterrer à la campagne parait avoir été très-fréquent dans la région
de Tyr. Les ruines de villages anciens, dont j'aurai bientôt occasion de parler à
Votre Majesté, et dont l'aspect est le même que celui de Kabr-Hiram, renferment de
magnifiques sépultures qui, probablement, n'étaient pas celles de paysans. Le pré-
tendu tombeau d'Hiram lui-même, dont l'aspect est pourtant si monumental, paraît
avoir été adossé, jusqu'à une partie de sa hauteur, à une ferme, du côté du nord.
Les pieires du tombeau de ce côté sont absolument brutes. Nos fouilles ont mis à
jour, de ce même côté, des travaux singuliers, un escalier oblique se rattachant aux
fondations mêmes du mausolée et au moins aussi ancien que lui, lequel conduit à un
grand caveau voûté, très-élevé, revêtu de cailloutage, n'offrant ni uti caractère sé-
pulcral, ni un caractère religieux. J'avoue que ce singulier appendice, et aussi tout
l'aspect des champs voisins, où rien ne rappelle la haute antiquité, m'ont inspiré
bien des doutes sur l'âge du prétendu tombeau d'Hiram, et ces doutes ont été forti-
fiés quand j'ai trouvé dans la région d'Yarôn et d'Aïn-Ibl des tombeaux de l'époque
romaine construits dans un style aussi massif et aussi colossal.
Une découverte inattendue vint bientôt confirmer mes conjectures sur le genre
d'importance que la localité qui nous occupait avait eu dans l'antiquité. En déga-
geant quelques débris de peu d'apparence situés à 200 mètres environ du tombeau,
du côté de Sour, nous fûmes conduits à une mosaïque placée à 30 ou 40 centimètres
seulement au-dessous du sol. Complètement dégagée, la mosaïque se trouva mesurer
14 mètres 32 centimètres de long sur 10 mètres 42 centimètres de largeur. C'était le
pavé miraculeusement conservé d'une petite église byzantine, dont le plan se lisait
clairement sur le sol. Une inscription nous apprit bientôt que l'église fut consacrée à
saint Christophe, l'an 701, sous le chorévèque Georges et le diacre Cyrus, au nom des
fermiers, des laboureurs et des fruitiers de l'endroit. L'ère employée dans l'inscription
est sans doute l'ère d'Antioche, très-usitée en Syrie ; la date serait donc 652 ou 653
de notre ère. L'inscription établit, dans tous les cas, que jusqu'à l'islamisme la loca-
lité nommée maintenant Kabr-lliram était une banlieue de Tyr riche en exploita-
tions agricoles, et devenue probablement une propriété de l'église. Comment, dix ou
douze ans après la victoire des premiers conquérants arabes, les chrétiens avaient-ils
assez de richesses et de tranquillité d'esprit pour exécuter un tel ouvrage? C'est ce
dont on a lieu d'être surpris. Sans doute la mosaïque était achevée ou à peu près
avant la conquête, et l'année 652 marque seulement la date de la consécration. Il
semble du reste que ce précieux pavé n'a guère été foulé. Sa belle conservation fe-
rait supposer que l'église fut détruite très-peu de temps après son achèvement. Nous
fûmes confondus en le trouvant par moments à peine recouvert de 20 centimètres de
terre végétale; des figuiers, dont les racines avaient pris dans cette mince couche
un développement tout horizontal, l'avaient préservé de la charrue.
154 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
Votre Majesté a voulu que ce beau monument de l'art byzantin fût transporté à
Paris, et un mosaïste de Rome travaille en ce moment à son enlèvement. La mosaïque
de Kabr-Hiram mérite tous ces soins par la beauté de son dessin, la merveilleuse
richesse de ses couleurs, la délicatesse infinie de son plan et les charmants détails
qu'elle renferme. Si l'exécution est restée parfois un peu au-dessous des intentions
du dessinateur, on le regrette à peine, tant l'ensemb'e séduit et tant les sujets inté-
ressent. Elle offre, comme l'église elle-même, trois travées. Celle du milieu, un peu
plus courte que les deux autres, comprend l'inscription, qui était placée au pied de
l'autel, une rosace, et faisant face à la porte, un riche enroulement de 31 médaillons,
divisés et reliés entre eux par des rinceaux ornés de feuillages et de fleurs, qui s'é-
chappent de vases situés aux quatre coins. Ces médaillons représentent des sujets de
fantaisie (combats d'animaux, scènes rustiques, jeux d'enfants, représentations em-
pruntées à la symbolique du Physiologus). L^s deux travées latérales se composent
de 74 médaillons représentant les douze mois, les quatre saisons, les quatre vents, et
une série d'animaux et de fruits. Les espaces entre les piliers sont occupés par huit
cadres représentant des animaux qui se poursuivent l'un l'autre; ce sont les parties
lus plus achevées. Les autres parties vides sont remplies par des fleurons ou par des
coupes. Toutes les parties de l'ouvrage sont reliées par des torsades d'un goût
exquis.
Kabr-Hiram, tout en nous donnait des résultats d'un grand intérêt, avait été sté-
rile pour nos reelier hes d'antiquité phénicienne. Oum-el-Awamid devait nous offrir,
sous ce rapport, d'amples compensations. Le mérite d'avoir signalé l'importance
archéologique d'Oum-el-Awamid appartient à M. de Saulcy. Ce fut sur l'indication
de cet ingénieux voyageur que M. le comte Melchior de Vogué s'y arrêta quelques
heures et recueillit ces notes rapides, mais pleines de justesse, où les seules erreurs
sont celles qu'on ne pouvait éviter qu'en fouillant le sol. Trois points attirent d'a-
bord l'attention à Oum-el-Awamid : 1° une acropole dominant la plaine, et où se dé-
tachent des colonnes d'ordre ionique; 2° une construction égyptienne, située à quel-
ques minutes de, là; 3° un grand nombre de maisons, dont le mode de construction
parut à M. de Vogué rappeler celui des monuments dits cyclopéens. Ces trois points
ont successivement appelé notre attention; c'était par l'acropole qu'il était naturel de
débuter.
Les premiers coups de pioche nous causèrent une véritable déception. Ces ruines,
en apparence les plus intactes de toute la Syrie, étaient loin d'être vierges. Les co-
lonnes, d'un effet si pittoresque, ne posaient pas sur leurs bases; c'étaient des fûts
brisés, enfoncés en terre comme des pieux, ainsi que cela a lieu dans les plus misé-
rables khans de la Syrie. La grande colonne, qui a l'air d'être complète, porte un
chapiteau qui n'est pas le sien, et si elle est sur sa base, ce qui est douteux, elle y a
été sûrement remise. Toutes les constructions de l'acropole portaient la trace des
désordres les plus profonds; à peine un plan s'y laissait-il entrevoir.
Il devint bientôt évident pour nous qu'après la destruction de la ville ancienne
située en ce lieu, des barbares ou des pauvres g^ns, à une époque inconnue, s'étaient
blottis dans ces ruines et s'étaient construit, avec les débris épars autour d'eux, de
misérables abris. Heureusement ces remaniements n'étaient pas allés jusqu'à altérer
le caractères des matériaux primitifs. Les membres des vieilles construc: ions se re-
trouvaient dans les combinaisons artificielles où on les avait fait entrer, et bientôt
nous eûmes entre les mains les éléments de plusieurs édifices doriques et ioniques qui
avaient recouvert l'acropole, et qui appartenaient certainement non à l'époque ro-
maine, comme l'avait supposé M. de Vogué, mais bien à l'époque grecque la plus
pure. Les chapiteaux ioniens le disputaient par leur finesse à ceux des petits tem-
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 155
pies de l'acropole d'Athènes (1). En tout cas il nous parut difficile que postérieure-
ment à Alexandre ou aux premiers Séleucides, on eût pu élever des édifices d'un style
aussi pur. Plusieurs fragments de sculpture grecque vinrent nous confirmer dans la
même idée. Tous ces ouvrages sont en pierre du pays. C'est à l'époque romaine que
l'usage des colonnes de marbre et de granit, que Ton faisait venir d'Egypte et de
Grèce, répandit sur tous le? monuments de la Syrie un vernis fatigant de monotonie
et de banalité.
La construction égyptienne dessinée par M. de Vogué fut ensuite par nous soigneu-
sement étudiée. Quelques erreurs, que ce consciencieux explorateur eût évitées s'il
eût eu une pince à sa disposition pour retourner les pierres, nous furent révélées:
le couronnement de sa porte égyptienne doit être supprimé; la clef du linteau n'est
pas celle qu'il a cru; le globe central est ailé. Maiss^s vues fondamentales restèrent
après notre enquête pleines de vérité. Nul doute qu'il y ait eu à l'endroit qu'il a le
premier signalé à l'attention des savants une série de constructions dans le siyle
égyptien. Tous les détails de sculpture trouvés à l'entour sont dans ce style. Seule,
une belle pierre carrée, à palmettes, porte des ornements analogues à ceux des mo-
numents de l'acropole : elle faisait probablement partie de quelque ameublement
intérieur. Bien que le génie iconoclaste de la Syrie se soit exercé ici avec une fureur
particulière, et que toutes les têtes par exemple aient été scrupuleusement martelées,
j'ai rapporté ces divers fragments figurés. Une ou deux têtes, malgré les ravages
qu'elles ont soufferts, ont encore toute leur physionomie; quelques-unes de ces clefs
qui couronnent invariablement toutes les portes monumentales de l'ancienne Phé-
nicie, et qui représentent le globe ailé de l'Egypte flanqué de deux aspics, offrent
un caractère singulièrement archaïque. Plusieurs sphinx, enfin, assez bien conservés,
nous donnent sans doute la forme particulière que ces animaux fantastiques avaient
prise en Phénicie, et qu'on désignait sous le nom de chérub. Un de ces sphinx pré-
sente sur la poitrine un système d'ornements tout à fait original.
Quant aux maisons que M. de Vogué regarde tomme des constructions cyclo-
péennes et d'une haute antiquité, il nous a été impossible d'y voir autre chose que
des constructions grossières d'une époque peut-être assez moderne, ouvrage des mi-
sérables populations qui se sont installées dans les débris de la ville antique. Des
constructions du même genre, en effet, se sont rencontrées dans l'acropole, bâties sur
un sol exhaussé et composé de décombres, au seuil même ou entre les colonnes des
vieux édifices. Circonstance plus décisive encore, ces masures sont composées le plus
souvent des débris d'édifices anciens employés à contre-sens. C'est en démolissant, les
murs prétendus cyclopéens que nous avons trouvé quelques-uns de nos morceaux les
plus délicats; c'est enfin dans les fondements de ces chétives constructions que nous
avons trouvé les trois pierres auxquelles, dans notre butin d'Oum-el-Avvamid, j'at-
tache le plus de prix, je veux dire trois inscriptions phéniciennes, qui apporteront,
je n'en doute pas, aux dscussions des philologues européens un élément plein d'in-
térêt.
Une de ces inscriptions est parfaitement conservée. C'est un vœu d'un certain Ab-
délim, fils de Mathan, fils d'Abdélim, fils de Baalschamor ou dieu Baal-Schemesch
(Baal-Soleil). Une, autre est un vœu d'un certain Abdeschmoun à Astarté. Cette der-
nière était inscrite sur un cube de pierre, entaillé d'un coté, objet que l'on rencontre
(1) L'idée inverse, à savoir que les Grecs auraient emprunté à la Phénicie ces ornements déli-
cats, ne nous a pas arrêtés. C'est avec les marbres de la Grèce, en effet, que de telles furmes
sont en harmonie; elles sont ici en contradiction avec la nature grossière des matériaux et portent
e caractère de pures imitations
150 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
très-fréquemment ici aux environs des temples, et qui servait probablement à con-
tenir les objets offerts à la divinité. La troisième se lit sur le bord d'un objet ellip-
tique, évidé et divisé dans la partie concave par des rayons partant d'un même foyer.
J'y vois un cadran solaire. Mutilée des deux bouts, cette inscription, quoique très-
lisible, ne donnera jamais lieu, je le crains, qu'à des conjectures. Nos trois inscrip-
tions sont écrites d'une façon fort régulière ; on les croirait d'une même main ; mais
le caractère en est trop maigre pour une écriture lapidaire. Cette ténuité extrême,
qui rend les textes de ce genre fort difficiles à reconnaître, est sans doute une
des causes de la rareté des inscriptions phéniciennes. Beaucoup doivent passer ina-
perçues.
En somme, Oum-el-A\vamid est, de toute la région de Byblos, de Sidon et de Tyr,
le point où l'antiquité phénicienne est le mieux conservée. Son nom antique est resté
jusqu'à la fin un mystère pour nous. Je suis parfois tenté de croire qu'elle n'en avait
d'autre que celui même de Tyr, dont elle pouvait être considérée comme une ban-
lieue. Un individu dont nous avons trouvé l'épitaphe s'appelle A€orf/.'.[j.o; Tuptoç. Le
nom insignifiant d'Oum-el-Awainid (la Mère des colonnes) n'a pas fait disparaître
tout à fait un nom plus ancien Medinet-el-Touran, où je suis porté à voir une tra-
duction de ttoXiç Tupuov. En tout cas, l'histoire de la ville est écrite dans ses ruines
d'une manière assez claire.
Si l'on excepte deux socles énormes, placés l'un à l'entrée, l'autre à la partie cul-
minante de la ville (des autels en plein air, je pense), et offrant sur leur face deux
figures de lion grossièrement sculptées, qu'on peut regarder comme d'une haute anti-
quité, la construction égyptienne du centre de la ville est pour nous le plus vieux
monument d'Oum-el-Awamid. Elle y est le témoin d'une époque où les Tyriensi
comme tous les peuples de la Phénicie, adoptèrent le style et les symboles égyptiens.
L'Egypte, en effet, exerça dans ces pays, vers l'époque de la domination persane,
une influence intellectuelle et religieuse analogue à celle que la Grèce devait exercer
plus tard. Le style égyptien fut partout à la mode, et préluda à la fortune plus
universelle encore à laquelle le style grec devait parvenir. Vers le temps d'Alexandre,
la ville renouvela les monuments de son acropole dans le goût qui commençait à
prévaloir; mais elle conserva les motifs de l'époque égyptienne; la clef de porte
égyptienne, traitée selon les règles du style grec, resta l'ornement obligé de toutes
les entrées monumentales. Sous les Séleucides, la ville fut renversée, victime sans
doute d'une des guerres civiles si fréquentes à cette époque. On ne peut expliquer
autrement deux circonstances capitales : 1° l'absence totale à Oum-el-Awamid de
monnmpnts de l'époque romaine et de colonnes de marbre ou de granit; 2° l'oubli
total du nom de la ville chez les géographes anciens. A partir de l'époque d'Auguste,
en effet, les géographes mentionnent le nom des moindres bourg;\des de la côte de
Phénicie. Oum-el-Awamid était une ville trop considérable pour que Strabon, par
exemple, l'eût négligée si elle avait existé de son temps.
Avons-nous épuisé Oum-el-Awamid? Je l'ai cru, tant qu'il ne s'est agi que de dé-
blayer les monuments. Je ne pense pas qu'après nous on en découvre d'autres ou
que l'on trouve des parties essentielles de ceux que nous avons déblayés. Ma;s depuis
qu'il nous a été prouvé que les murs de ces maisons en ruine qui couvrent le sol
sur un espace de près d'un kilomètre carré peuvent renfermer des inscriptions phé-
niciennes, une carrière nouvelle de travail s'est présentée devant nous. 11 faudra dé-
molir ces masures et en examiner les matériaux pierre par pierre. L'état de. fatigue
extrême où les hommes se trouvèrent réduits, après vingt-cinq jours de travail dans
un désert exposé à un khamsin presque continu, et la maladie de deux de nos colla-
borateurs nous obligèrent à différer ce travail. Les circonstances survenues depuis
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 157
nous ont ôté l'espérance de le reprendre en cette saison. Mais si Votre Majesté l'agrée,
je placerai Oum-el-Awamid à côté de. Saïda parmi les points où il serait fâcheux de
laissera d'autres la continuation de nos travaux.
Je n'ai pas eu le temps de faire de fouilles à Ras-el-Aïn. Des personnes très-con-
sciencieuses m'açsurent que, lors des grandes plantations exécutées en cet endroit
par les ordres de Reschid-Pacha, on ne trouva pas d'antiquités. Je regrette beaucoup
plus de n'avoir pu fouiller l'endroit appelé Burdj-el-Hawé (Léontopolis? Palœtyr?) à
l'embouchure de la Kasmié. Il y a là une grosse construction, avec une porte dans le
roc, d'un caractère fort antique, qu'il serait bon de dégager, et dans le voisinage, un
sarcophage colossal, d'une moindre antiquité peut-être, mais certainement un des
plus beaux de toute la Phénicie.
III
Selon la règle que je me suis imposée, j'ai fait marcher l'exploration épigraphique
et archéologique du pays parallèlement aux fouilles. Elle n'a pas été, dans la région
de Saïda et de Sour, aussi facile que dans le Liban. Le fanatisme sombre des Mé-
tualis leur inspira contre notre mission toutes sortes d'idées bizarres. La découverte
d'une antiquité au milieu des folles rêveries de cerveaux frappés d'une totale débi-
lité, devenait pour l'objet découvert un véritable danger et nous obligeait à des sur-
veillances très-compliquées. On ne comprend nulle part aussi bien qu'au milieu de
ces populations plongées dans une morne abstraction et enivrés d'une fierté stupide de
ce qui fait leur infériorité, combien l'islamisme est ennemi de toute science, combien
il a attristé et appauvri la vie humaine, combien il ferme irrévocablement l'esprit
d'une race qui s'y livre à toute idée large et élevée. Les bons offices des cluétiens ne
m'ont pas manqué ici plus que dans le Liban ; mais tel est le mur de séparation qui
divise les races en ce malheureux pays, que les villages des Alétualis situés à quelques
pas des leurs étaient pour eux une terre inconnue. Je ne suis donc pas, cette fois,
aussi assuré d'être complet que je l'étais dans les pays où les populations elles-mêmes
venaient m'apporter de riches séries de renseignements et me tracer d'avance le plan
d'itinéraires fructueux.
Il s'en faut, du reste, que les régions de Saïda et de Sour soient aussi riches en in-
scriptions que celles de Gébeil. Les tombeaux y sont en général muets, et les innom-
brables petits temples qui couvrent le Liban n'ont pas ici d'analogues. Dans la région
de Tyr en particulier, les temples sont très-rares. 11 semble que le temple insulaire
de Melkai tli, comme celui de Jérusalem en Palestine, avait un caractère central et
exclusif. Un genre d'antiquités devient ici tout à fait dominant et attire à chaque
pas l'attention, je veux parler des ruines d'établissements d'exploitation agricole,
reconnaissables surtout aux grands pressoirs monolithes, d'un aspect monumental,
dont la campagne est parsemée (1). La Phénicie est le seul pays du monde où l'in-
dustrie ait laissé des restes grandioses. L'outillage industriel, chez nous si fragile, est
ici colossal. Les Phéniciens construisaient un pressoir, une piscine pour l'éternité.
Dans la région de Tyr, ces restes d'une primitive économie rustique se rencontrent
presque sur chaque hauteur, et toujours avec le même caractère : vastes travaux dans
le roc; testes de maisous carrées, bâties sans style en belles pierres mal jointes; noni-
(1) J'ai reconnu que les monuments de Calmoum, entre Tripoli et Datroun, dont j'ai parlé dans
mon premier rapport, appartiennent à la même classe de monuments.
loS REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
bre énormes de citerne, de caves, de cuves d'une grandeur extraordinaire; sarco-
phages de formes imposantes et massives; nulle trace de constructions religieuses;
pas d'inscriptions. La dernière destruction de cette riche industrie remonte sans
doute à la conquête musulmane; mais un tel outillage monolithe et grandiose devait
se transmettre durant des siècles, et l'on peut dire que, si de nos jours le pays sortait
de l'état sauvage où l'a plongé la réaction musulmane qui suivit les croisades, tous
ces vieux ustensiles retrouveraient leur usage, tous ces villages ruinés reprendraient
une partie de la vie qu'ils avaient autrefois.
Les environs immédiats de Saida m'ont donné beaucoup d'inscriptions grecques et
latines, dont quelques-unes d'un véritable intérêt historique. L'étude des belles
grottes peintes de Helalié appartiennent à ceux qui s'occupent de l'histoire et de l'art
classique. Ces jolies peintures cpurent cependant de si grands dangers, au milieu
d'une population inintelligente, qui, depuis quelque temps s'aperçoit de leur prix,
que j'en ferai dessiner quelques-unes, au moins trois charmants médaillons représen
tant le sujet favori des sépultures grecques de Sidon, le mythe de Psyché. Le village
de Rouméli et le vieux château de Saggidelel-Mantara ont des restes fort antiques.
A cela près, la région de Saida ne saurait être comparée sous le rapport de la richesse
archéologique à celle de Sour.
Les inscriptions phéniciennes sont si rares en Phénicie, que ce n'est pas sans une
vive surprise que j'en ai rencontré dans un endroit connu depuis longtemps des voya-
geurs. M. de Bertou, le premier, je crois, a parlé de cette grotte singulière, située un
peu au nord de la Kasmié, dont les murs sont couverts d'emblèmes mystérieux qui
paraissent se rapporter au culte d'As'arté. M. de Bertou remarqua une inscription
grecque pjacée au fond de la grotte; mais je ne pense pas qu'il ait fait attention à
une courte inscription phénicienne placée à côté de l'inscription grecque, et à une
série de petites inscriptions grecques et sémitiques tracées à la pointe dans les écus-
sons qui couvrent lesmurs du côté droit en entrant. Cescuritux grafiti&eroat d'un haut
intérêt pour la paléographie sémitique, et jetteront du jour sur un des côtés les plus
bizarres des mœurs de la Phénicie. J'essayerai de montrer, par les inscriptions, que
la grotte était un temple dédié à Moloch et à Astarté. Cette cave hideuse est le reste
le plus authentique des cultes grossiers qui se mêlaient dans la religion tyrienne à
des éléments beaucoup plus purs.
La nécropole d'Adloun a été visitée par tous les voyageurs. Je dois à la complai-
sance des chefs métualis des environs, dont la c< urtoisie a contrasté avec l'humeur
farouche habituelle à leurs coreligionnaires, quelques indications qui contribueront à
fixer la date de ce curieux ensemble de monuments. Ces cht-fs ayant bien voulu faire
déblayer pour moi quelques caveaux connus des habitants du pays, et ornés de pein-
tures, je me suis trouvé, non sans étonnement, au milieu des symboles de l'âge chré-
tien. Or les caveaux ainsi décorés ont exactement la même forme que les autres
{on sait que la nécropole d'Adloun est remarquable par l'uniformité des caveaux qui
la composent); en sorte qu'il n'y a pas de milieu entre ces deux partis, ou rapporter
l'ensemble de, la nécropole à l'époque chrétienne, ou soutenir que ces peintures ont
été appliquées apiès coup sur des caveaux plus anciennement creusés. Cette seconde
hypothèse est assez peu probable; car il faudrait soutenir aussi que c'est après coup
que l'on a ajouté les croix et les inscriptions grecques qui se voient au-dessus de
l'entrée de plusieurs caveaux. Le cinquième et le sixième siècle furent des siècles
très-florissants pourla Syrie, et de ceux où l'on construisait le plus de travaux dura-
bles. Quatre ou cinq villes (Sarepta, Orniihopolis, ad Nonum, Leoniopolis) se pres-
saient à cet endroit et devaient avoir leur nécropole près de là. De beaux tombeaux
sculptés qu'on me découvrit au pied de la colline de Saksaki me parurent également
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. lo9
postérieurs à notre ère, et ont dû appartenir à la ville de Sarepta. On a détaché ces
sculptures sans que j'en eusse donné l'ordre ; je les rapporterai par conséquent.
Le village de Kana, qu'il ne faut pas confondre avec Cana de Galilée, est le centre
d'une région archéologique d'un grand intérêt. C'est aux environs de ce village qu'on
trou7P les plus belles sépultures tyriennes, souvent comparables pnrleur masse gran-
diose à celle qu'on a décorée du nom d'Hiram. Une de ces sépultures, au village de
Roukley (1), ayant encore été divisée, contrairement à mes intentions, j'en ai pris
des fragments où se trouvent des sculptures d'une exécution singulière, mais qui,
isolées, ne donneront pas une idée de la massive beauté de l'ensemble. Des sculptures
sur un rocher, dans une vallée sauvage, aux environs de Kana, excitent la surprise,
d'un côté par leur étrange grossièreté qui exclut l'idée d'un art sérieux, et de l'autre
par les intentions qu'on y reniai que, lesquelles nn permettent pas d'y voir desimpies
passe-temps de bergi rs oisifs. On trouve des bizarreries semblables à Deîr-Canoum,
près de Ras-el-Aïn. Mais le vrai monument des environs de Kana, c'est le bas-
relief égyptien de YVadi-Aschour. Monro est, je crois, le seul voyageur qui en ait
parlé. A une grande hauteur dans la vallée une petite cella carrée est taillée dans le
roc; le fond de cette cella est tout entier occupé par une sculpture fo; t analogue à
celles de la porte égyptienne d'Oum-el-Awamid, et portant le couronnement ordi-
naire de tous les monuments égypto-phéniciens, le globe ailé. La conservation de ce
monument est quelque chose de surprenant, quand on songn que depuis des sièc'es il
sert de cible aux Métualis, qui, en traversant la vallée, se coient obligés de lui tirer
un coup de fusil. Je tâcherai d'en avoir un plâtre; car c'est peut-être le, monument
où les égyptologues liront le plus clairement, môme en l'absence d'hiéroglyphes, la
cause et le \ rogrès de l'art égyptien en Phénicie.
Un autre cycle d'antiquités s'ouvre au delà des montagnes qui limitent à l'est l'ho-
rizon de Sour, dans la région qui forme la terrasse occidentale du lac Huleh. Les
sarcophages, tout en conservant leurs formes grandioses et massives, deviennent plus
ornés à leur surface extérieure. Les doubles cuves, creusées dans un môme bloc,
avec un couvercle unique, sont assez fréquentes. Un genre nouveau de monuments
commence à se montrer, je veux parler des chambres sépulcrales bâties eu arceaux
au-dessus du sol, selon les règles du style gréco-romain, et non plus taillées dans le
roc. De beaux temples syriens et non plus phéniciens appara ssent çà et là. Au sud,
sur une ligne très-rigoureusement déterminée, de Kasyoun à Kefei-Berim (2), les
temples cessent et les synagogues commencent. Je crois que dans cette curieuse
région peu de points vraiment importants m'ont échappé.
Aïn-Ibladebeau\ caveaux, dont un avec des inscriptions grecques ;Yather, de grands
travaux dans le roc; Yarôn, des ruines où les i estes d'une église se mêlent à ceux
d'un édifice dans le style d'Oum-el-Awamid, et uu tombeau admiré du voyageur
E. Robinson, que les indigènes ont malheureusement fait sauter il y a peu de temps;
Hazour ou Haziré, un caveau à la fois taillé dans le roc et recouvert d'une construc-
tion en voûte, monumeut intéressant, quoiqu'il n'ait pas la haute antiquité que lui
attribue l'éminent voyageur précité. Près d'Aïn-Ibl, enfin, se trouvent deux localités
des plus remarquables, Douair et Schalaboun. Douair, qui rappelle Oum-el-Awamid
par sa grande porte à jambages monolithes, possède une des plus belles sculptures
de la Syrie. C'est un bas-relief représentant Baal-Soleil et la Lune-Asturté, entouré
d'inscriptions grecques. Giàce à l'aide pleine de bienveillance que nous ont pi été les
(1) Elle était déjà 'lu reste très-mutilée.
(2) La carte ■ e M. Van de Yelde est d'une grande exactitude pour ce pays.
160 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
chrétiens du pays, j'ai pu enlever cette énorme pierre, et je la déposerai au musée du
Louvre, où elle sera le monument le plus curieux, je crois, que l'on possède des cultes
syriens. Schalaboun est sans contredit la ville de Schaalabbin de la tribu de Dan (/os.
XIX, 42: Jud. I, 35 ; I Reg. IV, 9), comme quelques Maronites instruits du pays me le
firent remarquer. Elle possède de grosses constructions en pierres colossales et d'ad-
mirables sarcophages sculptés. L'inscription de Douair semble nous révéler l'état
social auquel se rattachent ces curieux monuments. C'est un nommé Selmàn, cheikh
arabe devenu fermier (SaXafJiav^ç o!xov6[M>î •/.).£itô? riYEu-wv}, qui éleva le monument de
Douair. Les armes, demi-romaines, demi-arabes, qu'on voit sur les monuments de
Schalaboun, feraient croire que les aristocrates pour lesquels furent construits ces
superbes tombeaux appartenaient à la même race qui prit, comme on sait, la prépon-
dérance, à l'époque romaine, sur toute la ligne du Jourdain et de l'Anti-Liban.
L'absence d'épitaphes est, il est vrai, un trait spécialement juif ou phénicien; mais
les inscriptions sont aussi, je crois, assez rares sur les tombes des Arabes grécisés de
Palmyre et du Hauran.
A Kadès, la môme civilisation mixte apparaît en des monuments d'une grandeur
extraordinaire. Robinson a cru voir une synagogue dans la grande construction dont
je portail, avec ses jambages monolithes d'une hauteur démesurée, excite encore
l'étonnement. J'en cloute : que signifierait dans une synagogue l'aigle qui figure au-
dessus d'une des petites portes? Les admirables sarcophages qui se voient près de là
et qui, par leur grandeur, leur richesse, l'emportent encore sur ceux de Schalaboun,
me paraissent également sortir du type des sépultures juives. Ces dernières sépul-
tures, dont on voit le type parfaitement conservé à Meirôn, près de Safed, ont un
tout autre caractère d'austérité, et en particulier n'ont pas de sculptures représentant
la figure humaine. Enfin, la grosse construction carrée la plus rapprochée de la ville,
et qui est certainement un grand caveau funèbre tiré de dessous terre, en quelque
sorte, et exhaussé au-dessus du sol, rentre dans l'analogie des monuments de la
région nullement juive d'Aïn-lbl. Kadès est, du teste, présenté par Josèphe comme
une ville purement tyrienue (Bell. jud. II, xvm, 1; IV, u, 3).
La région juive ou galiléenne commence pour moi de la manière la plus tranchée à
Kefer-Berim et Kayroun. Ici les synagogues apparaissent avec un style tout à fait ca-
ractérisé, et avec des inscriptions grecques et hébraïques qui ne laissent place à
aucun doute. Karyoun, Nabartein, Jish (Giscala), Kefer-Berim, Mirôn (Mero), Tell-
Aum (Capharnaùm), Irbid (Arbela) m'ont présenté des monuments de ce genre très-
bien conservés, et dont quelques-uns inconnus jusqu'ici. On attache une valeur de
premier ordre à ces édifices, construits probablement vers le temps des Hérodes ou
des derniers Machabées, quand on songe aux discussions dont ils ont été les témoins
et aux pieds qui ont pu les fouler. Mais un double horizon me sépare déjà de Tyr;
je réserve toute l'exploration de la haute Galilée pour mou prochain rapport, où je
rendrai compte à Votre Majesté de mon voyage en Palestine. Pour compléter la région
de Tyr, j'ai d'ailleurs à signaler encore un des cantons de la Phénicie les plus riches
en autiquités.
Je veux parler du massif de montagnes qui forme sur la côte le cap Blanc et le cap
Nahoura, dont l'épine la plus élevée s'appelle, chez les Arabes, Djebel Muschakkah.
Ce pays a été tres-peu exploré ; E. Robinson et les missionnnaires américains n'ont
fait que l'effleurer et ne semblent pas en avoir saisi le caractère original.
11 est maintenant presque désert et n'a jamais renfermé de ville importante; mais
c'est là surtout que l'on trouve conserves, d'une façon qui étonne, les restes de ces
villages ou métairies dont le pays de Tyr était autrefois couvert. Je ne connais pas
d'a>pects plus pittoresques que ceux auxquels donnent lieu ces mamelons de ruines
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 161
d'une absolue virginité, perdus dans des bois dont la fraîcheur produit en Syrie
l'effet le plus inattendu. Frappés par une môme catastrophe dont le coup a dû être
instantané, sortis totalement du mouvement du monde depuis le jour où la vie fut
brusquement interrompue dans leur sein, ces villages, dont les noms ont conservé
pour les habitants du pays toute leur individualité, Mariamin, Medinet en Nahas,
Kneifedh, Yarîn, Enned, Belat, comptent parmi les ruines qui, tout en restant mysté-
rieuses, réveillent le plus d'intuitions historiques. Aucune inscription n'y a été dé-
couverte; au premier moment on voudrait rapporter à l'antiquité chananéenne ces
murs d'une étrange vétusté, ces pressoirs gigantesques, ces tombeaux grandioses,
ces citernes d'une construction si recherchée. Puis on se rappelle qu'en Phénicie le
style colossal s'est continué presque jusqu'à l'époque chrétienne. Deux ou trois de
ces villages, d'ailleurs, possèdent des monuments figurés dont la date se laisse en-
trevoir. A Kneifedh, ce sont les restes d'un monument en style ionique, de l'époque
romaine, et un très-beau sarcophage couvert de sculptures égypto-phéniciennes. J'ai
cru ce monument, bien qu'il ait été mutilé de la façon la plus barbare par les cher-
cheurs de trésors, digne d'être transporté en France. Les sculptures égyptiennes
feraient songer à une assez haute antiquité ; mais les armes qui sont sculptées à
l'extrémité du sarcophage rappellent celles que l'on voit sur les tombeaux de Schala-
boun. A Belat, une colonnade dorique, fort analogue aux restes du môme ordre qui
se voient à Oum-el-Awamid, reporterait plutôt à l'époque des Séleucides. Mais à
Ermed et à Yarîn, les restes de sculptures et de mosaïque rappellent l'époque
romaine. A Hamrin, une colonne isolée, probablement funéraire,|accuse la totale déca-
cadence du goût phénicien.
Au milieu de cette énigmatique antiquité, le moyen âge sarrasin et le moyen âge
chrétien se révèlent tout à coup par deux de leurs plus belles ruines, Kalaat-Schamma
et Kalaat-Kurein (le Montfort des croisés). Une partie de Kalaat-Kurein est en gros
blocs taillés en bossage. Je réserve ce point important, comme aussi tout ce qui
concerne Athlith (Castellum peregrinorum) et d'autres monuments du même genre,
pour un troisième rapport, où je reprendrai la question de l'architecture en bossage
que j'ai déjà touchée à propos de Gébeil, mais dont j'ai compris que la clef devait
être cherchée à Tortose et à Jérusalem.
Permettez-moi, Sire, d'offrir à Votre Majesté l'hommage du profond respect avec
lequel j'ai l'honneur d'être,
De Votre Majesté,
Le très-humble et très-dévoué serviteur et sujet,
Ernest Renan.
IV. 11
NOUVELLES ARCHÉOLOGIQUES
Éclepens, le 17 juin 1861.
Nous extrayons d'une lettre de M. Troyon les passages suivants :
Monsieur le directeur,
Il y a longtemps que je veux vous faire part de divers détails qui vous
intéresseront sans doute, et bien que je ne puisse aujourd'hui que vous
les indiquer rapidement, je ne veux pas tarder davantage à me rappeler à
votre bon souvenir.
J'ai envoyé dans le courant de l'hiver dernier à M. Rutimeyer, à Bâle,
plus de deux cents livres d'ossements antiques trouvés soit dans les lacs,
soit dans les nombreux tombeaux que j'ai fouillés en Suisse. Ayant indi-
qué pour chacun de ces ossements la période de l'industrie humaine à
laquelle ils appartiennent, voici les principaux résultats constatés par
l'habile explorateur :
C'est durant l'âge de la pierre que disparaissent la plupart des espèces
animales qui manquent à notre faune actuelle.
A chaque nouvelle période industrielle que je crois devoir indiquer
comme montrant l'invasion de nouveaux peuples, apparaissent de nou-
velles races d'animaux domestiques dont l'introduction ne saurait répondre
qu'à des mouvements de peuples, en sorte que ces conclusions zoologiques
correspondent tuul à fait avec les miennes.
Il est aussi d'autres travaux qui infirment mes vues personnelles.
J'ai fouillé, sur la fin d'août dernier, un tuinulus assez remarquable, non
pas tant par la richesse des objets qu'il renferme que par sa construction.
Le tumuius, haut de six pieds et de figure elliptique, était formé à sa
base de terres rapportées que recouvrait une épaisse couche de cailloux.
Au centre se trouvaient les débris de l'urne cinéraire et dans le reste de la
colline trois squelettes humains impitoyablement mutilés sous des mon-
ceaux de pierres. Ces pierres avaient été lancées avec tant de violence sur ces
corps, que brassards et bracelets avaient volé en éclats. Des fragments d'un
disque en bronze de huit pouces de diamètre avaient même été projetés à
onze pieds de distance sous le choc des cailloux. Je ne doute point que ces
corps ne soient ceux de victimes immolées lors de la construction du tom-
beau. Les animaux sacrifiés avaient en revanche passé par les flammes,
à en juger par de petits fragments répandus avec les cendres du bûcher sur
le tombeau en construction. Divers ornements, éloignés de tout squelette,
NOUVELLES ARCHÉOLOGIQUES. 163
paraissaient aussi jetés au milieu des cailloux, sans avoir été livrés au feu;
ainsi une paire de bracelets qui étaient à plus de trois mètres de dislance
l'un de l'autre. Ailleurs était une fibule, ailleurs un petit tranchet en fer.
Le disque dont j'ai parlé est une reproduction parfaite de celui que j'ai
dessiné sur la planche XVII, fig. 21, de mes Habitations lacustres. Toutes
ces pièces caractérisent l'industrie du premier âge du fer, de même que
ces usages funéraires répondent aux mœurs des derniers temps de l'indé-
pendance gauloise. Une observation attentive permet de relever ainsi bien
des détails dont le souvenir n'était pas arrivé jusqu'à nous. Je me propose
de fouiller encore, cet été, deux ou trois de ces tumulus helvétiens, et, si
vous me le permettez, je vous donnerai ensuite pour la Revue archéologique
un travail sur l'ensemble des sépultures de ce genre dans le canton de
Vaud. Fréd. Troyon.
EXTRAIT D'UNE LETTRE DE M. E. RENAN, MEMBRE DE L'iNSTITOT,
A M. ALFRED MACRY.
Kisba, près Tripoli de Syrie, 28 juin 1861.
« Je suis content de mes courses d'Aphaea, Kalaat-Fakl-ra, Akoura, du
lac Leimon, de Balbek, d'Eden. J'ai trouvé pendant ces excursions beau-
coup d'inscriptions grecques et latines. Une classe particulière de ruines a
surtout attiré mon attention; elle exigerait au reste Une étude approfondie et
vaudrait à elle seule une mission spéciale dans le pays: ce sont les temples
romano- syriens dans le goût de celui de Kalaat-Fakl-ra. On retrouve des
monuments du même type àAphaca, Janouh, au lac Leimon; ces tem-
ples sont parfaitement conservés, sauf qu'ils sont renversé^ ; mais aucune
pierre n'y manque, vu qu'on n'a guère bâti aux environs. Il n'y a rien là
de phénicien. J'ai remarqué sur un rocher du passage d'Akoura de vieilles
inscriptions qui paraissent être dans le système hiéroglyphique assyiien
dont est sorti le cunéiforme.
Une curieuse classe d'inscriptions latines qu'on trouve fréquemment
dans la région du haut Wahr-Ibrahim (l'Adonis des anciens), du côté
d'Aphaea et d'Akoura, est la suivante :
IMPHAD NG
On l'observe toujours sur de grands rochers, en lettres d'environ 0m,30
de hauteur, très-profondément incisées. J'en ai déjà plus de 20 exemples.
Je la lis : Imperator Hadrianus Augustus. »
— Le 27 mai dernier une découverte importante, dont plusieurs jour-
naux ont déjà parlé, a été faite sur la propriété de M. Edouard Hasard,
commune de Neuvy, près Orléans. Vingt-trois objets en bronze très-inté-
ressants, parmi lesquels un cheval avec inscription, ont été retirés d'une
carrière de sable. La Revue n'a voulu en parler qu'après avoir pris des in-
164 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
formations exactes. Elle donne dans le numéro d'aujourd'hui (voir p. 138)
la liste des objets trouvés.
— Le département de l'Aisne, qui compte déjà tant de lieux où les con-
quérants delà Gaule ont laissé de nombreuses traces de leur séjour, vient
encore d'ajouter à cette liste l'emplacement d'une villa romaine, découverte
entre Etreux et Wassigny (arrondissement de Venins). En creusant un
déblai pour la construction d'une route vicinale, au lieu dit la Tuilerie ou
la Montagne Saint-Hubert, des ouvriers ont mis à nu des substru étions
parmi lesquelles se trouvaient un très-beau vase en bronze, une aiguière et
un bassin, la carcasse d'un siège pliant en forme d'X,six bouteilles ou frag-
ments de bouteilles d'un verre assez épais, fortement teinté de vert ou de
bleu, dans l'une desquelles, dit le Journal de l'Aisne, qui, dans les numéros
des l'6 et 16 juillet, a consacré deux articles à cette découverte, « étaient
enfermées une quarantaine de pièces de monnaie, toutes du Haut-Em-
pire; un très-bel Adrien, portant au revers le mot restitut..., et une Vic-
toire debout distribuant des couronnes à une femme agenouillée, grand
bronze ; des Antonin le Pieux, des Faustine la Jeune, des Nerva, des Marc-
Aurèle, etc., etc., grands et moyens bronze, tous frustes, et prouvant un
long usage. »
Avec ces objets se trouvaient diverses poteries ou débris de poteries
rouges parmi lesquels on a recueilli deux vases à anses collants, décorés
à l'intérieur de cinq feuilles lancéolées à longues tiges; une assiette légè-
rement ébrécbée ; enfin un troisième vase de forme élégante, un peu plus
grand que les deux premiers.
A la nouvelle de cette intéressante découverte, M. le préfet de l'Aisne
s'est empressé de déléguer sur les lieux un membre de la Société acadé-
mique de Laon, auquel le possesseur de ces objets les a aussitôt offerts
pour le musée de la ville. Nous ne doutons point que de nouvelles fouilles
n'amènent de nouvelles richesses dont nous rendrons un compte détaillé,
s'il y a lieu.
— Nos lecteurs apprendront avec plaisir qu'un musée archéologique
vient d'être fondé à Genève. Notre collaborateur M. H. Fazy est chargé de
l'organiser, et il nous écrit qu'il pourra bientôt être ouvert au public. Ce
sera une bonne fortune pour les archéologues qui passeront à Genève. Ce
musée promet d'être un des plus riches de l'Europe en armes et ustensiles
des époques primitives.
BIBLIOGRAPHIE
Journal de la Société des antiquaires des contrées rhénanes. Fascicules 19
et 20, 15e année. Bonn, 1860.— Jahrbùcher des Vereins von Alterthumsfreunden
im Rheinlande.
La Société des antiquaires du Rhin fait paraître un excellent recueil qui
n'est pas assez connu parmi nous, bien qu'il renferme une foule de mé-
moires de nature à intéresser les antiquaires fiançais. Je signalerai parti-
culièrement le dernier fascicule publié, dans lequel sont contenus de
nombreux travaux relatifs aux antiquités celtiques et gallo-romaines :
1° Une histoire de la lieue (leuga), par M. K. L. Rotb, mémoire où sont
examinées avec soin toutes les questions qui se rattachent à l'étymologie
du mot lieue, à l'emploi des bornes milliaires dans l'antiquité, et à l'usage
de cette mesure itinéraire en différentes parties de l'Europe occidentale;
2° Un mémoire sur l'histoire des clochers, par M. P. Unger;
3° Des articles de M. Braun sur la déesse Ardenne (dea Arduinna), di-
vinité gauloise que l'auteur étudie à propos d'un monument découvert
aux environs de Dùren; sur l'Hercule Saxanus, sur le Mâusthurm, près de
Bingen, et le Hochkreutz de Bonn; sur un vase en bronze de la collection
du comte de Caylus;
4° Un mémoire de M. Otto Jahn sur la statuette en marbre de Diane,
découverte près de Bertrich, non loin de Bonn;
5° Un mémoire de M. F. Friedler sur une inscription grecque et latine
de Cologne ;
6° Un mémoire en français de M Arsène de Noue, intitulé : De Vexamcn
de l'inscription inaugurale de l'église de Schwarzreindorf ;
7° Une notice pour servir à l'épigraphie des contrées rhénanes par
M. F. Becker, où se trouvent examinées plusieurs curieuses inscriptions la-
tines, notamment celle qui servait d'épitaphe à la sépulture d'un soldat
de la deuxième légion du nom de C. Julius Caii filius;
8° Un mémoire de M. C. Bellermann sur des bornes milliaires romai'
nés découvertes en 1858 dans le lit du Rhin, à Salzig, à deux lieues de
Boppart;
9° Des mémoires de MM. F. G. Welcker et P. J. Kàntzler sur des points
de mythologie; l'histoire du héros Capanée et l'enlèvement de Proser-
pine; quelques bonnes observations épigraphiques, intitulées Analectes,
de M. F. Freudenberg ; enfin des détails sur diverses antiquités découver'
tes dans les provinces rhénanes.
166 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
La bibliographie du volumo, publiée par la Société du Rhin, nous donne
en outre l'analyse de plusieurs travaux intéressants, notamment de deux
mémoires de M. Joseph Aschbach, publiés à Vienne, l'un en 1838, et
l'autre en 1861 : le premier sur le fameux pont de Trajan construit sur le
Danube; le second sur l'histoire des troupes auxiliaires de la Grande-Bre-
tagne qui servaient dans les armées romaines sur les bords du même
fleuve.
Le volume que nous annonçons ici donne l'idée la plus favorable des
travaux de la Société des antiquaires du Rhin, à laquelle on s'étonne de
voir que n'appartiennent qu'un bien petit nombre de Français, quoique
les études de cette association soient dans une étroite relation avec celles
de nos sociétés archéologiques. A. M.
Description du château de Pierrefonds, par M. Viollet Le Duc. 2e édition,
complètement refondue et augmentée. Bance, éditeur, 1861. In-8°. Prix : 2 fr. —
Description du château de Coucy, id., id., ib.
Dans le Bulletin bibliographique de cette Revue qui accompagnait le nu-
méro de juin, nous avons consacré une notice à la première édition de
ces deux opuscules. Notre appréciation de la brochure relative à Pierre-
fonds se terminait par les mots qui suivent : « Nous avons pu juger,
disions-nous, tout ce que contiennent de vues ingénieuses ces deux des-
criptions. Nous avons la certitude que ces vues s'éclaireront encore sur
bien des points... »
La nouvelle édition, que nous nous bornons à signaler, nous apporte
une confirmation hâtive et presque inattendue de ces prévisions. La notice
de I'ierrefonds surtout a reçu des développements assez considérables. La
description de Coucy (1857) se composait de 23 pages de texte, accompa-
gnées de o planches. L'édition de 1861 offre 24 pages et 6 planches. La
description de Pierrefonds (18o7), 23 pages et 7 planches: 1861 : 32 pages
et 8 planches. V.
Les Émigrations des Celtes, essai historique et critique, par M. Léopold Contzen.
Leipzig, 1861. In-8\ — Die Wandemingen der Kellen, historisch-kritisch dar-
gelegl.
Cet ouvrage, couronné par la Faculté de philosophie de l'Académie de
Munster, a repris sur une une base nouvelle toute l'histoire des Celles, de-
puis leurs plus anciennes migrations jusqu'à leurs incursions dans la Grèce
et leur établissement en Asie. L'ouvrage comprend trois parties : La pre-
mière traite des origines des peuples que M. Contzen embrasse sous le nom
générique de Celtes : les Belges, les Cellibères, les Celtes de la Grande-
Bretagne, les Ligyens ou Ligures, les Celtes des Alpes et du Danube, tels
que les Helvètes, les Boii, les Grecs et les Gothins, les Carniens et les
lapodes, les Raetiens et les Vindeliciens, les Noriques, les Celtes d'illyrie.
BIBLIOGRAPHIE. 167
Cette première partie se termine par un aperçu général de l'état social
des Celtes.
La seconde partie est consacrée à l'histoire des invasions des Celtes en
Italie et en Grèce.
Dans la troisième on trouve une histoire très-complète et très-intéres-
sante des Galates.
L'ouvrage de M. Contzen, bien qu'un peu concis, jette quelques nouvelles
lumières sur une matière déjà bien traitée parmi nous. Très-versé dans
l'étude des textes, ce professeur connaît aussi les monuments qu'il appelle
fréquemment à son secours. Les personnes qui s'occupent d'antiquités
celtiques ne sauraient négliger son travail. A. M.
Leçon d'ouverture d'un cours sur la haute antiquité, par A. Morlot, de
Lausanne. — Lausanne, imprimerie Pache. Simmen, 1861.
Par haute antiquité M. Morlot entend les temps antétraditionnels et anté-
historiques, que l'on ne saurait connaître sans l'aide de V archéologie. Com-
ment reconstituer l'histoire de ces temps primitifs ? Tel est le problème
intéressant que se pose M. Morlot. Son discours d'ouverture est plein de
faits d'une grande précision et d'une grande clarté; c'est l'œuvre d'un ob-
servateur et d'un homme très-instruit et très-versé dans l'archéologie pri-
mitive, ainsi qu'il l'appelle lui-môme. Il montre très-bien à quelle condi-
tion l'archéologie primitive peut devenir une science. Il fait mieux: il pose
les bases de cette science d'observation appelée à prendre rang à côté de la
géologie, à laquelle elle emprunte et la méthode et les procédés d'investi-
gation. Le programme du cours de M. Morlot nous parait excellent. Nous
ne pouvons mieux faire que d'en donner ici l'abrégé, déjà fort intéressant
par lui-même: 1° Leçon d'introduction. — 2° Age de la pierre. Danemark.
Marais tourbeux Trois périodes de végétation arborescente : le pin, le chêne, le
hêtre Kjœkkenmœding (débris de repas) végétaux, animaux. Produits de l'in-
dustrie dans les Kjœkkenmceding. — 3° Age de la pierre. Suisse. Habitations
lacustres : leur découverte, leur situation, leur construction; instruments, armes,
poteries, végétaux, tissus, pain, animaux sauvages et domestiques. — 4° Age de
la pierre. Généralités : Débuts de l'homme dans le Nord et en Suisse. Monu-
ments sur divers points de l'Europe. Fabrication des objets en silex; poteries,
objets de pierre. — 5° Age du bronze. Industrie du mineur : le cuivre et l'êtain ;
âge du cuivre dans V Amérique septentrionale ; le bronze produit et travaillé
dans le nord de l'Europe; analyses chimiques; l'or exploité et employé; l'art du
fondeur; ornementation des objets coulés en bronze; style géométrique ; instru-
ments, armes, objets de parure. En Suisse, habitations lacustres de l'âge de
bronze. — 6° Premier âge du fer : Aréolithes, métallurgie primitive du
fer, passage du bronze au fer. Argent, verre, émaux, poterie vernie,
monnaies, alphabet. Le Nord, la Suisse. La Tiefenau. Les llelvêtiens : armes,
chariots, routes, habitations lacustres de l'âge du fer, monnaies, inscriptions,
ifiS REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
objets de parure, ornementation, style géométrique combiné avec des représen-
tations d'êtres animés. Monuments en Suisse. — 7° Revue générale. Histoire
du développement de la civilisation, différentes branches de cette étude, origine
de l'humanité. Silex taillés trouvés dans des graviers anciens et associés à des
espèces éteintes. Invention de la manière de faire du feu. Conséquences. Age
de la pierre : Comparaison avec les sauvages, analogies et différences; tombeaux,
religion, races. — Age du bronze. Nouvelle civilisation, sépultures, religion,
races, les populatio?is anciennes refoulées; commerce, arts. — Age du fer.
Tombeaux, sacrifices humains, religion, races, animaux domestiques; mon-
naies, alphabet, origine de l'histoire, début des sciences. Morale du cours.
A. B.
Errata. — Le correcteur ayant laissé passer deux fautes graves dans la deuxième
parlie de l'inscription du Militaire de Tongres, page 410 du numéro de la. Revue du
mois de mai dernier, le texte est rétabli par l'auteur ainsi qu'il suit :
L-XV
[NOV]IOMAG L-XV
DVROCORTER LXIÏ
AD FINES LXII
AVG . SVESSIONVM
L XII
ISARA L-XVI
ROVDIVM L-VIIII
SEEVIAE LVIII
SAMARABRIVA
OBSERVATIONS HISTORIQUES
SUR L'INSTITUTION QUI CORRESPONDAIT CHEZ LES ATHÉNIENS
A NOTRE ÉTAT CIVIL
ET EXPLICATION DE L'i NS C R I P T I ON INÉDITE
d'une PLAQUE DE RRONZE PROVENANT d'athènes
Il y a dans les langues qui ont vieilli des mots dont l'histoire
touche souvent aux vicissitudes des institutions et des mœurs pen-
dant plusieurs siècles.
Tel est, en grec, le mot cup.êoXov, dont j'ai eu naguère l'occasion
de rechercher et d'expliquer devant l'Institut une signification
curieuse, à propos du texte conservé sur un papyrus de la deuxième
collection d'Anastasy (1).
Ce mot (iu|/.ëoXov n'a que bien rarement, dans l'antiquité., le sens
philosophique et théologique qui s'est attaché à sa transcription
française symbole (2). Dérivé du verbe cu[jt.êaXXsiv, il désigne, au
sens propre, le rapprochement ou la jonction de deux pièces d'un
ensemble ou de deux parties d'un tout. C'est ainsi qu'on nommait
cu|xëoXa ou ajxëoXa, dans la marine athénienne, la rencontre du mât
et de la grande vergue (3); et c'est ainsi encore qu'on nommait cujjl-
ëoXa des poids et mesures étalons, parce qu'on en rapprochait les
autres poidj et mesures pour en vérifier l'exaclitude (4).
(1) De Quelques textes inédits récemment trouvés sur des papyrus grecs qui pro-
viennent de l'Egypte. 1858, in-8° (lu à la réunion trimestrielle des cinq Académies,
le 7 octobre 1857).
(2) Par exemple les a0|i6o).a de Pythagore; autres exemples dans Proclus, éd. V.
Cousin, t. IV, p. 89, 91, 92, 93, 116, 126 ; t. V, p. 59 ; t. VI, p. 57, etc.
(3) Pollux, Onomasticon, I, 91.
(U) Corpus inscr. grœc, t. I, p. 165 De là l'expression àuû[i6).r|To; pour une mesure
qui n'a pas été vérifiée sur l'étalon.
IV. — Septembre 1861. \"1
170 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
La même idée de rapprochement domine : 1° Quand <ju[/.êoXov est
employé pour le signe de reconnaissance dont on déposait une moitié
dans le berceau d'un enfant exposé. C'est une pièce de ce genre qui
amène le dénoùment de la célèbre tragédie d'Euripide intitulée
Ion (i).
2° Quand il désigne la pièce de monnaie coupée en deux, suivant
un usage tout athénien, pour consacrer la conclusion dun marcbé (2).
3° Quand il désigne ce que les antiquaires appellent ordinairement
une tessère d'hospitalité; mais, à vrai dire, tous les petits monu-
ments de ce genre qui nous sont parvenus, soit avec texte grec, soit
avec texte latin, forment chacun un tout complet; ils sont d'une date
où l'on avait renoncé à l'usage primitif de couper en deux morceaux
la pièce destinée à servir de gage entre les personnes ou les familles
unies par l'hospitalité (3).
4° Quand il désigne une carte donnant droit de transport gratuit
dans les voilures et sur les chemins publics dans l'empire romain,
comme cela ressort d'un texte de Caton l'Ancien conservé par
Fronton (4).
5° Il en est de même pour le cujjiéoXov atteslé par quelques textes
sur papyrus égyptien: il peut n'avoir été qu'a l'origine une carta-
partita, comme celles dont l'usage se conserva si longtemps dans la
diplomatie et la comptabilité chez les peuples de l'Occident chré-
tien (5). De bonne heure, en effet, le sens de titre authentique a pu
s'étendre à des GujxëoXa ou pièces auxquelles d'autres signes attachaient
ce caractère d'authenticité.
6° Ainsi encore ce que nous appelons aujourd'hui le mot d'ordre
dans le service militaire a pu être représenté jadis par une tessère
brisée en deux morceaux; mais ce cupêoXov ou oûv^u-a primitif est
(1) Ion, v. 1386. Cf. l'Hélène du même poëte, v. 291, et Xénophon, Cyropédie, VI,
1, § 46.
(2) Pollux, IX, 71, texte encore assez obscur pour le détail, malgré les corrections
et les explications des interprètes.
(3) Aristote, Politique, IV, 9; De la génération des animaux, I, 18. Cf. le sco-
liaste sur la Médée d'Euripide, v. 612. — Exemples de ces tessères d'hospitalité dans
le Corpus inscr. grœc, n. 5496, et dans les Inscr. latines d'Orelli, n. 1079. Cf. dans
le Corpus inscr. grœc, le n. 545, inscription d'un vase qui était un présent d'hos-
pitalité.
(4) De Sumtu suo, cité par Fronton, p. 150, éd. Rom.
(5) Avec les textes que nous expliquons dans le mémoire cité plus haut, p. 169,
note 1, comparez, par exemple, la planche XXVII, figures 2, 3, 4,5 du liecueil île
sceaux normunds et anglo-normands, par .M. d'Anisy. Caen, 1834. in-4*.
OBSERVATIONS HISTORIQUES, ETC. 171
devenu d'assez bonne heure le simple échange de paroles conve-
nues (1).
L'idée d'une convention, d'un moyen de reconnaissance domine
désormais seule, quand cruuëo),ov désigne :
7° Un traité destiné à régler soit des relations de commerce, soit
l'organisation de tribunaux neutres entre deux peuples, comme il
en reste quelques exemples sur les marbres de l'ancienne Grèce (2) ;
8° Une lettre de crédit, comme cela se voit dans un passage de
l'orateur Lysias (3); et peut-être une lettre ou plutôt une marque
de créance, comme il semble ressortir du témoignage d'un traité entre
Athènes et Straton, roi des Sidoniens, vers le temps de Démoslhè-
nes (4) ;
9° Un billet d'entrée soit au théâtre, usage attesté par un texte de
Théophraste et par un assez grand nombre de monuments (5), soil
à l'assemblée du peuple, soit enfin dans un tribunal, comme cela se
voit par deux témoignages des comédies d'Aristophane (6);
10° Une espèce de cachet de famille, sens attesté par la lettre, sur
papyrus, de Timoxène à Moschion, que publia en 1826 31. Lctronne
dans le catalogue de la collection Passalacqua (7);
11° Une dernière espèce de g\>[j.Ço1qv paraît avoir eu pour objet,
chez les Athéniens, l'attestation d'identité personnelle, avec les ga-
ranties qui s'attachent à cette attestation. Dans les Oiseaux d'Aristo-
phane, Iris, la messagère des dieux, arrivant au milieu de la ville des
(1) Scoliaste sur le Rhésus, v. 573, et Servius. ad JEneidem, VII, 637. Ce rappro-
chement peut éclairer le sens de Ëuv6r,;j.a dans YŒdipeà Colone de Sophocle, v. 46 :
2u[j.ç/Ofiàç ^ûvOrjfx' èn%. « C'est le mot d'ordre de ma destinée, » le signalement du
lieu où doivent finir mes malheurs.
(2) Voir notre Mémoire sur les Traités publics dans l'antiquité. Nouvelle série,
t. XXIV, p. 6, du Recueil de l'Académie des inscriptions.
(3) Sur les biens d'Aristophane, § 25, passage que nous avons tâché d'éclaircir
dans une note insérée au Bulletin de la Société des antiquaires, 1860, p. 92-95.
(t\) Corpus inscr. grœc, n. 87, texte qui sera relevé plus bas dans ce Mémoire.
(5) Caractères, c. 6 (F'Airovoia), où l'on voit l'insolent « se mettre à recueillir le
prix des places dans un auditoire de saltimbanques et chercher querelle à ceux qui,
munis de leur billet, prétendent regarder sans payer. » Cf. Franz, Elementa epigr.
grœcœ, p. Zkh ; et, pour les exemples latins, Orelli, Inscr. lai., n. 2539.
(6) Aristophane, Eccles.,v. 297; Plutus, v. 278, et le scoliaste sur ces passages.
CA.Corpus imcr. gr., n. 207-210; Archœol. Zeitnng, Jena, 1837, p. 101 ; L. Ross, die
Demen von Attika, p. 57-58.
(7) C'est, à ce qu'il semble, dans le môme sens que le mot latin sigillwn grécisé se
lit dans un papyrus de Londres, n. XLIV de l'éd. de Vorshal.
172 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Nuages, s'y voit arrêtée par Pisthétérus qui lui crie, en parodiant
sans doute les formalités de la police athénienne :
« T'es-tu présentée aux Coléarques? Tu dis que non? As-tu [au
moins] le cachet (ou le timbre) des cigognes?
« — Quelle peste veux-tu dire? » répond Iris, maugréantsans doute
comme plus d'un étranger maugréait aux portes d'Athènes, surtout
quand la guerre forçait d'y exercer un surcroît de surveillance.
Pisthétérus insiste : « Ainsi, tu n'as rien pris? » Nous dirions au-
jourd'hui : ce Tu n'as pas de papiers? » — Iris : « Es-tu fou? »
Pisthétérus : « Quoi ! pas même un symbolon timbré pour toi par les
ornilharques (1) ? »
Ces colœarques et ces ornilharques, noms plaisamment formés avec
des noms d'oiseaux et le mot qui désigne « une magistrature, » nous
laissent deviner des magistrats qui veillaient à la sécurité de la ville
et qui avaient le droit de viser ou de délivrer certains passe-ports ou
sauf-conduits, selon l'état de paix ou de guerre, et dans une inten-
tion d'ordre public bien facile à comprendre. Le même usage de
sauf-conduits se trouve indiqué sous le nom de syngraphus dans un
passage des Captifs de Plaute, et l'on sait combien, pour le détail de
la vie, Plaute est un peintre fidèle des mœurs grecques (2).
Les collections d'antiquités possèdent des «TujxêoXa de plusieurs
espèces, cachets, billets de théâtre, signes d'hospitalité. Mais je ne
AnOAAQ^AMHC
ec"riA|oVToY
(1) Vers 1209 et suivants, où le scoliaste dit, à propos de trcppayiSa • otov cnjjxéoXov
£7ti tw ffUYX«pr)6^vai 7raps),f)£ïv, wç xwv ne^apyùv <pu).àxwv ôvxwv.
(2) Acte II, scène 3, v. 91 : « A prœtore sumam syngraphum. — Quem syngra-
plium? — Quem hic secum ferat ad legionem, hinc ire huic ut liceat domum. »
OBSERVATIONS HISTORIQUES, ETC. 173
crois pas qu'on y ait reconnu jusqu'à ce jour aucune pièce constatant
l'état civil d'un citoyen grec, soit comme simple marque d'identité
personnelle, soit comme passe-port et sauf-conduit. Le petit mo-
nument que je me propose d'expliquer comblera peut-être cette
lacune.
Ce monument est une plaque de cuivre de 7 centimètres sur 5,
pourvue, à droite, d'un appendice ou talon circulaire qui sert de prise
pour la main, et portant quatre lignes decaractères grecs. Il provient,
m'a-t-on dit, des environs de Beyrouth, et il figure sous le n°29i
dans le catalogue d'une vente de médailles et autres objets antiques
où je l'ai acquis le 19 avril dernier (1). Les caractères de l'écriture
peuvent appartenir au troisième ou à la fin du quatrième siècle
avant J.C., comme on le verra par le fac-similé ci-joint. Les trois pre-
mières ligues n'offrent aucune difficulté. 'AxoXXocpavr,? 'E<mai'ou tou
BaaiXsiSou forment, le nom complet d'un Grec de naissance libre, mais
à qui l'on n'avait donné ni le nom de son grand-père, comme c'était
l'usage pour l'aîné des fils d'un citoyen d'Athènes, ni le nom de son
père, d'après un autre usage attesté par maint exemple sur les monu-
ments grecs et particulièrement sur ceux de l'Attique (2).
Si le grand-père de cet Apollophanes se fût nommé aussi Apollo-
phanes,la désignation pouvait s'arrêter à Hestiœus, l'homonymie du
grand-père étant le droit et pouvant être sous-entendue sans inconvé-
nient; d'un autre côté, dans le cas où le même nom seperpétuedepère
en fils, les Grecs se contentent volontiers, surtout à partir du deuxième
ascendant, de marquer cette continuité par les mots Biç, zoiç, Tsxpa-
xiç, etc., ou par les lettres numériques qui représentent ces mi-
verbes (3). Rien de plus clair donc que la généalogie d'un Apollo-
phanes, fils d'Hestiasus, qui lui-même était fils de Basilidès.
d'ailleurs, chacun de ces trois noms est bien de famille athénienne,
et l'on en peut trouver des exemples dans les inscriptions et dans les
séries monétaires d'Athènes qui répondent au temps d'Alexandre et
(1) Catalogue de deux collections provenant d'Orient, contenant des médailles
grecques, etc., vente faite le 19 avril 1861; experts, MM. P.ollin et Feuardcnt. Je
dois faire remarquer que l'inscription était relevée d'une manière fautive dans ce
catalogue, p 28 : AHOAAO*ANH2 ■ ECTIAIOÏ ■ TOÏBACIAEIAOÏ • A0HNAG •
AKP- {sic).
(2) On trouve pourtant quelques exemples semblables. V. Ephémer. arch. d'.lt/ir-
nes, n. 225, etN. Scbow, Charta papyracea musei Borgiani, p. 8, 16, 22.
(3) Sur cet usage, voir M. Boeckli, dans le Corpus inscr. gr., t. I, p. 313 et 613;
Franz, Elem. epigr. gr., p. 37.'i ; Le Bas, dans la Revue archéologique, t. I, p. 718, et
dans son Commentaire sur les Inscriptions de More'e, n. 156.
17i REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
de ses successeurs (1). Bien plus, le nom 'Eothwoç rappelle celui
d'un dème de l'Attique, appelé 'Ecxiaïa.
Les difficultés commencent avec la quatrième ligne, mais là aussi
semblent être les indices qui nous aideront à mieux déterminer la
valeur historique de notre petit monument.
'AOïjvSç ne peut être que le génitif singulier d"A6r|v3 ou Minerve,
et axp avec' le signe d'abréviation qui le surmonte, abréviation qui,
par une coïncidence singulière, reparaît fréquemment dans les pa-
pyrus grecs où l'on a retrouvé des textes inédits de l'orateur Hypéride,
ces quatre signes, dis-je, s'expliquent naturellement par àxpaîaç,
génitif de l'épithète àxpaîoç, que l'on rencontre jointe au nom de
Junon (^Hpa) dans Euripide (2), à celui de la fortune (Tu-/-/)) dans
Pausanias (3), à celui de Jupiter (Zeù?) sur les monnaies de Smyrne
et de Temnos (4), à celui des dieux (0eoi) sur les monnaies de Mi-
tylène (o). Si 'AOïiva àxpai'a n'est pas la Minerve même de l'acropole
d'Athènes, ce serait au moins la Minerve adorée sur l'acropole de
quelque autre ville grecque. Mais voici une observation qui va
rendre très-vraisemblable l'attribution de tout ce texte à quelque
citoyen d'Athènes. Le monogramme initial de cette quatrième ligne
se décompose sans effort en : cp p p-ria, d'où il est facile de tirer, en
comptant deux fois l'a, le mot cppaxpia. Les monogrammes sont rares
sur les marbres antiques, très-communs, au contraire, sur les médail-
les, et parmi les quatorze cents monogrammes ou environ que je vois
recueillis dans Mionnet, parmi ceux qu'a interprétés notre savant
confrère, M. Beulé, dans son ouvrage sur la Monnaie d'Athènes, je
n'en connais pas un qui se résolve d'une façon plus complète et plus
simple, en un mot, appartenant h la grécité attique.
En effet, les phratries, ou trittyes, reste de l'ancienne organisation
aristocratique détruite par Clislhène, sont une division civile et reli-
gieuse de la tribu attique, division dont l'unité reposait sur la com-
munauté d'un culte particulier à chacune d'elles. Comme elles étaient
au nombre de douze (trois pour chacune des quatre anciennes tribus),
on peut croire que chacune d'elles adorait spécialement un des douze
(1) Beulé, la Monnaie d'Athènes, p. 305, 364: "A7to».o?àvY](;. P. 253: 'Eaxicùo;.
P. 219 : BacrtXcÉOYi;. Voir aussi les articles correspondants à ces noms propres dans
le Dictionnaire de Pape. On y peut ajouter, d'après Ross, die Demen von Attika,
inscr. n. 58, un 'Auo/Xocpàvriç, n. 105, un Ba<7i),£Îôr,ç, n. 176, un 'Eaxiaïoç.
(2) Médée, v. 1369.
(3) II, 7, § 15, à Sicyone.
(4) Eckhel, Doctrina, N. V., t. II, p. 497, 508, 543.
(5) IbicL, t. II, p. 504.
OBSERVATIONS HISTORIQUES, ETC. 17'i
grands dieux de l'Olympe. L'épithète de «pporpioç s'est déjà retrouvée
jointe aux noms de Jupiter, de Minerve, etc., hors d'Athènes, il est
vrai, mais sur des monuments qui semblent nous offrir, à cet égard,
un reflet des institutions religieuses de l'Attique (1). Un Athénien,
dans la comédie intitulée Chiron, de Cratinus le Jeune, se vante de
posséder tous les droits attachés à sa naissance, et parmi ces avan-
tages il place le droit d'honorer un Jupiter (ppatpioç (2). Le temple où
se réunissaient les cppaTops? à Athènes s'appelait cppdrcpiov (3); ou j
célébrait des cérémonies en étroit rapport avec les formalités prin-
cipales de la vie civile. Là-dessus les témoignages abondent, surtout
chez les orateurs attiques, et parmi ces derniers dans les discours
d'Isée. Pour n'en ci 1er qu'un exemple, l'orateur qui prononce le
huitième de ces discours veut prouver que sa mère était tille légitime
de Ciron :
« Cela se voit, dit-il, et par les actes de mon père et par les réso-
« lutions que prirent au sujet de ma mère les femmes de son dème.
<( En effet, lorsque mon père se maria, il lit un repas de noce, il
« appela trois de ses amis avec ses propres parents, et il présenta,
« selon l'usage de cette phratrie, une victime nuptiale. Ensuite de
« quoi les femmes de ce dème désignèrent ma mère avec la
« femme de Dioclès de Pitthos pour présider aux Thesmophories et
« partager avec elle le soin des sacrifices. Puis notre père, dès notre
« naissance, nous introduisit parmi les phratores, et prêta serment,
« selon la loi, que nous étions nés d'une citoyenne et en légitime
« mariage. Aucun des phratores ne répondit, ne contesta la vérité
« du fait, et ils étaient là beaucoup qui vérifiaient ces sortes de dé-
« clarations. Or ne croyez-vous pas, si ma mère eût été ce que veu-
« lent nos adversaires, que mon père n'eût point osé ni célébrer le
« festin, ni présenter la victime nuptiale, et que, bien au contraire,
« il eût caché le tout j que les femmes de notre dénie n'auraient pas
« non plus associé cette femme à celle de Dioclès pour lui donner
(1) Corpus inscr. gr., n. 2347 g (à Scyros) ; n. 2555, dans une ville de Crète;
n. 5785, 5787, 5802, à Naples, où des phratries existaient comme à Athènes. Cf. Cor-
pus, n. 3065 et suiv., phratries à Téos; n. 30C5, phratries à Cyzique. L'existence d'un
mois çpâxpio; dans le calendrier des Cyméens (Corpus, n. 352/j) paraît avoir la même
cigine. Pour les textes d'auteurs grecs, voir le Thésaurus d'il. Estienne, au mot
«l'^â-ipio;.
(2) Fragment cité par Athénée, XI, p. /j60 F.
(3) Pollux, Oitpm., III, 52. Ce mot a passé dans la langue latine sous la l'orme
un peu altérée Aephetrium. V. Orelli, inscript, lot., n. 3787. Cf. 3720.
176 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
« l'intendance des sacrifices, mais qu'elles auraient cherché quelque
« autre personne digne de leur confiance; enfin que les phratores ne
« nous auraient pas admis, mais qu'ils nous auraient accusés et
« convaincus de mensonge, s'il n'eût été reconnu partout que notre
« mère était la fille légitime deCiron (1)? »
Ainsi l'assemblée, la réunion des phratores recevait et consacrait
les déclarations de mariage et les déclarations de naissance, ces der-
nières tout à fait distinctes de la reconnaissance et de l'imposition du
nom, qui avait lieu en présence de la famille et de ses amis, tantôt
sept jours, tantôt dix jours après la naissance de l'enfant (2).
Ailleurs, Isée nous montre que les filles comme les garçons étaient
soumises à cette formalité (3); ailleurs, que les mêmes formalités
consacraient l'adoption; nous voyons qu'il y avait délibération et vote
sur la déclaration du père naturel ou adoptif, puis inscription sur
un registre spécial, ypa^aTeTov (4). Cela s'accorde parfaitement avec
le témoignage d'Eustathe, qui définit hphratrie « un corps tenant re-
gistre des naissances pour constater que les enfants sont citoyens (5); »
avec les témoignages de Suidas et de quelques autres lexicogra-
phes (6), qui nous apprennent que l'inscription avait lieu, à la fin
de chaque année, aux fêtes appelées, peut-être à cause de cela même,
Apaturies, aux fêtes Thargèlies pour les enfants adoptifs (7), et que
(1) Succession de Ciron, § 18 et suiv., où l'on remarque les expressions yâ.y.ovç
ioriSv, yajj/oXiav (Ouonav) el<7SMVpi£Î\ to!ç çpàxopo-i, eîç toù; çpâiopaç r][ià; Eio-ïiyayEv
ôu.6aaç xxrà toù; v6[aou; toù; xei(J.£VOUÇ, ïj ji^|v i% àdTïjç xoù ÈyyuYiTYJ; yuvouxo; ilàysiv,
expressions toutes empruntées au droit attique. Cf. Aristophane, les Oiseaux, v. 765
et 1669.
(2) Démosthène, contre Béotus, I, § 22, 24; Isée, Succession de Pyrrhus, § 30, 33;
Harpocration, au mot 'EëoojAEuôiAEvoi, et autres textes réunis par Petit, de Legibus
Atticis, p. 220-222, éd. Wesseling.
(3) IIIe discours, Succession de Pyrrhus, § 73 et 75.
(Il) Isée, discours VII [Succession d'Apollodore), § 1, 13, 15, 16, 17, 26, 27, où
l'on remarque les expressions légales ètù to ïepà âyeiv, elç toù; avyyeiéiçàimSsmiûew,
elç Ta xoivà ypau-jJ-otTEta Èyypà:pEiv, EicràyEiv elç toùç çpàxopa; xoù elç toùç ysvvriTaç (pour
ce dernier mot, voyez plus bas, page 180, n. 1); Démosthène, contre Macartatus,
§ 11 et suivants.
(5) Sur Ylliade, p. 735, 49 : cppdcTopE;- - GÛvTtyj.'x toùç tixto[aévouç àTcoypaçôjievov
wote çavEpoùç eTvou 8ti ttoXÏtou Eton.
(6) 'EypaçE-co 8è rarepoOev (Cf. Isée, VII, 27 : ottwç èyypàçwirî jj.e 0pà<ru),).ov 'AtoM.o-
ôwpou eîç toùç çpaTOpaç tyj twv 'Auaxoupîwv êoprfl). to ôè ypàcpso-Oat eîç toùç
çpâxopa; arû[j.ëo),ov ei^ov tyjc o-uyyEVEÎaç. D'autres textes sont réunis dans le Thésau-
rus d'H. Estienne, s. v. 'AroxTovpia.
(7) Etymol. M. s. v. 'ArcaToupta (sic)... 'ESôxouv Se oî uaïoEç, irpè toutou àTOXTOpsç
ovteç, tôte TtaTEpa; e^eiv. Cf. Xénophon, Hellenica, I, 7, 8; Platon, Ximée, p. 21 B. —
Andocide, des Mystères, § 126 et suivants.
OBSERVATIONS HISTORIQUES, ETC. 177
cette inscription, faite avec mention expresse du nom paternel, était
le signe ou certificat de la parenté. Le signe, <7uij.êoXov, on remarquera,
dans le texte de Suidas, ce dernier mot, qui semble s'appliquer de
lui-même au monument dont nous voulons éclaircir l'origine.
Un plaidoyer civil de Démosthène, le premier discours contre
Béotus, nous apprend, en outre, que l'enfant né d'une courtisane
pouvait être également reconnu par son père et inscrit devant les
phratores sur le registre de l'état civil: un autre plaidoyer qui porte
le nom du même orateur nous apprend une particularité plus cu-
rieuse encore, c'est que dans le cas du refus d'inscription par les
phratores, il y avait appel de leur décision devant les tribunaux (1).
Enfin, dans les cas où la légitimité n'était ni admise, ni même soute-
nue, la loi assurait encore à l'enfant illégitime une sorte d'inscrip-
tion régulière avec des formalités toutes spéciales (2).
La naturalisation aussi, faveur si souvent accordée par les Athé-
niens à leurs bienfaiteurs, entraînait inscription au registre de la
phratrie. Vers le temps même où je rapporterais volontiers la plaque
d'Apollophanes, les Athéniens, voulant honorer et récompenser Héro-
dore, un étranger dévoué à leur cause, décident qu'il se fera inscrire
dans la tribu, dans le dème et dans la phratrie de son choix, et que
le trittyarque ou chef de la trittys fera exécuter la statue qui lui est
décernée (3).
Ajoutons à tout cela le Xv)l[iapxuov Yp<waxetov, ou registre de majo-
rité, où les jeunes Athéniens étaient inscrits à dix-huit ans, comme
capables d'exercer leurs droits politiques, de recueillir une succes-
sion et d'administrer leur fortune (apx.etv 1% X^ewç); que ce registre
était tenu par six magistrats ayant sous leurs ordres trente collabo-
rateurs; et nous aurons une idée à peu près complète des formalités
(1) Plaidoyer contre iVe'e'ra, § 59 et 60
(2) Diogéoianus, Proverbiu, V, 94, et Nonnus dans un texte cité par S. Petit, de
Legibus Atticis, p. 224.
(3) Rangabé, Antiq. hellén., n. 443. Même formule dans un autre décret, du
même genre {Ibid., n. 447), en l'honneur d'AudoUon, roi des Péoniens, et dans un
fragment, ibid., n. 2299, Cf. Ephém. archéol. d'Athènes, n. 3434, et L. Ross, die
Demen von Attika, p. 41, et dans le Corpus inscr. g>\, n. 101, une formule analogue :
xaTavetpat Sa aùxàvxat eiç Tftaxâoa r,v àv povXïyrai. De même n. 20G0 (décret des By-
zantins), 7nmYp*ptj{Aev 7to6' &v xa OéXy) twv ÉxaioorTijwv. Ces trentaines et ces centaines
sont les divisions civiles du municipe. A Athènes, et probablement au Pirée comme
à Athènes, on voit par Pollux (III, 52), que chaque phratrie était divisée en trente
YÉvïi, d'où l'expression yewirriK signalée plus haut, page 176. Le trittyarque figure
encore dans un décret athénien, n. 2298 des Antiq. helléniques de Rangabé.
178 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
légales qui consacraient, chez les Athéniens, les principaux moments
de la vie civile (1).
Le nom même de Irittyarque, que nous trouvons dans le décret
athénien en faveur d'Hérodore, et qu'emploient déjà Platon et l'ora-
teur Eschine, nous rappelle son synonyme (avec un sens plus spé-
cialement religieux, à ce qu'il semble) le phratriarque, qui figure
dans un discours de Démosthène, et que l'auteur d'un lexique ancien
définit « le chef d'une phratrie ou partie de la tribu divisée en
trois (2). » Ce rapprochement nous ramène à la plaisanterie d'Aris-
tophane, dont il semble que nous allons mieux comprendre le sens.
Car les colœarques et les ornitharques sont d'évidents travestisse-
ments du chef religieux et civil qui présidait aux actes collectifs
d'une division municipale dans Athènes, et qui, à ce titre, connais-
sant mieux que personne les citoyens inscrits sur les registres, était
appelé à leur délivrer leur carte civique pour les actes de la vie où
cette pièce pouvait être utile ou nécessaire.
Si chacune des, phratries ou triityes avait un chef, portait-elle un
nom distinct? On doit le croire, et deux de ces noms paraissent indi-
qués sur les monuments d'Athènes. Un fragment qui provient des
papiers de Fourmont (3) est ainsi conçu :
l]EPON
AII0AAQN02
EBAOMEI[OY
OPATPIA2
AXNIAAQN
« lepov AttoXXwvo; l6oo|j.£iou" cpparpiaç 'A-/vtaôîov. » C'est 1 inscription
d'un lieu consacré à Apollon, où les membres d'un phratrie, les
Achnmles (s'il n'y a pas erreur sur le nom propre), célébraient les
fêtes du septième jour $ êêSo^), c'est-à-dire précisément du jour où
l'on donnait un nom au nouveau-né, jour dont le souvenir même est
(1) Isée, discours Vil {Succession d'Apollodore), § 27, 28; Eschine, contre Ti-
iimrque, § 18, et la note du scoliaste sur ce passage; Pollux, VIII, 104; Harpocra-
tion, au mot Ar^tap/ixov ypajj.ij.aTcîov. Sur les sacrifices et les repas qui accompa-
gnaient cette solennité, voir le scoliaste d'Aristophane sur les Grenouilles, v. 798.
(2) Bekker, Anecdota greeca, 313, 27, où le texte offre, comparé aux textes déjà
cités, la variante ypairopia pour ypxrpia, d'où sfaxoptap/o:. Voir, pour plus de détail,
le Thésaurus d'H. E«tienne, aux mots Tptrrjapxo; et tl>paTpîapy_o:.
(3) Corpus inscr. gr.} n. 463. Cf. le commentaire de M. Boeckh sur le n. 82.
OBSERVATIONS HISTORIQUES, ETC. 179
en étroit rapport avec les cérémonies religieuses et civiles de la
phratrie (1).
Un autre fragment qui n'a été, je crois, publié jusqu'ici que par
M. Rangabé (2), contient, après quelques lignes incomplètes d'un
acte financier, les mots :
EIIAKPEÎÎN • TPITTY0[2
'Eraupétov xpiTxuo?, et comme ce fragment provient de l'acropole, il esl
difficile d'y méconnaître le nom de la trittys qui répondait à la ville
haute d'Athènes, peut-être de celle même qui adorait spécialement
une Minerve HoXiaç (on sait queTO'Xiçest un ancien synonyme d'dbcpo-
izokiç) ou axpaia (3). La coïncidence de ces renseignements avec la
quatrième ligne de notre plaque n'est-ellc pas bien frappante? Un
témoignage de l'orateur Eschine la rendra plus frappante encore.
Justifiant sa famille des imputations malveillantes et peut-être calom-
nieuses dont elle était l'objet, l'orateur avoue que son père a exercé
le métier d'athlète; mais il ajoute « qu'il a servi dans les armées
« d'Asie, qu'il s'y est distingué, qu'il était, par sa naissance, de la
« phratrie qui partage le culte des Etéobutades, et qui est en pos-
« session de fournir la prêtresse de Minerve Poliade (4). »
Ainsi dans ces antiques divisions de la cité athénienne, comme
dans celles de la cité romaine, se montre l'étroite alliance de la reli-
gion et de la vie civile. Outre le culte public et national, il y a le
culte plus particulier qui rappelle ce que l'on nommait, à Rome, les
sacra gentilicia (5). C'est à cette religion des antiques familles que
se rapportent et les confréries d'orgéons, dont l'objet et l'organisation
commencent à nous être mieux connus, grâce à quelques documents
(1) Voir le Thésaurus d'H. Estienne, au mot cE63o[xaY£vr;c, et la dissertation de
Petersen, Ueber die Geburtstagsf'eier bei den Griechen (Leipzig, 1858, in-8°).
(2) Antiquités helléniques, n. 448, où sont réunis et discutés par l'habile éditeur
les principaux textes anciens relatifs à ces divisions municipales d'Athènes. Pour
plus de détails sur l'histoire de cette organisation de la cité athénienne, V. SchiJmann,
Griechische Alterthibner, t. I, p. 39, 318 et suiv., 365, et t. II, p. 484; et l'impor-
tante inscription publiée par Ross, die Demen von Attika, p. 26.
(3) Pollux, IX, 40 (déjà cité par Eckhel à propos des Os&î àxpaîoi) : Ta 5; ôr,tj.6cria...
àx.pÔTïo),iç r,v xai àxpav av eÏttoi; xai TtoXiv, xai toùç èv aù-r, Osoù; àxpaiouç xai tioXieï;-
Sur tcô>.iç, dans le sens de citadelle, voyez Franz, Elem. epiyr.gr., p. 132, 134, 315.
(4) Eschine, de l'Ambassade, § 147.
(5) Tite-Live, V, 52 Cf. Hugo, Hist. du droit romain, $ 197, où se trouve expliqué
un usage singulier de la coemtio, relatif aux sacra primda, et que mentionnent,
plus ou moins directement, Plaute, Bacchides, IV, 9, 53; Cicéron, ad Dù\, VII, 29,
et pro Murena, c. 12.
180 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
épigraphiques récemment découverts (1), et les ôiacoi ou confréries
de ôiaswTai qui, comme la phratrie, n'étaient ouvertes qu'aux vrais
citoyens d'Athènes, de façon que la participation à leurs actes reli-
gieux devenait un signe de naissance légitime et d'inscription régu-
lière dans la cité, comme on le voit encore par le témoignage des
orateurs attiques (2).
Tous ces indices réunis, il manque, si je ne me trompe, bien peu
de chose à l'interprétation du petit monument qui fait le sujet prin-
cipal de nos recherches, et pour résumer ces recherches en quelques
mots, l'inscription de notre plaque peut être traduite ainsi sans trop
de hardiesse ;
Apollophanes
fils d'Hestiœus
petit-fils de Basilidès.
Phratrie de la Minerve Acrsea(ou de l'Acropole).
Il reste pourtant à expliquer comment cette pièce, que nous sup-
posons d'origine athénienne, nous revient des côtes de Phénicie? A
cette question, il est d'abord facile de répondre qu'un monument
aussi portatif peut, sans nul soupçon de fraude, se rencontrer bien
loin du pays où il a été fabriqué. D'ailleurs, les Athéniens étaient en
rapports fréquents de commerce et même de religion avec les côtes
de la Syrie. Les monuments funéraires d'Athènes offrent plusieurs
exemples d'inscriptions bilingues, moitié grecques, moitié phéni-
ciennes (3). Plusieurs Grecs de Sidon et de Tyr figurent sur les mar-
bres de l'ancienne Grèce et particulièrement sur ceux d'Athènes (4).
Une belle inscription de Délos nous montre la corporation religieuse
(1) Lexicon ap. Bekker, Anecd. gr., p. 286 : 'Op-yswvsç ■ cuv-rayu-â xi àvopwv
ôdiovSï], wç 10 twv y£vvr,Tâ)v xat çpaTÔpwv. Cf. l'article d'Harpocration sur le même-
mot, article où est cité un discours d'Isée, upoç 'Opyswva;, dont il reste quelques
fragments. Rangabé, Antiq. hellén., t. II, n. 809, 815, 1298. Un fragment inédit
de décret d'une de ces confréries est publié dans le Philopatris d'Athènes du 1er mars
1859.
(2) Isée, Discours IX (Succession d'Astyphilus), § 30, où la participation aux
ÛîaToi d'Hercule est invoquée comme une preuve de possession d'état. Sur les
6{a<KH, cf. Corpus inscr. grœc, n. 109 et suiv.
(3) Corpus inscr. grœc, n. 859 et 894 (la première de ces inscriptions est au
musée du Louvre); Éphémérides archéol. d'Athènes, n. 574. Cf. Ibid., n. 536, frag-
ment d'un monument semblable dont il ne reste plus que le texte phénicien et une
lettre du grec.
(4) Rangabé, Antiquités hellén., n. 750 b 1966, 2291; et 963, 967, 1976.
OBSERVATIONS HISTORIQUES, ETC. 181
des marchands et mariniers de Tyr, adorateurs de l'Hercule tyrien.
demandant et obtenant, à Athènes, le droit d'élever un sanctuaire à
la divinité qu'ils honorent d'un culte spécial (1). On a conservé le
titre et un fragment d'un discours de Dinarque, concernant le débat
qui s'était élevé entre les Phéniciens ( t les habitants de Phalère au
sujet de la prêtrise d'un temple de Neptune (2). Un acte déjà cité
plus haut nous apporte ici un témoignage plus précieux encore :
c'est le traité de bonne amitié conclu par les Athéniens, sur la pro-
position de Céphisodote, au temps de Démosthène, avec Straton, roi
des Sidoniens. Après les conventions d'usage, cet acte prescrit en
propre termes que le sénat fera faire des symbola pour servir à
reconnaître les agents respectifs d'Athènes chez le roi des Sidoniens,
et des Sidoniens auprès des autorités athéniennes (3). Ne serait-on
pas tenté de croire que notre plaque soit un de ces symbola? Le
caractère un peu mystérieux, à première vue, du monogramme que
nous interprétons par cppa-rpta s'accorderait assez bien avec l'idée d'un
signe de reconnaissance servant pour accréditer un agent du sénat
d'Athènes auprès d'un roi étranger. Mais je n'ose m'arrèter à cette
conjecture, trop séduisante peut-être pour qu'on Fadmette sur de
simples vraisemblances.
Les vraisemblances, d'ailleurs, ne sont pas toutes en faveur de
cette conjecture. En effet, d'abord la présence du c dit sigma lunaire
sur notre bronze (4) indique une date plus récente que celle où
M. Boeckh croit pouvoir rapporter l'acte conclu avec le roi de Sidon
(entre l'olympiade 101 et l'olympiade 103). Ensuite, le seul monu-
ment connu jusqu'ici qui réponde exactement au symbolon men-
tionné par le décret athénien, est une main de bronze trouvée, à ce
que l'on croit, dans les environs de Marseille et qui porte, en carac-
(1) Corpus inscr. grœc, n. 2271, inscription qu'il peut être utile de comparer
avec un monument de Puteoli {Corpus, n. 5853), attestant des rapports semblables
entre une ville grecque de l'Italie et la métropole de la Syrie ; et avec le n. 809 des
Antiq. hellén. de M. Rangabé, où nous voyons attesté le culte de l'Apbrodite sy-
rienne dans un temple d'Athènes.
(2) Denys d'Halicarnasse, sur Dinarque ; Harpocration, au mot 'AXôtty).
(3) Corpus inscr. grœc., n. 87 : ïloirp&aQia Se xat OTJjxêoXa r, pov).r, itpàç -rôv (îa<7i)ia
tov Stowviwv, Ô7KOÇ àv 6 5f|jAo; 6 'AOïjvatwv elSïp ëâv xi izépii-Q ô SiSwvîwv paaiXeù;
Seojasvo; tyjç uô).£w;, xat 6 paaiXeùi; ô Siowviwv zlo% ôtav mf^71?) *ivà û>; afrràv 6 89j[iOç 6
'A6r)va£wv. Cette expression nowjffat ou TOty^aTOat av^êola. upô; est précisément celle
qu'on retrouve deux fois dans le VI^ papyrus grue de Londres, lignes 36 et 62.
(h) Il est vrai que des formes arrondies déjà fort analogues au sigma lunaire se
rencontrent sur les monnaies d'Athènes dès le tem; s des premières séries à mono-
grammes. Voir M. Reulé, Monnaie d'Athènes, p. 162.
[82 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
tèrcs du troisième siècle avant J.C. ou environnes trois mots : oufiêoXov
■xpo? OùeXauviou?. Rapproché des textes de Xénophon, qui dit Seîjtiç
oepEiv ou icépiceiv, de Tacite qui dit : dextrœ, hospitii insigne, et ail-
leurs: dextras, concordiœ insignia syriaci exercitus nomine ad prœ-
torianos ferentem. le monument de Marseille (i) autorise 3 croire que
ces témoignages de la bonne amitié entre deux peuples ne portaient
pas le nom de la personne appelée à s'en servir comme d'une marque
de créance. C'était donc quelque main de bronze ou autre figure
semblable que les Athéniens devaient faire fabriquer pour être le
signe ou le symbole (ici le mot peut être employé avec son acception
moderne) de leur bonne amitié avec le roi de Sidon. Le bronze
d'Apollophanes ne répond pas précisément à cette destination.
Enfin, dans tous les actes politiques, décrets du sénat et du peuple,
décrets des tribus (<puXa(), décret des dénies, dans les inscriptions
funéraires (et les monuments authentiques de ce genre se comptent
aujourd'hui par centaines, presque par milliers), le cilo\en d'Athènes
n'est jamais désigné que par son propre nom, celui de son père et
celui du dème auquel il appartenait. C'est même à cet usage que nuus
devons d'avoir retrouvé les noms de presque tous les dénies de l'At-
tique (2). L'absence de toute indication relative à la phratrie, sui-
des monuments si nombreux et si divers, ne peut être accidentelle.
Elle ne l'est pas non plus sur ce petit bronze du Musée britannique,
»
qui porte, en caractères du temps des Séleucides : 'AvTiyovo,- 'Hçisîovtoç
KuviT»]ç (3). Cela s'accorde très-nettement avec un témoignage précis
de Démosthène (4), et cela tient sans doute à ce que, dans l'organi-
(1) Corpus inscr. grœc, n. 6778. Cf. Xénophon, Anabase, II, 4, § 1 ; Agési/as,
III, 4 ; Tacite, Histoires, III, 4 et II, 8; textes déjà rapprochés du (j'jfAëoXov gallo-grec
par l'éditeur berlinois.
(2) Voir les Recherches sur la topographie des dèmes de l'Attigue, par C. Han-
riot. 1853, in-8°.
(3) L'empreinte m'en a été communiquée par mon honorable confrère, M. Cureton.
M. Birch ne connaît pas la provenance de ce petit monument, qui paraît être inédit.
(4) Contre Béotus, I, § 7 et suiv.
OBSERVATIONS HISTORIQUES, ETC. 18i>
sation républicaine d'Athènes, la tribu et le dème étaient les vraies, les
seules subdivisions politiques de la cité. La phratrie et sa subdivision
en familles ou races (yÉvri) ne s'étaient maintenues que comme institu-
tions civiles et religieuses. Ce qui est certain, c'est que l'inscription
parmi lesdémotes était distincte de l'inscription parmi les phratores.
Il y a donc lieu de croire que la mention d'un nom de phratrie sur
la pièce qui nous occupe répond à quelque destination spéciale dans
Tordre civil et religieux. Cette pièce n'est pas une marque de créance
pour servir à l'envoyé d'Athènes auprès d'une ville étrangère; ce
n'est pas la simple carte civique ou ya)ocE~ov dont parle l'auteur du
premier discours contre Béotus (à celle-ci répond, trait pour trait, le
petit bronze du Musée britannique) ; c'est plutôt la carte d'un phrator
qui voulait se faire reconnaître de ses compatriotes et confrères à
l'étranger, pour prendre part avec eux aux actes pieux que prescri-
vaient les règlements de leur corporation. La langue altique avait
aussi un verbe (cpparpiÇsiv ou cpparptoféeiv) pour cet exercice des droits
et cet accomplissement des .devoirs communs aux membres d'une
même phratrie (1); et le fragment de Cralinus le Jeune, que j'ai
déjà cité plus haut, représente piécisément un Athénien qui vient se
faire ainsi reconnaître des membres de sa phratrie.
Que si l'on tenait à grossir le personnage de notre Apollopbanes,
on pourrait remarquer encore que du monogramme gravé sur son
symbolon on dégage assez facilement une lettre et même deux lettres
de plus que nous n'avons fait jusqu'ici, je veux dire un X et un 0.
Cela permettrait d'allonger le mot représente par ce monogramme et
de considérer Apollopbanes comme un ^paxpiap/oç, c'est-à-dire, pour
nous autres Parisiens, à peu près comme un maire d'arrondisse-
ment.
Mais qu'importe, après tout, que cette petite plaque de bronze soit
la carte .civique d'un simple phrat or ou d'un chef de phratrie? Un
intérêt plus sérieux s'attache aux souvenirs mêmes qu'elle réveille.
L'Apollophanes que nous retrouvons ici n'est probablement aucun
de ceux qui nous sont déjà connus pour' avoir fait quelque ligure.
en Grèce, dans les sciences ou dans les lettres. Ce n'est ni le poêle
comique, ni le philosophe pythagoricien ou stoïcien, ni le rhé-
teur, ni le médecin (2). C'est un de ces nombreux et obscurs per-
(1) Voir l'important fragment d'une loi athénienne cité par Ilarpocration, au mot
NavtoôÉxou.
(2) Fabrioins, Bibliotheea grœca, t. I, p. 831 ; II, p. Û22; III, p. 5/iO; VI, p. 123,
éd. llailes.
184 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
sonnages qui doivent au hasard d'attirer un instant sur eux la
tardive attention de la postérité. Mais l'ensemble des sages institu-
tions dont nous avons retrouvé à cette occasion le témoignage, soit
dans les écrivains, soit sur les monuments d'Athènes, forme un ta-
bleau curieux pour l'observateur philosophe. Il manque beaucoup
encore à la précision de Y état civil chez les Athéniens; mais on y
remarque la vive empreinte de leur démocratie, on y voit déjà l'es-
prit môme de cette civilisation savante dont nous sommes les héri-
tiers. Ces déclarations de naissance qui se font en présence d'un
corps de citoyens liés entre eux par une lointaine communauté du
sang et par la communauté plus durable du culte ; cet examen scru-
puleux des témoignages, ce vote après l'examen, voilà bien des
règlements du législateur qui voulait que, par tous les actes de la
vie civile comme de la vie politique, l'Athénien fût sans cesse en
haleine, si je puis ainsi dire, sans cesse attentif à ses devoirs comme
à ses droits, gardien jaloux de la pureté de sa race et des libertés de
sa patrie. Ces cérémonies religieuses qui accompagnent l'inscrip-
tion au registre de l'état civil et la constatation du mariage, voilà
bien l'esprit d'une société que troublaient beaucoup de passions, que
déshonoraient beaucoup de vices, mais où nous admirons aussi le
continuel effort de la conscience et de la loi pour les combattre.
Tant de formalités, tant de serments et d'écritures, n'est-ce pas l'es-
prit même de nos codes modernes, qui témoignent de leur respect
pour la personne humaine en assurant, par mille précautions et
mille garanties, les constatations d'identité si nécessaires à l'ordre
public, au gouvernement des familles, à la justice. Je ne sais même,
en cela, si les Romains, ces scrupuleux juristes, ont eu tous les
scrupules, imité toutes les formalités de la loi athénienne. Il semble
du moins qu'ils aient de tout temps attribué à la preuve testimoniale
une importance plus grande encore que celle qu'elle avait dans le
droit attique. On voit chez eux, de bonne heure, c'est-à-dire dès le
règne de Servius Tullius, l'essai d'une constatation annuelle du
nombre des naissances, des majorités et des décès (1). L'état mor-
tuaire, un peu confondu avec le service des pompes funèbres, nous
apparaît, sous la république, comme une administration régulière
(rationes Libitinœ) qui pouvait venir en aide et servir de contrôle
(1) Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines, IV, 15, qui déclare écrire d'après
le vieil annaliste L. Pison. Cf. Polybe, II, 23, § 9 et 24, § 10: àTtoypacpai et xaTtx-
ypasal twv èv r,/.-.y.iai; « registres des Italiens en état de porter les armes. »
OBSERVATIONS HISTORIQUES, ETC. 185
aux opérations du cens (i). Dès le premier siècle rie l'empire, le
registre des naissances était tenu par le préteur, et devait êtresur-
' tout invoqué par les pères qui réclamaient le bénéfice de la loi pour
avoir donné trois enfants à l'État (jus trium liberorum). Ce registre
était déposé aux archives publiques (2). Une loi de Marc-Aurèle
régularisa pour Rome et élendit aux provinces l'usage de la décla-
ration obligatoire devant un magistrat dont le registre faisait auto-
rité (3), et nous savons par un texte précis d'Apulée que le registre
des naissances portait, outre le nom des parents et celui de l'enfant,
la date marquée par le nom des consuls et la signature de l'officier
public (4). Néanmoins il est curieux de voir combien, dans les
codes, ces témoignages écrits sont rarement invoqués; dans le cas
même où ils le sont, leur autorité n'est pas péremploire et ne sup-
plée pas, comme chez nous, à mainte autre preuve. Pour la preuve
du mariage surtout, l'absence d'écritures authentiques ressort d'une
foule de textes précis des jurisconsultes et des princes (5). A cet
égard les dissemblances de la loi athénienne nous frapperont d'au-
tant plus si nous admettons, avec beaucoup d'auteurs anciens, que
la loi môme des Douze Tables, ce vieux monument du droit répu-
blicain, ait été rédigée d'après les lois de Solon.
En deux points seulement les deux législations se rencontrent.
D'abord toutes deux ont pour objet de protéger la cité, de préserver
la famille de tout mélange d'un sang étranger; puis elles s'ac-
cordent dans un égal dédain pour la condition de l'esclave. L'état
civil, chez les nations chrétiennes, a donc sur les règlements qui y
répondent chez les Grecs et chez les Romains l'incontestable avan-
(1) Tite Live, XL, 19; XLI, 21 ; Suétone, Néron, c. 39. Cf. Horace, Satires. II, 6,
v. 19.
(2) Juvénal, Satires, IX, 83-84 et la note du scoliaste sur ce passage; Jules Capi-
tolin, les Trois Gordiens, c. 4; Digeste, XXII, 3, 1. 29 ; Code Just., IV, 21,
1. 6; V, k, 1. 9. Les textes de Suétone, Tibère, c. 5, et Caligula, c. 9, se réfèrent
plutôt à l'autorité du Journal de Rome, en l'absence de la professio natalis ; de
môme le texte de Dion Cassius, XLVII1, hh. Au contraire, Lampride, Diadumène,
c. 6, mentionne certainement le registre des naissances, ce qu'un texte grec du
Digeste (XXVII, 1, 1. 1, § 1) appelle TcaiSoYpaçîat.
(3) J. Capitolin, Antonin le Philosophe, c. 9. Cf. Digeste, XXII, 3, I. 29.
(Il) Apologia, c. 89. Cf. Servais, ad Georgica, II, 502, texte que M. V. Le Clerc
paraît avoir, le premier, signalé à l'attention des critiques dans son savant ouvrage
sur les Journaux chez les Romains, p. 200.
(5) Code Just., V, h, 1. 9, 13 et 22; Digeste, XXIII, 1, 1. 7; Cf. XX, 1, U et 5 ;
Gaius, Instit., I, 112; textes qui m'ont été obligeamment indiqués par M. G.
Boissonade.
iv. 13
186 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
tage d'une protection plus égale des personnes, comme il a celui de
constater avec une exactitude plus durable les droits et les devoirs
qui dérivent des rapports que la naissance et le mariage établissent
entre les citoyens. Mais, nous ne pouvons l'oublier, et ce contraste
porte avec lui son enseignement, la régularité dont aujourd'hui
nous sommes justement fiers est elle-même de date assez récente.
On en peut voir les preuves dans le mémoire qu'a publié naguère
sur ce sujet M. Berriat Saint-Prix. Longtemps l'Église a seule tenu
registre de l'état des personnes, et cela presque uniquement à l'occa-
sion des sacrements qu'elle administrait; et cette prédominance de
l'Église a pu suspendre pendant près d'un siècle l'action utile de la
loi pour les sectes dissidentes. L'ordonnance de Villers-Cotterets,
en 1539, et celle de Blois en 1579; puis les éditsde 1667 et de 1736;
enfin les lois qui précèdent ou suivent de près la révolution de 1789,
marquent les vicissitudes et les lents progrès d'une institution dont
les bienfaits nous frappent moins peut-être qu'ils ne devraient le
faire, parce que nous ne songeons plus aux laborieux efforts qu'elle
a causés (1).
E. Egger.
(i ) Voir les Recherches de M. Berriat Saint-Prix sur la législation et la tenue
des actes de l'état civil depuis les Romains jusqu'à nos jours, t. IX des Mémoires de
la Société des antiquaires, p. 245-293; et l'ouvrage du docteur J. N. Loir sur l'état
civil des nouveau-nés. Paris, 1854, iu-8°.
NOTE
SUR LE COMMERCE EN GAULE
AU TEMPS DE DAGOBERT
d'après des diplômes mérovingiens
Parmi les diplômes de Dagobert Ier qui nous ont été conservés, il
en est un relatif à l'abbaye de Saint-Denys qui nous parait offrir de
précieux renseignements sur le commerce pendant le règne de ce
prince et sur les impositions dont les marchandises étaient frap-
pées vers le milieu des temps mérovingiens. Ce diplôme, dontMabil-
lon a bien établi contre Lecointe (1) l'authenticité et que vient en
outre confirmer un passage des Gesta Dagoberti (2), a élé publié par
Doublet dans son Histoire de l'abbaye de Saint-Denys (3), reproduit par
dom Bouquet au tome IV des Historiens de France (4), puis édité de
nouveau par M. Pardessus, continuateur de Bréquigny et de Laporte-
Dutheil pour la collection des Chartes et diplômes (5). Il est daté
de Gompiègne, à la deuxième année de Dagobert (en Neustrie), 629.
Son style a toute la barbarie du langage de ce temps : confusion,
(1) Mabill., Annal. Benedict., 1. 1, p. 345.— Lecointe, Annal, eccles., t. II, p. 824.
(2) Annuale mercatumquod fit post festivitatem ipsorum excellentissimoruro mar-
tyrum prope idem monasterium eideui sancto loco... Dagobertus concessit. Gesta
Dag., XXXIV; dans les Hist. de France^ t. II, p. 588.
(3) P. 655.
(4) P. 627. %
(5) Diplomata et Chartœ, t. II, p. 4 et 5.
188 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
altération des mots, oubli de la syntaxe; cependant il est moins
inintelligible et un peu moins en décomposition que les diplômes du
siècle suivant. En voici une traduction avec le texte en note (1) :
DIPLÔME DE DAGORERT Ier, ROI DES FRANCS, INSTITUANT UN MARCHÉ
A SAINT-DENYS, 629.
« Dagobert roi des Francs, homme illustre, aux comtes Reuthon,
« Vuliîon, Raucon, et à tous nos agents, vicaires, centeniers et autres
« administrateurs de notre État : Que votre sollicitude et votre pru-
« dence sachent que nous avons voulu instituer en l'honneur de notre
« seigneur et glorieux patron, Denys, un marché annuel, à l'époque
« de la messe du 7 des ides d'octobre, pour les négociants de notre
« royaume et ceux d'outre-mer.- Ce marché sera établi sur la
« voie qui aboutit à Paris, au lieu appelé Pasellus S. Martini.
« Que tous nos envoyés sachent que les marchands venant à ce
« marché, de toutes les cités de notre royaume, particulièrement des
« ports de Rouen et de Vie, et les marchands venant d'outre-mer,
« pour acheter du miel, du vin et de la garance, seront cette année,
« la prochaine, et dans tout le temps antérieur à la troisième,
« exempts des droits de tonlieu.Mais à partir de ce moment et par
« la suite, tout charroi de miel paiera au compte de Saint-Denys
« deux sous; et de même tout charroi de garance deux sous. Les
« Saxons, les gens de Vie, de Rouen et de toutes les autres cités
« devront payer pour leurs navires douze deniers par charroi, plus
(1) Dagobertus rex Francorum, vir inluster, Reuthone, Vulfione, Raucone comi-
tibus et omnibus agentibus nostris, vicariis, centenariis et ceteris ministres reipu-
blica nostre. Cognoscat solicitudo et prudentia vestra qualités voluimus et constitui-
mus in honore donini et gloriosi patroni nostri Dyonisii mercatum construendo ad
missa ipsa qua? avenit septimo idus octobris, semel in anno, de omnes negotiantes in
regno nostro consistentes, vel de ultra mare venientes in illa strada que vadit Pari-
sius civitate, in loco qui dicitur Pasellus Sancti Martini. Et sciatis nostri missi ex
hoc mercato etomnescivitat.es in regno nostro, maxime ad Rothomo porto etWicus
porto qui veniunt de ultra mare, pro vina et melle vel garantia emendum; et isto et
altero anno, seu ante, sit ipse theloneus indultus usque ad tertium annum. Et inde
in postea, de unaquaque quarrada de melle persolvant partibus S. Dionysii solidos
duos; et unaquaque quarrada de garantia illi similiter solidos duos; et Saxones et
Vicarii ei Rothomenses, et ceteri pagenses de alias civitates, persolvant de illos na-
vigios, de unaquaque quarrada, denarios duodecim, et vultaticos et passion aticos,
per ommes successiones et generationes illorum, secundam antiquam consuetudi-
SUR LE COMMERCE EN GAULE. 189
« les vultatiques et passionatiques (droits de roulement et de pas-
« sage), à perpétuité, suivant l'antique usage. Nous ordonnons en
« outre que le dit marché ait la durée de quatre semaines, pour que
« les négociants de Lombardie, d'Espagne, de Provence et des
« autres régions puissent s'y rendre. Nous voulons et enjoignons ex-
« pressentent que nul négociant n'ose commercer, aux environs de
« Paris, sur un autre marché que celui que nous instituons et réglons
« en l'honneur de saint Denys. Et si quelqu'un enfreint cette pres-
« cription, il paiera pour le compte de Saint-Denys le ban qui nous
« serait dû (on appelait bannum l'amende encourue par ceux qui
« avaient enfreint un édit royal). Enfin nous prescrivons et nous
« vous mandons expressément à vous, à vos agents subalternes, et
« successeurs présents et à venir, que jamais aucune entrave, ni de
« votre part, ni de la nôtre^ dans la ville de Paris, ni à ses portes
« dans le pays, ne soit apportée à Saint-Denys, au sujet de ce marché,
« en ce qui concerne les tonlieux, navigiens, portatiques, pontati-
« ques, rivaliques, vultatiques, thémonatiques, chespetatiques, pul-
« veratiques, foratiques, mestatiques, laudatiques, saumatiques, sa-
« lutatiques. Tout ce qui, detous, sur ce marché etses marchandises,
« devait nous être attribué à nous et au fisc public, est accordé à
« perpétuité à Saint-Denys et à ses agents, par cet instrument de
« notre bienveillance et de notre autorité. Et pour que cetle ordon-
« nance en faveur du lieu saint ait une durée plus stable aujourd'hui
« et dans 1 avenir, nous avons résolu de lui donner la confirmation
« de notre souscription et du seing de notre anneau. Dagobert roi,
« j'ai souscrit. Dado a présenté le sceau. » (Dadoou saint Ouen était
nem. Tubemus etiam ut ipse mercadus per quatuor septimanas extendatur, ut illi
negociatores de Longobardia, sive Hyspanica, et de Provencia, ac de alias regiones,
illuc advenire posssent. Et volumus atque expresse precipiuius ut mullus negociator
in propago Parisiaco audeat negotiare nisi inillo mercado quem in honore S. Diony-
sii constituimus vel ordinamus; et si quislibet hoc fecerit, bannum nostrum pro
hoc persolvat ad partem S. Dionysii. Precipimus denique et expresse vobis manda-
mus, et omnes agentes, seu juniores vel successores vestros présentes et venturos, ut
nullo unquam ïmpedimento pars S. Dionysii de ipso mercado habeat ex parte nostra'
et vestra, neque intra ipsa civitate Parisius, neque ad foras in ipso pago de ipsos
theloneos vel navigios, portaticos, pontaticos, rivaticos, rotaticos, vultaticos, tliemo-
naiicos, chespetaticos, pulveraticos, foraticos, mestaticos, laudaticos, saumaticos,
salutaticos, omnia et ex omnibus, quicquid ad partem nostram vel fisco publico, de
ipso mercado, ex ipsa mercimonia exactare potuerit, pars S. Dionysii vel sui agentes
in perpetuo habeant per hanc nostram indulgentiam et auctoritatem. Et ut hec
nostra preceptio ad ipso loco sancto nostris et futuris temporibus firmior habeatur,
manus uostre subscriptionibus eam subter decrevimus roborare et de anulo nostro
190 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
référendaire; on appelait ainsi l'officier dans les mains duquel le
sceau était déposé.) « Donné le troisième des kalendes d'août, la
« seconde année du règne de Dagobert, à Gompiègne. Féliciter in
« Dei nomme, amen. »
Ce diplôme nous enseigne une suite de faits intéressants : 1° Dago-
bert établit près de Paris, dansla direction deSaint-Denys, un marché
annuel; 2°parmi les principales denrées qui y étaient débitées, le vin,
le miel et la garance figurent en grande abondance ; 3° les relations
commerciales de la Gaule s'étendaient assez loin dans les pays étran-
gers, car on y venait trafiquer, non-seulement de nos villes commer-
çantes, telles que Rouen et Vie, mais aussi des régions avoisinantes ;
4° la durée du marché était fixée à un mois, pour permettre aux
étrangers de s'y rendre; cet espace d'un mois nous donne en partie
la mesure du temps alors jugé nécessaire pour traverser la Gaule
et se rendre de Lombardie à Pans; o° les marchandises subissaient
de nombreux impôts dont nous pouvons, à l'aide des noms qui leur
sont donnés, rechercher le caractère. Nous allons examiner ces divers
faits séparément.
Il faut d'abord bien se garder de confondre le marché institué
par notre diplôme avec la célèbre foire connue sous le nom de Lan-
dit, Indictum. Celle-ci ne date, comme Lebeuf l'a amplement dé-
montré (1), que des premières années du douzième siècle, et elle eut
son siège dans la plaine qui s'étend entre Saint-Denys et Montmartre,
tandis que notre marché s'allongeait sur la route qui conduit de Saint-
Denys à Paris. De plus il n'eut pas la longue durée que semblait lui
promettre la concession à perpétuité faite par le diplôme de Dagobert.
Dès celte époque il y avait lutte entre le clergé, auquel d'immenses
donations étaient accordées, et l'administration civile, qui se voyait
de la sorte privée d'une grande partie de ses revenus. C'est ainsi
qu'un comte de la cité de Paris nommé Gairin revendiqua, fort peu
de temps après Dagobert, une part des profits considérables dont l'a-
bandon avait été fait à l'abbaye, et en obtint par force, disaient les
agents de Saint-Denys, le partage. De plus le marché, à la suite d'un
désastre qui n'est pas spécifié, avait été transféré du bourg de Saint-
sigillare jussimus. Dagobertus rex subscripsi. Dado obtulit. Datum sub die III kal.
Augusti, anno secundo regni Dagoberti, Compendio. Féliciter in Dei nomine, amen.
(1) Histoire du Landit de la plaine Saint-Denys, dans la Descript. dudioc, de
Paris, t. III, p. 246 et suiv.
SUR LE COMMERCE EN GAULE. 191
Denys dans l'intérieur de Paris, entre les basiliques de Saint-iMartin
et de Saint-Laurent. Ces faits ressorlent d'un diplôme du roi Childe-
bert III, daté de l'an 710. A ce moment la querelle entre le mo-
nastère et l'autorité séculière se réveille, et nous voyons d'un côté
les agents de Saint-Denys, de l'autre ceux du maire Grimoald, fils
de Peppin d'Héristal, se présenter devant Childcbert III, dans sa
villa de Maumaques. Les premiers, munis de leur diplôme de Dago-
bert qu'ils déploient et relisent, réclament les droits provenant du
marché dans leur intégrité; les seconds prétendent que depuis long-
temps déjà le comte du pays de Paris est dans l'usage d'en prélever
la moitié au profit du fisc, et invoquent cette prescription. Le roi
décida contre son maire du palais en faveur de l'abbaye (1).
L'auteur anonyme des Gesta Dagoberti nous raconte également dans
un texte très-intéressant les largesses de Dagobert à l'égard de Saint-
Denys. « Dagobert, dit-il, grandissant chaque jour davantage dans
l'amour du martyr saint Denys et de ses compagnons, à cause des
vertus admirables et journalières de leur tombeau, abandonna à
leur basilique divers espaces de terrain dans l'intérieur et à l'exté-
rieur de Paris, ainsi que la porte même de cette ville qui est située à
côté de la prison de Glaucin. Celte porte, dont le marchand Salomon,
son fournisseur, avait alors la surveillance, lui fut cédée avec toutes
les redevances qu'il était d'usage de remettre à la cassette royale, et
le roi Dagobert confirma cette donation à perpétuité par l'autorité
d'un diplôme souscrit de son nom et marqué de son cceau (2). »
(1) ... Agentes venerabili viro Dalfine abbate de baselica peculiaris patronis nostri
S. Dionisii. .. dicebant quasi agentes ipsius viro Grimoaldo majorem-domus nostri,
eciam et comis de ipso pago parisiaco, medietate de ipso teleneu ejusilem tollerent.
Aserebant econtra agentes ipsius viro Grimoaldo majorem-domus nostri quasi de
longo tempore talis consuetudo fuissit ut medietate exinde casa S. Dionisii receperit,
illa alia medietate illi comis ad partem fisci nostri. Intendibant econtra agentes
S. Dionisii quasi hoc Gairinus, quondam, loce ipsius Parisiace comis, per forciahunc
consuetudinem ibidem min'sset et aliquando ipsa medietate de ipso teleneu ejusdem
exinde tullissit: sed ipsi agentes hoc ad palatium sogessissent et eoruin preceptionis
integritate semper rénovassent... Chart. et Dipl., t. II, p. 285-286.
(2) Dagobertus rex in amore sœpe dictorum martyrum Dionysii sociorumqueejus,
propter magnificas quas ad eorum veneranda sepulcra cotidie Dominus operabatur
virtutes, magis ac magis gliscens, areas quasdam infra extraque civitatem Pari>ii, et
portam ipsius civitatis, quac posita est juxta carcerem Glaucini, quam negociator suus
Salomon eo tempore praevidebat cum omnibus teloneis, quem ad modum ad suam
cameram deserviri videbatur, ad eorum basilicam tradidit, et per prœcepti sui
auctoritatem perpetualiter id mansurum esse, proprii nominis subscriptioue atque
anuli impressione firmavit. Gesta DagoO., C. XXXIII.
192 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Ce texte nous montre l'existence d'une prison près d'une des
portes de Paris. Il nous fait aussi savoir que les revenus des portes
étaient affermés à des marchands. Le diplôme portant cette conces-
sion a péri ; mais est il vraisemblable que l'auteur anonyme des
Gesta, qui écrivait au neuvième siècle et qui résida dans l'abbaye de
Saint-Denys, le vit avec d'autres également perdus dont il fait aussi
mention.
Je crois que le pasellus Sancti Martini du diplôme de Dagobert
représente une passerelle jetée sur le ruisseau de Ménilmontant, au-
jourd'hui supprimé, et qui coulait de l'est à l'ouest, allant se jeter à
la rive droite delà Seine au-dessus du pont actuel des Invalides. L'é-
glise Saint-Martin des Champs était en effet située à peu de distance
au-dessous de ce ruisseau et avait donné son nom à un pont, comme
nous le voyons par un diplôme postérieur du roi Louis VI reproduit
par Doublet dans son Histoire de Saint-Denys (1). Le diplôme de
Childebert III nous a aussi appris que le marché ayant dû être
transféré dans l'intérieur de Paris à la suite d'une catastrophe, fut
établi entre l'église Saint-Laurent, qui était, comme on le sait, sur
le chemin de Saini-Denvs, et celle de Saint-Martin des Champs; sans
doute près de la passerelle pasellus Sancti Martini, où il commen-
çait autrefois. Il est évident qu'il ne s'agit pas ici d'un pont jeté sur
la Seine, puisque les églises Saint-Laurent et Saint-Martin desChamps
étaient assez éloignées du fleuve, et cette passerelle, c'est-à-dire le
ruisseau sur lequel elle était jetée, devait former sur ce point la
limite septentrionale du Paris de Dagobert (2).
Les Saxons dont il est fait mention dans notre diplôme paraissent
être ceux de la côte d'Angleterre. Il y avait bien des établissements de
Saxons en Gaule, près de Bayeux, Saxones Bajocassini, et près de
Nantes (3); mais la mention qui est faite de négociants d'outre-mer
rend plus vraisemblable la supposition qu'ils venaient des États mé-
ridionaux de l'Heptarchie anglo-saxonne. Quant à YHispania, men-
tionnée à côté de la Provence, ce peut n'être que la Septimanie,
(1) Ne qua mansio vel inhabitatio a prœdicto burgo usque ad ecclesiam S. Lau-
rentii quae sita est prope pontein S. Martini de Campis, et ex altéra parte stratae
regiîB ad eadem villa S. Dionysii, usque ad alium pontem prope Parisium juxta
domum leprosam.
(2) J'ai l'intention de revenir, dans un prochain article, sur les positions de la
passerelle de S. Martin et de la prison de Glaucin, et d'y joindre quelques autres
éléments propres à faciliter la restitution archéologique du Paris mérovingien.
(3) Grég. de Tours, Hist. ecclés., X, 9; Fortunat, 1. III, c. 9.
SUR LE COMMERCE EN GAULE. 193
car le nom d'Espagne a été appliqué à cette partie de la Gaule, plus
tard appelée Languedoc, que les Visigoths possédèrent jusqu'au
temps de Charles Martel.
Vicus, quel'on appelait aussi Quentovicus. était un port très fré-
quenté sous les Mérovingiens; plusieurs triens portent son nom. 11
était situé sur le petit fleuve de Canche, comme la forme Quento-
vicus l'indique. L'invasion des sables l'a ruiné, et c'est Etaples,
avec une fortune modeste, qui l'a remplacé dans les temps mo-
dernes.
Le commerce était entravé sous les Mérovingiens par des impôts
multipliés. Le diplôme deDagobertque nous avons traduit en men-
tionne seize. Vultaticum ou voltaticum devait être une imposition
sur les voitures à roues. Passionaticum, dérivé sans doute du même
radical que passagium, mot de ce latin barbare, est un droit de tran-
sit peut-être, à travers les diverses cités. Theloneum, d'où le mot
tonlieu, nous paraît désigner les impôts d'une manière générale.
Ducange l'attribue plus particulièrement au prélèvement sur les
marchandises venues par mer. Telle cependant devait être la part
spéciale de l'impôt dit navigium. Le porlaticum se payait au passage
des portes des villes; peut-être aussi dans les ports? Le pontaticum
se payait pour les ponts. Lerivaticum devait être le droit imposé sur
le balage le long des berges des rivières. Le rotaticum, qui paraît
faire double emploi avec le vultaticum, payait l'entretien des routes
carrossables. Le themonaticum était frappé sur les limons des ctiars.
Le chespetaticum, ou cespitaticum, avait pour but l'entretien des ga-
zons. On sait en effet que les routes construites par les Mérovingiens,
et dont il reste des échantillons entre d'anciennes villas de leur temps,
n 'avaient plus lecaractère de solidité des voies romaines; elles ne con-
sistaient plus en constructions de pierres et de ciment; ce n'étaient que
de larges avenues où les chariots traçaient successivement deux ou
trois rangs d'ornières parallèles que l'on comblait les unes après
les autres.
Le pulveraticum, imposé sur les voitures et le bétail, était censé at-
tribué à réparer les dégradations faites aux voies; il est souventmen-
tionné par les actes des deux premières races, et toujours d'une façon
vague. Le foraticum, synonyme de foragium, est un droit sur le vin et
sur la bière, d'après Uucange et M. Guérard (1). N'est-ce pas peut-être
aussi un synonyme de portaticus, par fores, ou vient-il de foras, droit
(1) Appendice au Polyptique d'Irminon, p. 340.
l!)'i REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
d'exhibition? Le mestaticum était un droit de vente et d'échange, du
radical mutare. On ne trouve rien de satisfaisant pour le laudaticum:
ce mot a peut-être une parenté avec le laus, lauda, laudia, laudatio, qui
figure à coté du molvente pour désigner une transaction analogue dans
les textes du moyen âge : Debemus vendus et laudas percipere.—Lan-
dationes et venditiones sicnt hactenus habitœ sunt reddentur, etc. (1).
Le saumaticum doit être un impôt frappé sur les bêtes de somme, car
tel est le sens de saiima. Quant au salutaticum c'était, dans le moyen
âge, la prestation d'une redevance que les serfs payaient à leurs maî-
tres, accompagnée à ce qu'il paraît d'un salut d'où lui vient sonnom(2).
Ce n'est pas là ce dont il peut être question dans notre diplôme; mais il
est probable qu'il s'y agit de quelque présent fait aux personnages
importants, comtes et juges, des lieux par lesquels les marchandises
passaient.
On voit qu'il subsiste encore quelque incertitude sur la détermina-
tion bien nette de plusieurs de ces impositions; telles qu'elles sont
cependant, elles suffisent à nous faire savoir combien le commerce
était grevé de charges, sous des prétextes aussi futiles que multipliés.
On croirait, avoir tant de droits prélevés au nom de la voirie, que les
routes au moins ont dû en profiter et être soigneusement entretenues :
il n'en est rien; on laissait se dégrader les anciennes voies romaines;
ce n'était que de loin en loin qu'on les réparait; et la grande réputa-
tion qui s'est attachée à ce sujet au nom de Brunehaut montre que
les travaux de restauration entrepris par cette reine furent une ex-
ception. Les sommes considérables par lesquelles le commerce était
obligé de payer son droit de transit ne profitaient ni aux routes, ni
aux municipalités des divers lieux, puisqu'elles entraient dans le
trésor royal, ou étaient attribuées à titre de donations à des monastè-
res qui, grâce aux largesses des rois et des particuliers, ne tardaient
pas à se trouver en possession d'immenses richesses. Ces abus d'une
générosité suscitée par la superstition et les terreurs religieuses
furent nécessairement très-préjudiciables à la fortune publique et
contribuèrent à donner au clergé une influence et une action ruineu-
ses pour le pouvoir royal même qui l'enrichissait.
Mais un fait en ressortit dont nous recueillons aujourd'hui d'utiles
résultats: c'est la rédaction de ces actes si nombreux dont les débris.
(1) Ducange, Y° Laudare.
(2) Voir Ducange, V° Solutés
SUR LE COMMERCE EN GAULE. 195
trop rares apportent encore à l'histoire et à la géographie de pré-
cieux témoignages. Ils ont été jusqu'ici trop délaissés; les historiens
ont puisé dans les chroniques sans presque regarder les diplômes;
le moment est venu de les mettre en œuvre au profit de la philologie,
de l'archéologie, de l'histoire; on en peut encore tirer des faits nou-
veaux sur la condition et les hahitudes des générations qui vivaient
il y a dix et douze siècles sur le sol de la Gaule. Ils promettent sur-
tout à la géographie historique, avec leurs vastes énuméralions de
noms de lieux, une ample moisson, et c'est principalement sous ce
rapport que pour notre part, malgré les difficultés de cette tâche,
nous entreprendrons d'en tirer parti.
Alfred Jacobs.
ÉTUDE
SUR DIVERS MONUMENTS
DU RÈGNE DE TOUTMÈS III
DÉCOUVERTS A THÈBES PAR M. MARIETTE
Parmi les textes historiques mis au jour dans les grandes fouilles
dirigées à Karnak par M. Mariette, l'attention de ce savant archéo-
logue avait été attirée spécialement par une stèle de granit de deux
mètres de hauteur, sur laquelle figurait le roi Toutmès III devant
le dieu Ammon. Cette scène était accompagnée d'une inscription de
vingt-cinq lignes en beaux hiéroglyphes, presque entièrement
conservée et qui fut appréciée exactement par mon savant confrère
dès le premier coup d'œil. M. Mariette la désignait, dans une com-
munication lue à l'Académie des inscriptions au mois d'août 1859,
comme « contenant un discours du dieu, s'adressant à Toutmès
« dans un langage plein de grandeur et de poésie, et constatant par
« une glorification louangeuse les victoire du roi (1). » Un premier
essai de traduction, dont les fragments ont été insérés par M. Des-
jardins dans une étude sur les découvertes de M. Mariette (2),
montre que la forme littéraire de ce morceau avait été également
très-bien définie par M. Mariette. Il avait parfaitement indiqué
« l'espèce de psaume ou de chant cadencé » qui le termine, et dent
il a traduit la formule dix fois répétée. L'annonce de cette partie
des découvertes de M. Mariette se retrouve encore dans les numéros
(1) Voyez la Reçue de l'instruction publique du 15 septembre 1859, et le Bullettino
dell' Instituto di Corrispondenza archeologica, Rome, novembre 1859.
(2) Revue générale de l'architecture, octobre 1860, t. XVIII, colonnes 59, 60, etc.
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS . 107
du Moniteur des 2 et 3 juillet 1860, en sorte qu'on pouvait croire
qu'une publicité suffisante protégeait les droits de l'inventeur. Il est
cependant arrivé que malgré l'éclat que ces découvertes ont eu en
Egypte, et probablement même à la suite de la publicité qu'elles
avaient reçues, des empreintes de cette belle inscription ont été en-
voyées à M. Birch, sans que le nom de M. Mariette ait été Te moins
du monde articulé par son correspondant. C'est ainsi que notre
savant confrère du British Muséum, dont la parfaite bonne foi et la
délicatesse peuvent défier toutes les susceptibilités, a été amené à
publier le texte et la traduction de la stèle de Toutmès III, dans le
vingt-huitième volume de YArchœologia, en la considérant comme
un monument entièrement inconnu et sans prononcer le nom de
M. Mariette (1). L'habile directeur des fouilles de Karnak avait
désiré faire profiter les lecteurs de la Revue, aussi promptcment que
possible, de cette belle page de la littérature de la vingt-huitième
dynastie; il m'en avait remis une copie soigneusement faite à Thèbes
et due au crayon exercé'de M. Th. Devéria, sur laquelle je préparai
une traduction. Je devais néanmoins attendre, pour la publier, l'ap-
parition d'un ouvrage ardemment désiré par tous les savants, où les
principaux monuments sortis des fouilles ordonnées par le vice-roi
seront livrés à nos études par les soins de M. Mariette (2). Les pre-
mières livraisons nous étaient incessamment promises, et ce n'était
que justice absolue de laisser à M. Mariette la première publication
des monuments qui lui ont coûté tant de fatigues. Laplancbe donnée
dans YArchœologia par M. Birch rend de nouveaux délais inutiles.
et M. Mariette désire que nous discutions également la liste des
peuples vaincus par Toutmès, qu'il avait annoncée dans les mêmes
publications et dont la partie la plus importante est encore inédite.
I
STELE DE TOUTMES III TROUVEE A KARNAK
Ce monument consiste en un tableau suivi d'une inscription de
vingt-cinq lignes horizontales. (V. planche XV.) Le globe ailé sur-
(1) Ayant été averti de ces circonstances, M. Birch, dont les procédés envers ses
confrères sont toujours parfaits, m'a écrit immédiatement en me priant de témoigner
à M. Mariette le regret d'avoir ignoré jusqu'au nom de l'inventeur et les diverses
publications faites en son nom.
(2) C'est avec instance que nous supplierons le vice-roi, au nom de tuus ceux qui
108 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
monte la scène, suivant l'usage; il est accompagné de sa légende
habituelle Hut nuter aa nev pe-t. « Hut, dieu grand, seigneur du
ciel. » On sait que Hut est une désignation du soleil comme dieu
éponyme d'Edfou (dont le nom antique était Hut). La colonne d'hié-
roglyphes qui partage la scène en deux peut être rapportée soit à ce
dieu, soit au dieu Ammon-ra, qui n'est qu'une autre expression de
la même idée, c'est-à-dire la personnification du dieu suprême dans
le soleil, son image vivante. Cette colonne verticale se lit comme il
suit : Ta-w anx (1) nev ves anx tat tam nev senv nev wu-het nev ma
ra teta. « Il accorde toute la vie, toute la force vitale, la stabilité
« (la paix?) complète, toute la santé et tout le bonheur comme le so-
ft leil, à toujours. »
Les deux scènes qui remplissent le tableau, sous le disque ailé,
sont exactement semblables entre elles, sauf la nature de l'offrande
faite par le roi au dieu Ammon. A droite, Toutmès présente la liba-
tion, et à gauche, l'encens enflammé. Ammon est dans son rôle de
roi des dieux, seigneur du ciel, avec ses attributs ordinaires. Sa
légende se lit : Amon-ra suten neteru nev pe-t. « Amon ra, roi des
« dieux, seigneur du ciel ; » et puis : Ta-w anx nev ma ra, « il
« donne une vie complète, comme le soleil. » Devant lui, Toutmès III
est accompagné de sa légende royale : Nuter nowre nev ta-ti nev
(sa-u?) ra men xeper Tutmès ta anx. « Le dieu bon, seigneur des
« deux pays, seigneur des diadèmes, Ramenkheper-Tutmès, vivant. »
A droite, son offrande est ainsi caractérisée : er-takevah, « il offre la
« libation. » A gauche, on lit devant les jambes : Ari-t nuter-Senter
en Amon-ra : « Il donne l'encens à Amon-ra. » La déesse qui suit le
roi représente probablement la Thébaïde, car elle porte sur sa tête
le nom hiéroglyphique du nôme de Thèbes. Elle tient les armes du
roi, l'arc, les flèches et la hache de combat. -La légende, renfermée
dans un carré crénelé qui est devant ces personnages, doit désigner
une salle ou un temple; c'est ainsi que les noms de ces constructions
sont entourés. Le nom se lit ici xewte nev-s (2) : « En l'ace de son
« seio-neur, » ce qui avait sans doute trait à la position de l'édifice
qu'on a voulu désigner. On peut supposer également que la femme
s'intéressent à la science, de hâter la publication des résultats de ces fouilles; il aura
ainsi complété le bienfait de la savante exploration qui jettera sur son nom un lustre
ineffaçable.
(1) La lettre x représente le son kh.
(2) La planche de M. Birch est fautive dans ce nom et dans la légende de la liba-
tion ; elle doit être corrigée d'après les figures représentées sur notre planche en ces
deux endroits.
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 199
portant sur la tête le nom du nome de Thèbes personnitie le temple
en question.
Le texte de l'inscription principale se présente sous une forme
très-curieuse et qui frappe l'œil tout d'abord par sa disposition par-
ticulière. Après douze lignes écrites en prose d'un style pompeux H
relevé, l'auteur fait faire une sorte de tour du monde aux conquêtes
de Toutmès, dans dix versets qui sont appareillés entre eux Lui!
par la longueur des lignes où ils sont écrits que par la disposition
des idées et par la répétition d'une double formule initiale; puis il
termine son discours par trois lignes analogues à celui du début.
Quelques lacunes du monument jettent malheureusement de l'obscu-
rité sur la fin de ce texte précieux. Malgré la couleur poétique et la
hardiesse des images, nous pouvons traduire ce morceau presque
en entier. Nous n'aurons besoin de recourir aux conjectures que
dans un petit nombre de phrases, et nous les signalerons scrupuleu-
sement au lecteur. Nous ferons suivre notre traduction des remar-
ques qu'exige l'intelligence de ce texte précieux.
« Discours d'Amon-ra, seigneur des trônes du monde 1 1] : Viens
« à moi! tressaille de joie, en voyant mes faveurs, ô mon tils ven-
« geur! Ra-men-Kbeper, doué d'une vie éternelle. Je resplendis
« par ton amour, mon cœur se dilate à ton heureuse arrivée dans
« mon temple. Mes mains ont comblé [2] tes membres des forces de
« la vie, tes grâces plaisent à ma [3]. Je suis établi dans ma
« demeure [4] ; je t'apporte et je te donne la victoire et la puissance
« sur toutes les nations. J'ai fait pénétrer [5] tes esprits et ta crainte
« dans tous les pays, et ta terreur jusqu'aux limites des supports du
« ciel [6]. J'ai agrandi l'épouvante [7] (que tu jettes) dans leur
« sein; j'ai fait (retentir) tes rugissements parmi les barbares [8] ;
« les princes de toutes les nations sont réunis dans ta main. J'étends
« mes propres bras, je [9] lie pour toi et je serre en un faisceau les
« peuples de Nubie en myriades et en milliers, les nations du nord,
« millions [10] (de captifs?). J'ai jeté tes ennemis [11] sous tes
« sandales et tu as écrasé [12] les chefs obstinés. Ainsi que je l'ai
« ordonné, le monde dans sa longueur et dans sa largeur, l'occident
« cl l'oriejit te servent de demeure. Tu as pénétré chez tous les
« peuples, le cœur joyeux; aucun n'a pu résister à tes ordres; c'est
« moi qui l'ai conduit quand tu les approchais. Tu as traversé [13
200 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
« les eaux de la grande enceinte et le Naharaïn dans ta force et ta
« puissance. Je t'ai ordonné de leur faire entendre tes rugissements
a jusque dans leurs cavernes [14] et j'ai privé [15] leurs narines des
« souffles de la vie. J'ai fait [16] pénétrer tes victoires dans leurs
« cœurs. Mon esprit [17], qui réside sur ta tète, les a détruits [18];
« il a ramené captifs (les peuples [19] de Ad*?), liés par leurs che-
« yelures ; il a dévoré dans ses flammes ceux qui résident [20] (dans
« leurs ports?); il a tranché la tête des Aamus sans qu'ils pussent [21]
« résister, détruisant jusqu'à la race de ceux qu'il saisissait. J'ai
« donné à tes conquêtes le tour du monde entier; l'uraeus de ma
« tête a répandu sa lumière sur tes sujets [22]; aucun rebelle ne
« s'élèvera contre toi sous la zone du ciel : Ils viennent tous, le dos
« chargé de leurs tributs, se courber devant la majesté, en se con-
« formant à mes ordres. J'ai énervé les (ennemis [23] confédérés?)
« sous ton règne; leurs coeurs sont desséchés [24] et leurs membres
« tremblants. »
Verset 1. « Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les princes de
« Tahi; je les ai jetés sous tes pieds à travers [25] leurs contrées. Je
« leur ai fait voir ta majesté tel qu'un seigneur de lumière, éclai-
« rant leurs faces, comme mon image. »
jfr 2. « Je suis venu, je l'ai accordé de frapper les habitants de
« l'Asie ; tu as réduit en captivité les chefs des peuples des Ratennu.
« Je leur ai fait voir ta majesté, revêtue de ses ornements: tu sai-
« sissais tes armes et combattais sur ton char. »
j"- 3. « Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les peuples de
« l'orient, tu as marché dans les provinces [26] de la terre sacrée
« (ta miter). Je leur ai montré la majesté, semblable à Seschet [27]
« qui projette la chaleur de ses feux et répand sa rosée. »
f k. « Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les peuples d'oc-
« cidenl; Kefa et Asi sont sous ta [28 j terreur. Je leur ai fait voir
« ta majesté, telle qu'un jeune taureau au cœur ferme, aux cornes
« aiguës, auquel on ne peut résister [29]. »
jfr 5. « Je suis venu, je t'ai accordé de frapper ceux qui résident
« dans (leurs ports?); les contrées de Maten tremblent de crainte
« devant toi. Je leur ai fait voir ta majesté, semblable ([30] aucro-
« codile?), maître terrible des eaux, qu'on ne peut approcher. »
■p 6. « Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les habitants des
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 201
t îles; ceux qui résident au milieu de la mer sont atteints par tes
« rugissements. Je leur ai montré ta majesté semblable à un [31]
« vengeur qui s'élève sur le dos delà victime. »
fi 7. « Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les Libyens
« (Tahennu); les îles des Tana sont au pouvoir de tes esprits. Je
« leur ai montré ta majesté, telle qu'un lion furieux se couchant
« sur leurs cadavres, à travers leurs vallées. »
fi 8. « Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les extrémités de
« la mer, le tour de la grande zone des eaux est serré dans ta main.
« Je leur ai montré ta majesté semblable à l'épervier (qui [32] plane),
« embrassant dans son regard tout ce qu'il lui plaît. »
fi 9. « Je suis venu, je t'ai accordé de frapper ceux qui résident
« dans leurs ([33] lagunes?) tu as réduit en captivité les habitants
« (des sables?). Je leur ai fait voir ta majesté, semblable au chacal
« du midi (habile [34] explorateur?), qui traverse les deux régions. »
fi 10. « Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les peuples de
« Nubie (Kens), ta puissance s'étend jusqu'à Je leur ai fait voir
« ta majesté semblable à tes deux [35] frères, j'ai réuni leurs bras sur
« toi pour te donner leur puissance. »
« Tes deux sœurs, je les ai placées derrière toi pour te secourir;
« mes bras sont levés pour repousser de toi tous les maux. C'est moi
« qui te protèges, ô mon fils chéri! Horus, taureau valeureux, ré-
« gnnnt dans la Thébaïde; toi que j'ai engendré (en vérité?)
« Tontines, doué d'une vie éternelle! (Toi qui as?) rempli tous mes
« désirs. Tu as élevé ma demeure en constructions éternelles; plus
« longue et plus large qu'il n'en avait jamais existé, la porte prin-
« cipale
«
t D'Amon-ra, plus magnifique qu'aucun des souverains qui ont
« existé. Je t'ai ordonné de la faire et j'en suis satisfait. — Je suis
« établi sur le trône d'Horus pour des milliers d'années, étant ton
« ton image vivante pour l'éternité. »
NOTES POUR L'EXPLICATION DU TEXTE.
Ma traduction diffère en quelques points de celle de M. Birch : il
m'a paru nécessaire d'exposer mes raisons dans les notes suivantes,
atin que les égyptologues puissent retirer de cette étude un profit
iv. 14
202 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
plus sérieux : je réunirai plus loin tout ce qui concerne la géo-
graphie.
1. La forme grammaticale pourrait ici donner lieu au reproche
d'amphibologie : Il 11 i ai-ta-na peut se traduire par
veniens (sum) ego, ou veniens tu ad me. Mais nous savons, par d'au-
tres exemples, que le participe, au commencement d'une allocution,
était usité dans le sens d'une sorte d*impératif gracieux. Dans l'his-
toire de la princesse de Bakhtan, le démon exorcisé dit au dieu
Khons (i) : i-t em hutep nuter aa « viens en paix, dieu grand! » en
se servant de la môme tournure.
2. M. Birch traduit ici le verbe J'ik num, par diriger; c'était
en effet le sens indiqué parChampollion, mais sa conjecture ne s'est
pas trouvée juste. Num se traduit joindre, réunir, d'où un second sens,
gratifier, combler. Ce radical se retrouve dans le copte îtE-W- cum.
La réunion de l'âme au corps est exprimée par ce mot, comme va-
riante du verbe ordinaire g I . tema (2), en copte TOI**-
conjungere. Dans le second sens, les dieux gratifient, remplissent les
narines des souffles de la vie, comme Amon remplit ici les membres
du principe vital <$tffc> (3).
3. Ce passage se transcrit netem-ui am-t-uk er sen-t-a (Voyez la
fin de la seconde ligne). Netem signifie être agréable; am-t, ainsi
écrit A lk , est pris souvent dans le sens de grâces et faveurs (4).
mais j 'ignore le sens de sen-t, déterminé par i'épervier couché *W :
M. Birch n'a pas traduit cette phrase.
4. ij^ représente un bloc sur un traîneau; il se lit I I et I 1 1
(1) V. Mon étude sur une stèle de la Bibliothèque, etc., page 143.
(2) Invocation à Isis, sarcophage du musée de Saint-Pétersbourg, tas num vai-a
er xa-w, det illajungi animam rneam corpori suo.
(3) V. Étude sur une stèle, etc., page 111.
(li) ^^J. I ^^ VL S ttr-t aam-t, la grande de la faveur, titre de
princesse. Louvre, stèle de la reine Nvosa-s.
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 203
va, vi. Gomme substantif, il se traduit par produits et richesses;
comme verbe, c'est apporter, donner. M. Birch le traduit d'une ma-
nière analogue par récompenser : cette nuance ne me paraît pas
prouvée. Va se relie au radical wa, porter, comme le sahidique &j
£xES ferre, au radical q&s qj de môme signification.
5. On ne sait pas au juste quel est le sens mythique qu'il faut atta-
cher à celte locution les esprits du roi M*± ; c'est, en tout cas, une
métaphore usuelle pour désigner sa personne.
6. Les quatre supports du ciel, ainsi que M. Brugsch l'a bien
expliqué dans sa Géographie, marquaient l'extrémité du monde. On
serait naturellement disposé à y voir les quatre points cardinaux;
cependant c'est ordinairement au nord que ce terme est particulière-
ment appliqué, et je suppose qu'il se rapporte au pôle.
■ g ■
7. Le radical -$£ sew, déterminé par la partie anté-
rieure du bélier, me paraît se traduire par l'ardeur en général. On
peut le rapprocher des thèmes coptes oj&qE intumescere 2£oq-
2£Eq ardor, fervere. Il est appliqué clairement à l'amour, dans cer-
tains textes, où il est en parallélisme avec meti, aimer. On trouve,
par exemple, les mots suivants dans une allocution d'Isis à Pliilo-
métor : Je te donne l'amour (meri) dans le cœur des hommes et la
passion (sewi) dans le cœur des femmes. Mais, dans notre phrase et
dans beaucoup d'endroits analogues, cette ardeur désigne le courage
ou la colère du roi, et puis, dans un sens passif, la terreur que cette
ardeur produit sur les ennemis; les exemples abondent dans ce sens,
et je vois que M. Birch l'a entendu de la même façon.
8. m m. Champollion traduisait ces neufs arcs par les Libyens;
on sait maintenant que cette locution comprend, par une sorte de
pluriel d'excellence, l'ensemble des nations ennemies : on ne la
rencontre pas appliquée, dans le récit des expéditions, à quelque
contrée spéciale; aussi se trouve-t-elle en relation parfaite avec
« toutes les nations, » dans le second membre de phrase.
9. Le dieu se sert ici des verbes h-^ % x <, nuh, alli-
gare et I _ y %k ^ sa-tema : le dernier est déterminé
204 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
par le signe '^ qu'on trouve aussi sous la forme J|, où il mon-
tre clairement un faisceau de tiges d'une plante quelconque liées
ensemble. Je le crois formé de Vs initiale causative et d'un thème
tema que je rapporte au radical ïam annectere, adhœrere.
M. Birch traduit ici tout autrement « j'étends mes propres bras pour
« te remorquer, je te soumets les Libyens, » etc., ) qui se
lit Kenes, est un nom bien connu de la Nubie (1); je ne puis donc
me réunir ici, sous aucun rapport, à la traduction de mon savant
confrère.
10. Il y a ici un mot à demi effacé qui terminait la cinquième
ligne, ce pouvait être a H- , pris vivants .
11. M. Birch traduit reki-u par « insulters. » Ce sens avait été
indiqué en effet par Ghampolhon; mais le radical rek signifie essen-
tiellement declinare, rentière, recusare; en conséquence, reki-u doit
s'appliquer proprement aux rebelles, ceux qui refusent d'obéir.
12. Tata-k sentiu xaJ;u. M. Birch a traduit ces mots par « thou
hast scared and turned back the cowards. » Je me sépare de lui sur
l'appréciation de tous ces mots. Tata me paraît entraîner un effet
bien plus positif qu'effrayer dans les endroits si nombreux où notre
stèle l'emploie. (Voyez le commencement des dix versets.) Je ne puis
la traduire autrement que profligare, percutere. V7 il I V Sent-
iu ne peut pas être apprécié ici comme un second verbe; il faudrait
qu'il fût de la même forme que tata-ek, pour se prêter à la supposi-
tion de M. Birch. On ne peut hésiter à y reconnaître l'expression
usuelle sent-iu, les grands, les gens distingués, qui reçoit ordinaire-
ment pour déterminatif Yu^ le caractère affecté aux chefs ou
princes (2). C'est d'ailleurs un substantif pluriel, régime nécessaire
de tata-k. /^*\ V Jfo i Xaku : cette épithète de mépris est
adressée aux ennemis des dieux et des rois , on la met en parallé-
lisme avecseva, impie. Xaku se comparera régulièrement à la racine
(1) Voyez Brugscli, Géographie, I, page 100, seq.
(2) Il est à remarquer que le graveur de la stèle s'est montré très-avare de déter-
minatifs, ce qui cause souvent des embarras à l'interprète.
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 205
sahidique cytUfSE qui comporte le sens d'obscurci, aveuglé. Je
crois qu'il faut entendre l'expression Xaku (i) des obscurcis de
cœurs, des obstinés ou gens sans intelligence. M. Biich propose,
dans une note, le sens de fou, qui s'en rapproche; mais il faut abso-
lument écarter le mot lâche, qui figure dans sa traduclion. Le récit
de l'inscription d'Ahmès, chef des nautoniers (ligne 22), introduit
ainsi le chef des Nubiens convoquant son armée : sehiu-new neic-
xaku, il rassemble près de lui les xaku, les gens obstinés, stupides
peut-être, mais à coup sûr il n'a pas spécialement convoqué les pol-
trons. Xaku doit être probablement compris dans le sens mystique de
Y aveuglement du cœur; on confond toujours le rebelle, ou l'ennemi
avec l'impie.
13. a***~a^=> ^* mau rer ur. Cette expression est différente
de ^*"e uat-ur, le grand bassin, nom ordinaire de la Méditer-
ranée. On peut traduire mau rer ur par Veau du grand circuit ou
repli. Étant joint immédiatement au nom du Naharaïn, il me semble
qu'on peut y reconnaître l'Euphrate; nous savons d'ailleurs que
Toutmès III avait atteint Ninive dans ses expéditions. M. Birch l'en-
tend ainsi dans sa traduction; il propose néanmoins, dans son com-
mentaire, YOcéan. Je ne crois pas que cela soit admissible, puisqu'il
est question ici de la Mésopotamie, où les Égyptiens arrivaient tou-
jours par la voie de la Syrie.
14. ^^. I ***. © baba-u, mot assez rare, est sans
aucun doute le copte fiKfî antrum.
15. 7~\ ^^ ka, priver, ôter. Le nez est un déterminatif de
l'idée de séparation; on le trouve ainsi à la suite des mots tels que
xena, séparer, toteh, renfermer, savetu, révoltés, etc. Ka correspond
au copte 6uu , cessare, renuere; mais ici il a un sens causatif,
priver.
(1) Il me paraît probable que le signe cœur fait ici partie du déterminatif et
n'était pas prononcé.
206 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
16. ^ ^ xet, que M. Birch traduit ici tourner, retourner, se
prête aux idées d'accompagner, être près ou avec quelqu'un. Exem-
ples : (Rituel f., en. 100, 1. 7 et alias) Nuter-u am-u xet Ra, « les
« dieux qui accompagnent le soleil. » (Ibidem, en. 112, 5, etc.)
Tat en Hor en nen nuter-u nti em-xet-w, « Horus dit aux dieux
« qui sont avec lui. » Lorsque le thème xet signitie reculer ou re-
pousser, il prend habituellement le détermina tif /v, c'est-à-dire
les jambes marchant en sens inverse (1).
17. Le groupe ~. 'fc^ îo xut, désigne l'urœus figuré sur
le front des dieux et des rois. Le pharaon le portait comme l'expres-
sion vivante de la divinité que le soleil avait transmis à ses descen-
dants; les écrivains égyptiens lui prêtent quelquefois une action
personnelle, ce qui donne lieu aux figures les plus hardies.
18. I II JSaJl Sesun. M. Birch le traduit par éblouir. Je ne doute
pas qu'il ne signifie détruire : outre la flamme >i, on lui trouve pour
déterminatifs l'oiseau funeste *^*- et la hache d'armes ou la
masse ■• — (2). On peut le rapprocher du copte CtUC evertere.
la terminaison nasale modifiant quelquefois les radicaux.
^' î a \Ë \J \J" ^' ^iren tra(luit ce nom par les pasteurs;
ils sont caractérisés par un chapeau particulier et par le bou-mé-
rang V ou bâton de chasse, qu'ils tiennent à la main. La lecture
de leur nom reste douteuse, mais on sait qu'ils sont souvent cités
avec les divers peuples asiatiques.
20. M. Birch traduit am-u nev-u-sen^av « ail those who belong
to them, » interprétant ainsi ^^^J^^ dans le sens ordinaire de
tout. En comparant cette locution à celles des lignes li, 17, 18 et 21
am-u nev-u sen, am-u iu, am-u ha-sen, je suis amené à penser
(1) V. Fouilles de Thèbes, par M. Greene, pi. I, colonne 4.
(2) Denkmaeler, III, 140, et l'inscription d'Ahmès, chef des nautoniers, col. 28.
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 207
que ^^ est ici un substantif, désignant un genre d'habitations
que je ne suis pas en mesure de déterminer. La comparaison qui
leur est adressée au cinquième verset (lig. 17) m'engage à les re-
garder comme des populations maritimes. Je proposerai, sous toutes
réserves, le sens déporte, pour hasarder une conjecture.
21. m nehu, est traduit par M. Birch, échapper; je le
rapporte au thème copte UEf, abjicere, excutere; son déterminatif
générique, qui manque ici, est l'oiseau du mal "it-*- (1) et non pas
les jambes J\ qu'amènerait naturellement l'idée d'échapper. Je
crois donc que résister, refuser, est la véritable nuance à employer ici.
22. Se-hat ape-a em neta-k. M. Birch traduit « ma tête brille
sur ton corps; » il a lu sans doute "" ^ ta corps, en négligeant F».
Je crois qu'il faut reconnaître ici le mot "^ neta ou v* I
I^O^ neti (^)' Q11* signifie des gens soumis à une autre personne.
Je retrouve ce mot dans le titre de la liste des peuples du Midi con-
quis par Toutmès III, découverte également par M. Mariette et pu-
bliée par M. Birch (3). Ce titre, que nous traduirons en entier dans
la seconde partie de cette étude, se termine ainsi : « Voici que toutes
« les nations furent, em neta en hon-w, mot à mot, à l'état de su-
ie jettes de Sa Majesté (d'après l'ordre d'Ammon.) » Le contraire de
Jl V,\ I
veset; celte
forme est plus rare; peut-être le n'est-il déplacé par le gra-
veur que pour la symétrie du groupe, qu'on trouve souvent écrit
i w i •
| • sevet; au surplus, la langue égyptienne fournit un certain
(1) V. Lepsius, Denkrnaeler, II, 122.
(2) V. Denkmaeler,IV, 27; Brugscb, Géor/r., III, pi. VIII; Champollion, Notice de
Philœ, p. 200.
(3) Sam. Bircli, Observations on the newly, etc., tr. R. S. of littérature, vol. VII,
new séries.
208 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
nombre d'exemples de métathèses analogues à celle de veset pour
sevet. Je compare le mot sevet, qui s'applique toujours aux révoltés,
au copte ojx&E, mutare. Le nez est encore ici symbole de sépara-
tion. M. Birch traduit « lliou hast no weakness at the orbit of the
« heaven; » il paraît ainsi avoir confondu veset avec vutes ,
^A^ déterminé par l'homme les deux bras pendants, qui
signifie faiblesse et qui se lit à la ligne suivante :
23. Ta-a vutes tekek-u iu em hau-k. M. Birch a rendu ces mots
par « je place le faible lié devant toi. » Cette traduction, qui serait peu
satisfaisante quant à l'idée exprimée, ne me paraît pas exacte. Je
traduis ta-a vutes, « je fais faiblir, j'énerve; » le régime est les
tekek <^^> V>. Ce déterminatif se met aux ennemis en général.
et il n'entraîne pas nécessairement l'idée de captivité. Le mot m'ap-
parait pour la première fois; je pense qu'on peut le ramener au ra-
dical "Ta\5" adjungere, annectere, et l'entendre des alliances ou
confédérations hostiles, iu em hau-k, « qui sont arrivées dans ton
temps; » le dieuleur aura ôté toute force, fa vutes. Il faudra nécessai-
rement d'autres exemples pour confirmer celte conjecture.
24. • — ^ fi maxa, suivi de la flamme, est également un mot très-
rare. M. Birch le rapproche avec toute probabilité de *3-0<L, uri.
Stau, qui revient deux fois dans le texte (1), y reçoit pour déter-
minatif un oiseau tout particulier qui paraît appartenir à l'ordre des
échassiers. Je le rapproche du copte crTCTT trembler. Je sais qu'on
connaît déjà celui-ci dans les hiéroglyphes sous la forme toute pa-
reille 0 Ç \^> sfwt' mais ils ne cliffèrenl de notre tnème stau 5ue
par le redoublement de la seconde radicale; c'est une variété gramma-
ticale qu'on observe dans beaucoup d'autres mots.
Nous arrivons à cette partie de l'inscription qui se compose de dix
(1) V. lignes 12 et 17, sous les formes %k V ^1K et | ^^
dans la seconde, les voyelles sout omises.
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 209
versets, offrant à l'œil et à l'oreille la répétition constante du com-
mencement et du milieu de chaque ligne d'hiéroglyphes. Chacune de
ces petites phrases contient quatre membres parfaitement coupés.
Dans la première partie de chaque verset, une ou deux régions sont
nommées; Ammon leur présente Toutmès, dans la seconde partie,
sous une image qui varie avec chaque contrée. C'est donc un véritable
petit poëme aux formes exactement pondérées que l'écrivain intro-
duit ainsi brusquement au milieu de son discours.
25. Xet (sat-u?) sen, étant dans leurs régions : nous avons expli-
qué plus haut le sens de S m. xet. M. Birch traduit : « les contrées
« étrangères tournent le dos. » Il n'a pas eu égard au pronom linal
sen, qui prouve qu'il s'agit des contrées appartenant aux princes de
Tahi nommés dans le verset. Ceci rend plus évident encore l'im-
possibilité de traduire ici xet par retourner; les mêmes individus ne
pouvant être sous les pieds du roi et se sauver tout à la fois.
M,
26. Le terme m m mm, écrit aussi quelquefois V
désigne une portion de territoire comprenant quelquefois plusieurs
villes (1), une province. Je n'adopte pas le sens de frontières proposé
par M. Birch: il ne semble pas se relier au sens naturellement.
27. Seset est un mot rare et dont le sens reste douteux pour moi.
Je l'avais trouvé dans les textes découverts par M. Greene (2) à
Médinet-Habou, sous la forme M \ S I • Ranisès III, dans ce
texte, était comparé à un coursier puissant courant comme les
astres... *f]° ~^ § ,|-|-^= " T her seset-u ami hur-t :
i I -» il! i I \\ » »— -.
dans leur seset, dans le ciel supérieur. J'avais traduit ce mot conjec-
turalement par orbite, en le rapprochant de \ *0s seset,
qui signifie un diadème (3), mais ici l'orthographe est très-différente ;
(1) V. Denkm., III, 30, a, 1. 12. Toutmès prend des villes situées dans un vu dont
le nom est effacé. Plus loin il ravage le uu de la ville à' Annulais, son territoire.
(2) V. Notice de quelques textes, etc. Athenaeum français, 1855, et Greene, Fouilles
de Thèbes, planche I, col. 3.
(3) V. Prisse, Choix de monuments, XXI, 1. 8.
210 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
seset est déterminé par un astre et par un crocodile \
*^'5^'. Ce reptile à longue queue m'avait fait songer d'abord à
une comète; mais il est probable que les deux passages se rapportent
à un même phénomène céleste. Le premier parait indiquer un mo-
ment où la marche des astres semble plus rapide. Le second montre
le phénomène seset, comme source de chaleur et aussi comme pro-
duisant la pluie ou la rosée, car le mot at I 'J^p répond
exactement au copte UTTE sa\"TE; \ai^. rosée (1). Ces condi-
tions permettraient de supposer qu'il s'agit dans notre phrase d'une
phase solaire telle que le solstice; en tout cas, seset reste un petit
problème qui demande de nouveaux éclaircissements.
28. Je ne puis admettre la conjecture de M. Birch, qui traduit ici
« sous tes sandales. ». Le déterminatif desewsew, pareil à celui qu'on
voit à la ligne quatre, est encore visible dans l'empreinte de M. Ma-
riette. Le pronom final k est seul douteux.
29. La tournure grammaticale est à remarquer, elle était sans
doute poétique : en ha entuw, qu'on ne peut arrêter; et, au verset
suivant, an teken entuw, qu'on ne peut approcher.
30. I I ^*^ Tepi est un mot nouveau. M. Birch le rend
par furieux. L'analogie avec les versets précédents me prouve qu'il
faut y voir un nouveau terme de comparaison. C'est peut-être un
des noms fort nombreux du crocodile ou quelque monstre marin,
tel que le requin. Ce nom rappelle le copte T&TTT vorare.
31. \\* net-ti. Le sens de vengeur est bien établi, pour ce
groupe, par la légende d'Horus, vengeur de son père. La lecture
net "^ est maintenant bien connue; de là les transcriptions
grecques ApevôVr/]? et Opov-roTriç qui représentent exactement \0 T I
(1) La forme ithyphallique du dieu suprême porte, entre autres qualifications,
celle du seigneur de la rosée, ou de l'émanation 7!?**: I 'î$\\ ur a*'
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 211
1 Hor-anet-atew, Horus vengeur de son père. Je ne connais
pas d'autorité pour le sens de sacrificateur que M. Birch lui donne ici.
32. Nev tema y^tlW^'\^- L'ensemble de cette locution
reçoit pour déterminatif un épervier. Le terme assez rare tema se
rapporte au vol, comme le prouve la présence de 4'aile. M. Birch
l'entend de l'épervier qui s'abat sur sa proie « as a swooping hawk,
« taking at a glance what it chooses. » Je crois plutôt que cette se-
conde partie du verset est en rapport avec la grande étendue des
mers, attribuée au roi dans la première. Dans cette direction d'idées,
je proposerai de traduire nev tema par le « Seigneur qui plane. »
Les derniers mots : ta em tekaka-iv er meri-w peuvent très-réguliè-
rement être traduits : « Saisissantpar son regard jusqu'où il lui plaît.»
Le pharaon serait ainsi représenté planant sur l'immense domaine
qu'on vient de décrire. Je reconnais volontiers que la question peut
sembler indécise entre ces deux traductions.
33. Les deux mots importants de cette phrase sont encore douteux.
Dans le premier, le signe £ ha est suivi d'un trait informe
et que je ne puis déterminer; le second mot ^— i, sa, peut être
avec quelque vraisemblance rapproché de OJCU sable, ainsi que le
propose M. Birch. D'autres exemples seraient nécessaires pour en
décider.
3i. La fin du verset est difficile. M. Birch traduit ainsi la qualifi-
cation appliquée au chacal du midi : «Which as doubled andescaped a
« great hunter. » L'image serait bien peu relevée, après toutes
celles que nous venons de voir. Le sens que je propose se tirerait du
mot à mot suivant : nev mas hapu-ti xens ta-ti (1), seigneur de
conduire une exploration, qui traverse les deux mondes; mas est le
mot employé pour la conduite des caravanes et convois de prisonniers
venant de pays lointains.
Le radical flop signifie juger et aussi observer; hapi, déterminé
(1) M. Birch a lu le dernier mot _ no, grand; c'est une faute de copie : l'em-
preinte porte clairement , les deux mondes,
212 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
par les jambes en marche J\ , est le nom des espions; il se re-
trouve exactement dans la locution copte ^OïTX E*^EK, obsenare.
Le chacal qui pénètre au loin dans le désert est un terme de compa-
raison convenable pour un verset où il semble qu'on attribue au
pharaon les habitants des oa?is les plus reculées. Peut-être l'auteur
a-t-il songé au chacal céleste, guide des routes méridionales, suivant
sa légende, qui présidait au sixième mois de l'année sacrée.
35. Les deux divins frères qu'Ammon donne ici au roi sont Eorus
et Set, qu'on voit en effet, dans les tableaux religieux, unissant leur
action pour verser sur la tète du roi la force et la vie.
Les dix versets réguliers finissent avec ces mots ; mais l'auteur
continue son discours sans interruption.
36. Les deux sœurs divines sont Isis et Nephthys. M. Birch tra-
duit « Thy two sisters, l letthem place their hands over thy majesty
« behind for protection, terrifying the evil. » Je coupe cette phrase
tout autrement : je remarque d'abord que le texte porte " ? 1
« les bras de ma majesté, » c'est-à-dire d'Àmmon qui parle et non
ceux des deux sœurs : c'est donc lui qui tient ses bras levés pour
chasser ou repousser (1) les maux qui pourraient menacer le roi.
37. Le texte porte ari-na merer-t-nev ka-a. «J'ai fait tout ce que
« désirais. » Mais je ne puis me défendre de soupçonner que le
graveur aura oublié le pronom de la seconde personne '«■^ , après
le verbe -«>- art. Je pense que, dans l'intention du rédacteur,
il devait y avoir ari-k-na; tu m'as fait (tout ce que je désirais), etc.
38- Sm^ UJi et (li^ne 3) £*. m AWVWA uunen, est
un mot assez rare; on trouve plus fréquemment uu et uni,
J^ \ I I . L'addition et l'omission de la nasale sont très-
fréquentes : considérée comme un simple accident de la voyelle,
le signe de la nasale pouvait même s'omettre à volonté dans l'écri-
(i)
t~JÇ se-her est le copte Ç,Z>^j Q (ttyicere.
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 213
lure, ainsi que le prouve une grande quantité d'exemples de toute
espèce (1). Les mots uunen, uun, uni signifiaient demeure dans un
sens assez général, car on l'appliquait aux maisons particulières (2).
Mais on le trouve aussi pour désigner des temples et autres édifices
considérables (3). Je pense que c'est avec raison que M. Birch le
rapproche du copte o'ïEUET cella, œdicula.
39. Les lacunes qui se trouvent dans les deux dernières lignes
ne nous permettent pas de dire pourquoi cette porte était citée ;
peut-être notre monument fut-il gravé à l'occasion de son achè-
vement.
40. Le texte porte ici smen-a-tu, je suis établi. S'il n'y a pas eu
de faute de la part du graveur, on devra considérer ces derniers
mots comme une réponse du roi, car le trône d'Horus est une des
désignations ordinaires de la royauté des pharaons II arrive assez
souvent, dans le style égyptien, que l'interlocuteur change, sans que
le lecteur en soit prévenu par une incise spéciale.
REMARQUES GÉOGRAPHIQUES.
Notre monument ne paraît pas avoir été consacré à l'occasion
d'une conquête ou d'un fait d'armes particulier, aussi les notions
géographiques qu'il nous apporte ne sont pas groupées vers un
point spécial; mais elles n'en sont pas moins précieuses; car il est
évident que l'auteur de ce petit discours y jette un coup d'œil d'en-
semble sur les régions étrangères soumises à Toulmès III. Ces dési-
gnations méritent donc une étude approfondie, car il n'est guère
d'aulre monument où l'on ait fait une aussi large excursion en de-
hors du terrain ordinaire des expéditions militaires.
Amon-ra commence par donner au pharaon la victoire sur les
nations en général, et il recule les limites de son action jusqu'aux
P
(1) C'est ainsi qu'on doit expliquer la variante du pronom pour
• Il faut négliger l'explétif *■ et lire sen. Suivant M. Birch, au contraire,
II'
il faudrait ne tenir aucuu compte de Vn et lire toujours se, ce qui me semble inad-
missible
(2) V. Papyr. Anastasi III, 5, 1. 33. Notem het-ten ndi iai-a uuï. Réjouissez votre
cœur, gens de ma demeure!
(3) V. Champollion, Notice d'Amada, pagr> 106.
214 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
supports du ciel. Une autre indication, contenue dans la ligne 5,
est également très-sommaire; elle se borne à opposer les peuples
de la Nubie (Kens) en milliers et myriades, aux peuples du Nord,
bien plus nombreux encore.
La première mention spéciale est pour le Naharaïn, c'est-à-dire
la Mésopotamie. J'ai déjà fait observer que les peuples d'Assyrie
avaient toujours la place d'honneur dans les énumérations, les
nègres de la vile Ethiopie (Kus) arrivant les derniers. Toutmès a
traversé a****.. =aac: mau rer ur « l'eau du grand repli de
« Naharaïn, » ou bien « et le Naharaïn, » car aucune particule ne
marque d'une manière certaine le rapport grammatical entre ces
deux mots. L'eau du grand repli ou circuit peut s'entendre assez
naturellement des deux grands fleuves qui s'unissent pour entourer
la Mésopotamie. Nous savons positivement que Toutmès s'est dirigé
par la voie de terre dans sa grande expédition, et qu'il a pénétré
jusqu'à Ninive.
Le second groupe qui's'offre à nous est écrit 4 ^ \1 \î \1 .
J'ai dit que la première articulation de ce nom était douteuse, Adi
ou Kadi. M. Brugsch paraît confondre cette désignation avec celle
de i " Ades ou Kades. Mais il me semble que cette der-
1 I W I fc 1 4
nière appellation est restreinte à une ville et à son district, tandis
que la première est beaucoup plus compréhensive. Ce doit être le
nom d'une race répandue clans la Syrie auprès des Rotennou et des
Cheta; mais il faut attendre que nous possédions la lecture défini-
tive du premier caractère i pour entreprendre l'identification des
noms de Kadi (?) et Kades (?). Nous ne trouvons dans cette partie
que des mentions très-générales ; nous avons cherché plus haut à
conjecturer à qui pouvait s'appliquer la locution am-u nev-u-sen,
ceux qui résident dans leurs (**mr nev?). Quant au mot
! V % Vj i amu, il est reconnu depuis longtemps comme le
nom générique appliqué aux races que nous comprenons sous la
dénomination de sémitiques : ce n'est autre chose que le mot hé-
breu dj?, peuple, et notre texte l'emploie même dans ce sens, à la
ligne 14.
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 215
En examinant l'ensemble des données contenues dans les dix
versets, on reconnaît facilement que le rédacteur a voulu faire le
tour du monde alors connu au profit de l'orgueil de son maître; il
commence, suivant l'usage, par la Syrie, et finit par l'Ethiopie.
Le premier nom est celui du Tahi 1 ra ; ce pays comprenait
divers districts; on voit que le texte parle de ses princes au pluriel.
M. Birch avait proposé d'assimiler Tahi à la ville de Gaza m2?;mais,
comme nous le montrerons plus loin, jamais le A T ne répond
au y p, ni le ra au 7. Gaza a son nom très-régulièrement transcrit
dans celui de la ville de Q fk i V Katatu, que
Toutmès III rencontre à son entrée dans la Palestine. M. Birch re-
connaît d'ailleurs aujourd'hui qu'il faut placer le Tahi au nord de
la Palestine. Parmi les divers produits de ce pays, on remarque des
vases précieux et des vaches à lait d'une espèce estimée, mais rare à
ce qu'il semble, car les tributs ne les mentionnent qu'en très-petite
quantité. Je ne doute pas que le Tahi n'ait compris les vallées
fertiles qui s'étendent depuis les pentes du Liban jusqu'à la mer,
quoique le nom n'ait encore pu être identifié d'une manière satis-
faisante.
Le second verset nous laisse dans la même direction, c'est-à-dire
vers le nord de l'Egypte; il nomme d'abord le pays de m m et les
peuples des Rotennou. M. Brugsch a proposé pour le signe >— <
les lectures menti et sati, qui restent sans preuves (1). Le nom ne
nous est donc pas connu jusqu'ici; mais nous savons qu'il est appli-
qué d'une manière générale, et à toutes les époques, aux peuples
d'Asie soumis par les Égyptiens (2). Les Rotennou, qui dominaient à
(1) M. Birch pense avoir trouvé une variante qui se lirait A*~"*«\ senk : il paraît
que ce savant n'a pas remarqué la discussion à laquelle M. Chabas s'est livré préci-
sément sur ce môme mot, dans son Élude sur le papyrus magiyue, etc. Il a démon-
tré clairement que cette variante n'est qu'une erreur de copiste.
(2) Cette notion est très-importante au point de vue des pasteurs d'Avaris, qui
sont expressément nommés les payeurs d'Asie dans l'inscription d'Ahmès, chef des
nautoniers.
216 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
l'époque de Toutmès III, ont été choisis comme le nom le plus ca-
ractéristique de toutes ces contrées.
Le troisième verset passe à l'orient et ne nomme qu'une seule
région, le Ta-nuter y V, ce qui signifie la terre sacrée (1). Je
crois pouvoir démontrer que ce pays,oùM.Brugsch croit reconnaître
la terre sainte des Hébreux, doit être cherché dans l'Arabie septen-
trionale, vers le fond du golfe Persique. Voici les renseignements
qui recommandent cette attribution : Premièrement, notre texte place
le Ta-nuter à l'orient de l'Egypte; mais l'inscription de Médinet-Abou,
discutée par M. Brugsch (2), le nomme dans la direction du nord;
il faut donc lui reconnaître la position intermédiaire ou nord-est.
Secondement, ce pays était en relations continuelles avec la Méso-
potamie, de telle sorte que les produits très-précieux du Ta-nuter
faisaient partie destributsdu Naharaïn (3). Et cependant Ramsès(lX?)
meri amen ma-ti, se vante, dans une inscription gravée sur les ro-
chers de Hammamât, « d'avoir trouvé une route vers le Ta-nuter
« qu'on ne connaissait pas auparavant (4). » Ce nom figure trop
constamment sur les monuments, pendant les dix-huitième, dix-
neuvième et vingtième dynasties, pour qu'il puisse être ici question de
la connaissance de la contrée en elle-même. Mais si l'on considère
qu'il s'agit dans les inscriptions de Hammamât d'un établissement
important et probablement destiné à protéger un mouvement com-
mercial dirigé vers la mer Rouge, on comprendra facilement que
cette mention ne constate qu'une nouvelle voie par laquelle on pou-
vait rejoindre soit le golfe élanitique, soit peut-être le golfe Persi-
que, en franchissant le détroit de Babel-Mandeb.
Les produits du Ta-nuter accompagnent constamment ceux de la
région du Pount et sont de même nature. L'inscription de Médinet-
Abou, citée ci-dessus, place le Pount à l'orient; en conséquence, je
regarde comme incontestable l'identification de ce pays avec l'Arabie,
que M. Brugsch a fort bien expliqué dans sa Géographie (5). Les
produits du Ta-nuter sont des bois précieux, des aromates, de l'or
et de l'argent, du lapis, des pierres précieuses, et enfin la substance
(1) Si toutefois le nom doit être traduit, ce qui n'est pas certain du tout.
(2) V. Brugsch, Géographie, II, page 17.
(3) V. mon Étude sur une stèle de la Bibliothèque, etc., page 40.
(4) V. ibidem, page 216.
(5) V. Brugsch, Géographie, t. II, page lit.
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 217
caractéristique nommée 1/1 kama, qui n'est autre chose
que la gomme, en copte ko«H. Le kama, outre son emploi en
médecine (1), servait à préparer les couleurs à l'eau (2). La présence
(1) V. Brugsch, Géographie, p. 15.
(2) V. Todtb. , 165, 12, la description d'une figure : sxa em xesvet her mau na Kami,
« peint en bleu, à l'eau de gomme. » Le mot est écrit en cet endroit W I I 1 ^^£
Kami, avec un oiseau pour déterminatif spécial, et le poteau j qui exprime l'idée
d'étranger. J'ai été amené par les devoirs que m'imposait l'enseignement du système
hiéroglyphique au collège de France, à contrôler la valeur de divers signes que nous
lisions un peu de confiance depuis Champollion. Plusieurs valeurs sont devenues
très- douteuses pour moi dans cet examen critique, telles que ^fit sa? À at ou
kat?, [T\ ker? D'autres ont été rectifiés; le signe y est de ce nombre. J'ai
exposé les raisons qui me le font lire ma : ce sont particulièrement les variantes
usuelles pour le nom du chat j %k ^k ^ffJ / %L I I H^
y %k | \rP mau, maïetmaau (Rituels antiques du Louvre, ch. 17, 45,
46, 47 et passim), au lieu de l'orthographe ordinaire w I %^ H^ On trouve aussi
le lion jfr& en vertu de son nom maui, employé comme variante de U dans
la formule des généalogies U 1 1 Se-ma-nen, fils du pareil (V. Prisse, Monu-
ments, pi. XXVI, 1. 5). L'orlhographe ptolémaïque du mot maui, lumière
^fe* I Wl> que j'avais mal appréciée précédemment, répond aux formes ordi-
naires du mot : / ^k xki maui, ou 7 ^k Ç, ^ zki mawui. En
recherchant les raisons qui ont pu engager Champollion à la lecture Çjrj, on ne
trouve qu'un nom copte du chat m 2>f, enregistré sur l'autorité unique de Kircher.
Lemot copte ordinaire est ÇJtiO'* i (lu> provient clairement du mau antique, nom
onomatopique. Outre le mot important kama, gomme, cette lecture a classé deux
mots très-fréquents dans les textes, Q x tema, avec le copte TCJU-O. con-
iungere et n I tema, ville, avec ^yAJ-E urbs, pagus.
iv. 15
218 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
de cette substance, que paraissent posséder seuls, à cette époque re-
culée, le Ta-nuteret le Pount (ou l'Arabie), fixent définitivement la
place du pays que nous venons d'étudier vers le nord de la Pénin-
sule arabique.
Le peuple nommé Kefa a été identifié avec succès. M. Birch (1).
dont les nouvelles recherches de M. Brugsch, dans sa Géographie,
ont complélement confirmé les vues sur ce point, a prouvé que ce
peuple habitait les îles de la Méditerranée, et leur a attribué Chypre
et la Crète. On citait des vases ciselés d'or et d'argent parmi les pro-
duits de leur riche industrie C'est encore avec une grande proba-
bilité que les mêmes savants ont rapproché les noms de Kefa et
Keftu des DnJhD? de la Bible.
Le peuple que notre verset joint aux Kefa, les Asi, n'étaient
connus jusqu'ici que parleur tribut, qui consistait en une très-
petite quantité d'ivoire (deux dents), de l'ébène, des chevaux, du
lapis en médiocre quantité; mais surtout du fer et du plomb. Ils
étaient sans doute métallurgistes habiles, car ils offrent seuls du
fer affiné. Le fer travaillé devait être un objet très-précieux dans ces
temps reculés. Le tribut le plus important des Asi est celui qui fut
payé dans l'an 34 de Toutmès III : il consistait en cent huit barres
de fer affiné (2) pesant deux mille quarante livres; deux sortes de
(1) V. Birch, Mémoire sur une patère du Louvre, page 24.
(2) La phrase est ainsi conçue :
An-u en ur en Asi em renpe ten
Le tribut du prince d'Asi en cette année :
Jtu 1 1 1 1 "W fi <m *%. ^"""A > «k ^c n n
£2» 1 1 1 1 ... I x T a~~-a ™« 4- 4- n n
tev 108 em {val) setewu (men?) 2040
briques (barres) 108 de fer affiné livres 2040
Le plomb de diverses sortes vient à la suite. M. Birch a cru devoir traduire setew
par de la poix, ^n; ; ce mot me paraît bien clairement placé ici après le fer comme
un qualificatif : le signe des liquides qui suit les signes phonétiques indique la fu-
sion du fer. On voit d'ailleurs qu'il n'est question que de métaux dans ce pas-
sage. Les deux passages paiallèles, contenant les tributs moins développés du môme
peuple, pour les années 38 et 39 de Toutmès III, montrent de même le plomb sui-
vant le fer immédiatement. La lecture de la première articulation du groupe /*vww^
pour l'unité de poids n'est pas connue. Son poids a été évalué par M. Chabas à
90 grammes 717 millig. Les pesées effectuées sur d'autres étalons par M. Devéria
paraissent donner une évaluation un peu plus élevée, environ 92 grammes, et pour
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 219
plomb et cent dix livres de bleu de lapis (Chesbet). Cette substance,
que les Égyptiens affectionnaient singulièrement, était demandée par
eux, comme l'or et l'argent, à tous les peuples tributaires, et n'est
pas nécessairement une production du pays, mais [le fer el le plomb
attirent l'attention par leur quantité. C'est désormais vers l'occident
qu'il faudra chercher le peuple d'Asi, et la relation que notre texte
établit entre eux et les Kefa insulaires est encore le renseignement
le plus précis que nous possédions sur leur compte.
Le cinquième verset nous apporte un nom tout à fait inconnu :
Maten ou Maden. Il est mis en relation avec une sorte de popula-
tions déjà citée plus haut, Am-u nev-u sen, ceux qui résident dans
leurs (?)... ^BS^Mr' . J'ignore si l'on peut rapprocher cette dési-
gnation du groupe qui servit plus tard à désigner
les Grecs, mais qui était l'appellation antique de populations placées
en effet vers l'Asie Mineure et le nord de la Méditerranée. Quoi
qu'il en soit, la nation de Maten ayant été intercalée ici entre les
peuples de Kefa et d'Asi et les autres îles de la Méditerranée, il
faut nécessairement la chercher sur quelques-unes de ses côtes. C'est
ce qui m'empêche de rapprocher Maten des divers analogues sémi-
tiques qui se présentent naturellement à l'esprit.
Le sixième verset nomme les habitants des îles, ceux qui sont au
milieu de la mer j ^* uat-ur ou le grand bassin; c'est le nom
habituellement appliqué à la Méditerranée. Ce verset prétend certai-
nement nous mener plus loin que Chypre et la Crète, et je ne doute
pas qu'il n'ait entendu embrasser môme les îles occidentales. Ces
détails sont précieux pour nous au point de vue de la puissance ma-
ritime de Toutmès. La bataille navale que soutint Ramsès 111 sur les
côtes de Syrie avait fait conjecturer qu'il avait été le premier à do-
miner la Méditerranée; mais en présence d'un pareil développement
de la puissance égyptienne vers l'occident sous Toutmés 111, je re-
garde comme fort douteux qu'aucun monarque égyptien ait surpassé
ce prince quant à la domination des mers.
L'auteur achève son périple au septième verset : le groupe | s
certains poids, jusqu'à 96. Si l'on suppose la livre égale à 95 grammes, les Asi auront
fourni 193,800 grammes de fer et 10,450 grammes de lapis. Ces chiffres sont, en
tout cas, extrêmement "rapprochés de la vérité.
4
220 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
a été déterminé par M. Brugsch comme variante des Tahennu, peuple
que le discours d'Ammon à Médinet-Abou nous montre à l'ouest de
l'Egypte. Ils avaient une grande importance et s'étendaient assez loin
vers le midi pour avoir été quelquefois énumérés avec les nations
méridionales. Ils nous représentent donc 'la plus intéressante des
nations du nord de l'Afrique à l'époque de notre monument. C'étaient
des populations de couleur jaune ou brune et d'un type très-décidé-
ment caucasique, et c'est comme leurs alliés qu'apparaissent, sous
Ramsès III, les Tamahus blonds aux yeux bleus et à la peau blanche
et dont la position m'est encore tout à fait inconnue.
Le groupe joint aux Tahennu dans le septième verset est inter-
prété par M. Birch comme une variante des Rutennu. Mais il n'est
pas croyable que, dans une aussi rapide énumération, on ait nommé
deux fois le même peuple. Le groupe pour les îles — — est d'ail-
leurs absolument identique aux précédents. J'observe que ce signe
se met comme déterminatif à beaucoup de pays certainement
situés en terre continentale; il peut donc s'entendre aussi d'oasis ou
d'autres sortes de territoires; ce n'est, en détinitive, qu'une enceinte
ovale. On peut lire le nom propre m"*" %^ Utena ou bien
Tena (en considérant la voyelle % comme signe du pluriel). Je
pense qu'il est question ici des Tanaï, qui appafaissent auprès des
Kefa dans les tributs de l'an 41 de Toutmès III (1). Je regarde aussi
comme très-probable qu'on doit reconnaître une simple variante du
même nom dans celui des X 1 ^7 I % I jtf I Taanau, qui
figurent parmi les nations confédérées avec les Tahennu dans la
campagne contre Ramsès III, où la marine des deux partis joua le
rôle principal. On est naturellement porté à rapprocher ce nom de
celui de Daniius, à qui la tradition prêtait des rapports avec l'Egypte.
Après avoir ainsi terminé sa revue des bords de la Méditerranée,
et avant de passer à l'Ethiopie, l'auteur de l'inscription va plus loin,
et si nous voulons l'en croire sur parole, il ne tiendrait qu'à nous
de penser que l'Europe entière reconnaissait les lois du pharaon. En
effet, sous ces mots Pehu mau, Y extrémité des eaux, et senen sen ur,
(1) Lepsius, Denkm., III, 30 a, 1. 18.
DIVERS MONUMENTS DE TOUTMÈS III. 221
l'enceinte de la grande zone des eaux, il me semble impossible de ne
pas reconnaître que l'auteur a voulu désigner l'Océan; c'est sur cet
immense domaine qu'il nous représente le pharaon planant comme
l'épervier sacré, sans que rien puisse échapper à sa vue perçante.
Prenons toute fois cette énonciation pour une simple preuve des
connaissances géographiques que ces relations avec les peuples de
l'ouest avaient introduites en Egypte dans une antiquité si reculée.
Je ne puis apprécier avec certitude la nature dos populalions indi-
quées dans le neuvième verset. Notre texte y met en rapport des peu-
ples nommés heru-sa? avec d'autres races amu-ha-sen, ceux qui
habitent leurs (ha?) — * . Les premiers reviennent dans les monu-
ments, jusqu'aux temps des Romains, comme une des grandes divi-
sions des barbares. M. Birch conjecture, ainsi que nous l'avons dit
plus haut, qu'il faut entendre par là les habitants du désert. Quant
au signe #, qui s'applique aux idées de commencement, de
priorité, il est suivi d'un caractère indistinct et je n'ai aucune bonne
conjecture à proposer ici.
Le dixième verset amène comme complément la Nubie \
Kenes; il y joint une région dont le nom n'a pu être déchiffré
jusqu'ici, quoiqu'il figure dans une quantité de listes géographiques;
il est écrit par la patte d'Ibis jf . Il est précédé ici des signes
k. er men em. M. Birch néglige Ym et pense qu'il faut consi-
dérer ermen ou remen comme la prononciation du signe j[ . Le
nom des Remenen est connu comme appartenant à une riche tribu
liée aux Rutennu, et on l'a rapproché soit du nom du Liban, Lebanon,
soit du nom de l'Arménie dont, en tout cas, les Remenen ne devaient
pas être éloignés. Mais la nation indiquée par la patte d'Ibis a tou-
jours son nom dans un cartouche distinct de celui de tout autre peuple:
il y a d'ailleurs ici une particule \k qui sépare les deux mots. Peut-
être vaut-il mieux ici reconnaître la particule er-me», signifiant
/ usqu'à. Le pays nommé _/ ligure dans les listes du
222 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Nord. Je proposerai donc le sens suivant : « Jusqu'à (ce qui est) dans
« la région de... est dans ta puissance,» et je considérerais lesexpres-
sions de ce verset comme une nouvelle opposition entre les habitants
du Midi et du Nord. Ce qui me confirme dans cette opinion, c'est le
demi-verset qui vient à la suite. Des deux' frères divins, l'un,
Horus, représentait la royauté du Midi, et Set la royauté du Nord; de
telle sorte qu'on réunit souvent les deux dieux guerriers en donnant
au pharaon les noms à'Horus vainqueur et Set vainqueur; de même
qu'Ammon réunit ici leurs bras pour donner à Toutmès leur force
irrésistible.
Vicomte E. de Rougé.
(La suite prochainement.)
BULLETIN MENSUEL
DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS
MOIS d'août.
Nous ne commençons presque jamais nos courtes analyses des séances de
l'Académie sans regretter le peu de place que la Revue peut leur consacrer.
Comment choisir entre de nombreuses communications toutes intéressantes
à divers titres, et émanant des maîtres de la science? Vaut-il mieux dire un
mot de toutes, ou bien s'arrêter plus longuement sur quelques-unes et sacri-
fier les autres, à notre grand regret, mais par force majeure ? C'est le dernier
parti que nous préférons d'ordinaire : c'est ce que nous ferons encore aujour-
d'hui. Et comment, en effet, ne pas parler avec quelque détail de la séance
publique du 9 août? L'éloge de M. Fauriel, par M. Guigniaut, le rapport de
M. Maury sur le concours des antiquités nationales, qui ont, malgré une
chaleur étouffante, tenu, pendant plus de trois heures, un nombreux audi-
toire attentif, nous justifieront d'oublier tout le reste. Nous donnerons en
entier le rapport de M. Maury. Tous les archéologues sont intéressés à con-
naître le jugement porté par la Commission qui représente la science avec
son caractère le plus calme et le plus impartial. Cette cour suprême des
hautes études ne distribue pas d'ailleurs seulement des couronnes, elle mo-
tive ses arrêts, et donne en même temps de sages et précieux conseils.
Elle est le guide naturel de ceux qui travaillent au loin et dans l'isolement.
Ceux-là doivent réfléchir qui se trouvent en désaccord avec cette sage
assemblée, dépositaire des saines traditions sans êtreennemie des nouveau-
tés, pourvu qu'elles portent le cachet de la science et du bon sens. Nous
voudrions pouvoir de même reproduire l'étude tout à fait magistrale que
M. le secrétaire perpétuel a faite d'un des esprits les plus sagement har-
dis, les plus délicats , les plus sincères que notre siècle ait produits.
L'exemple de M. Fauriel, à lui seul, montrerait quel cas l'Académie fait de
ceux qui marchent bravement en avant à la recherche de la vérité avec
une audace justifiée par leur talent et tempérée par la sincérité de convic-
tions toujours désintéressées, toujours prêtes à céder à de nouvelles raisons
et à de nouveaux faits. Quelques extraits, au moins, donneront une idée
de ce remarquable éloge.
« Avec une immense variété de connaissances, une rare aptitude au
travail, l'amour de la retraite qui nous rend pour ainsi dire maîtres du
temps et double nos forces, Fauriel, dont l'imagination ne se reposait ja-
224 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
mais, mais qui sentait le besoin de se justifier à lui-même ses conceptions
par des faits nombreux et bien établis, ne donna son premier ouvrage
qu'après quarante années d'études, et encore il hésitait. Il trouvait qu'il
n'avait pas examiné les questions sous tous les aspects, et voulait at-
tendre. Que lui manquait-il cependant? toutes les langues de l'Europe lui
étaient familières. Il connaissait les littératures du Nord et du Midi comme
s'il en avait fait une étude spéciale et unique. Les langues orientales ne lui
étaient point étrangères ; le premier en France il avait abordé le sanscrit, et
cependant il ne se croyait pas prêt. La vérité lui apparaissait, mais pas en-
core assez claire : tous ceux qui l'écoutaient étaient entraînés et charmés par
des aperçus nouveaux qu'il développait devant eux avec une libéralité
prodigue; lui seul n'était pas satisfait.
« Pour déterminer M. Fauriel à produire enfin devant le public, dit
M. Guigniaut, les grands résultats de ses travaux, il ne fallait rien moins
qu'une révolution. Cette révolution, fille légitime de celle de 1789, son ex-
périence d'homme et d'historien la lui avait fait prévoir avant bien d'au-
tres; mais il l'acceptait de la force des choses plus encore qu'il ne la dé-
sirait; la modération de son caractère et la crainte des excès dont il avait
vu jadis les funestes conséquences, tempéraient l'ardeur patriotique de
ses opinions. Ses amis, aussi libéraux, mais aussi modérés que lui,
et de ceux qui l'estimaient d'autant plus qu'ils le connaissaient mieux,
venaient d'être portés au pouvoir. Une de leurs premières pensées fut,
pour ainsi parler, de le mettre en valeur en dépit de lui-même, de lui
donner l'occasion, disons mieux, de lui imposer le devoir de développer
publiquement, devant une jeunesse studieuse, ce qu'il y a de plus rare
dans les trésors de la connaissance qu'il avait amassés pendant près de
quarante ans, ce que réclamaient depuis quelques années, dans notre
pays, et le mouvement des esprits et le besoin de féconder, en le variant,
notre haut enseignement littéraire.
« Ainsi fut créé pour M. Fauriel, le 20 octobre 1830, sous le ministère de
M. le duc de Broglie, la chaire de littérature étrangère à la Faculté des let-
tres de Paris, et l'on ne saurait dire si l'homme convenait mieux à la chose
ou la chose à l'homme. Ce qu'il y a de sûr, c'est que personne, à cette
heure, n'était, à beaucoup près, aussi capable en France de donner à l'ins-
titution nouvelle son vrai caractère et d'y former, ce qui importait surtout,
une grande tradition d'études. M. Guizot a donc eu raison de revendiquer
comme un double honneur de sa vie, comme un des plus grands services
qu'il ait rendus à l'instruction publique, sa part dans la création de la
chaire et dans la nomination du professeur. »
La chaire de littérature étrangère prit bientôt, en effet, entre les mains de
M. Fauriel une importance que l'on aurait à peîne soupçonnée. M. Fauriel
avait commencé par la poésie des troubadours : mais tout se tient, et il
est bientôt entraîné vers des études bien plus vastes.
« M. Fauriel n'aurait pas satisfait ce besoin du complet qu'il éprouvait
toujours, il n'aurait pas éclairé de toutes les lumières dont il disposait cette
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 225
histoire de la poésie du Midi et la formation des romans chevaleresques,
s'il n'eût fait entrer dans le vaste cercle de ses rapprochements littéraires
les gigantesques épopées de l'Inde, les sublimes épopées de la Grèce, s'il
n'eût passé en revue les chants héroïques de tous les peuples à lui connus
(et quel peuple ne connaissait-il pas ?) en finissant par ceux des Scandina-
ves, et s'arrêtant quelque temps sur l'épopée germanique des Niebelungen,
où tant de chants antérieurs se sont, en quelque sorte, déposés.
« C'est ce qu'il avait entrepris dans son cours de 1836, dès quil eut ter-
miné ses leçons sur la poésie provençale, ses études sur Dante et ses re-
cherches sur les origines des langues néo-latines. C'est là qu'il montra, plus
que jamais, l'étendue, la fécondité, et alors la nouveauté de son savoir.
Rien n'a été publié de cette partie si riche et si variée de l'enseignement
du professeur, et nous devons nous estimer heureux de pouvoir nous en
faire une idée par l'analyse étendue qu'en a donnée de main de inaitre un
de ses auditeurs les plus compétents, aujourd'hui notre confrère.
« M. Fauriel, après des conjectures, autorisées par les traditions et par
les textes mêmes, sur l'origine et la forme première, sur la transmission
par la mémoire, soutenue du chant, de ces poëoies immenses, le Màhabhà-
rataou. la Grande Guerre, et le Ramàyana, où les Aventures de Râma, poè-
mes successivement développés, remaniés et bien des fois interpolés, même
quand ils eurent été fixés par l'écriture et consacrés par la religion, en ve-
nait à l'Iliade et à l'Odyssée, leur double pendant, réunies de bonne heure
sous le nom vénéré d'Homère, et revêtues, elles aussi, par la croyance, d'un
caractère sacré. Il y entrait plus à fond et il reprenait en grand détail ces
questions tant controversées, chez les anciens déjà, et surtout chez les mo-
dernes, à savoir : l'âge de ces grands poëincs, leur forme et leurs éléments
primitifs, le mode, les vicissitudes de leur composition, puis de leur
transmission, enfin la date et les circonstances de leur rédaction, qui fut
successive comme paraît l'avoir été leur composition même, toutes deux
faites d'ailleurs dans des conditions différentes et par des moyens divers;
ici l'œuvre continuée d'écoles poétiques se rattachant au nom d'Homère;
là celle des arrangeurs et des critiques qui remanièrent maintes fois les
chants antiques sous des influences nouvelles, alors même qu'ils eurent
été confiés à l'écriture.
« Ces épineux et délicats problèmes, qui recèlent dans leur sein les lois
de la formation de l'épopée, lois fondées sur les analogies frappantes
que présentent à l'observation l'histoire, les caractères et la structure
générale des monuments épiques dans l'antiquité et au moyen âge,
M. Fauriel les avait abordés avec une extrême prudence; il les avait pesés,
débattus, encore plus qu'il n'avait voulu les résoudre : et s'il adopta
les idées de Wolf, du reste beaucoup moins paradoxales qu'on ne l'a pensé
longtemps, il les modifia sur des points essentiels, sur celui de la person-
nalité d'Homère, par exemple, et de la réalité de son œuvre quelconque >
C'est ainsi que toutes les questions s'agrandissaient et se généralisaient
entre les mains du maître.
226 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Quelques aunées plus tard nous sommes avec M. Fauriel, que M. Gui-
gniaut suit pas à pas, au milieu des Arabes d'Espagne.
i M. Fauriel avait donné une attention toute particulière à l'histoire des
Arabes d'Espagne, à celle de leurs irruptions répétées dans les provinces
méridionales de la Gaule, de leurs établissements passagers dans la Septt-
manie.
« Mieux que personne, grâce à son savoir dans les langues orientales et
aux documents nouveaux qu'il employa, il parvint à éclaircir, à développer
cet épisode de notre histoire, si étroitement liée à son sujet. C'est ainsi
qu'il raconte et qu'il explique dans un détail plein de nouveauté les rela-
tions des Arabes avec les Vasconset les Aquitains des frontières, les guerres
intestines des chefs de tribus et des chefs musulmans dans la Péninsule et
jusqu'en Afrique.
« Il ne dissimule pas, du reste, le penchant qui l'entraîne vers les con-
quérants arabes, quand il compare à la grossièreté, à l'ignorance, à la bar-
barie persistante de ceux de la Gaule, même sous Pépin et Charlemagne,
les mœurs polies, l'esprit chevaleresque, les lumières supérieures 'de leurs
adversaires. Il oublie trop ce qu'il y avait dans le caractère des Arabes et
dans leurs mœurs de passionné, de violent, et à la fois de voluptueux et
de cruel; dans leur esprit, de ruse et d'artifice; dans leurs croyances, de
sécheresse et de fanatisme inflexible.
« Il oublie que si Charles Martel, Pépin, Charlemagne ne fussent venus
retremper le génie des Franks abâtardi sous les mérovingiens, s'ils n'eus-
sent rendu à la Provence, à la Septimanie, à l'Aquitaine elle-même, le sen-
timent-national et chrétien qui allait s'affaiblissant et transigeant de plus
en plus avec les étrangers et avec l'islamisme, la cause de la civilisation
moderne européenne eût couru les plus sérieux dangers. »
M. Fauriel mêlait ainsi, sans cesse, l'histoire à la littérature, la critique
à l'histoire, et l'on voit, malgré quelques critiques légères de M. le secré-
taire perpétuel, avec quel bonheur un autre jour il abordait l'étude des
langues primitives de l'Italie; il disait à son auditoire ce qu'il fallait
penser des langues osques, il expliquait le chant des frères Arvales et
montrait ce qu'avait été le latin alors que Rome n'avait encore que des
toits de chaume. C'est ainsi que l'Inde, la Scandinavie, la Gaule, l'Espa-
gne, l'Italie, les époques les plus reculées comme le moyen âge faisaient
partie de son domaine. Aussi M. Guigniaut a-t-il pu dire, en rendant l'im-
pression de tout l'auditoire, de la manière la plus heureuse:
« Ne vous semble-t-il pas, messieurs, au terme de cette longue exposi-
tion, peu proportionnée encore à la richesse de mon sujet, que j'aie fait
passer devant vous, pour ainsi dire, toute une génération de savants, et
comme toute une érole de philologues, d'érudits, de critiques également
éminents? C'est qu'en effet M. Fauriel fut tout cela, et le fut à un degré
très-élevé, pour l'étude des recherches, pour la variété et la nouveauté du
savoir, pour l'originalité de l'esprit et des idées.»
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 227
On sentait que M. Guigniaut parlait d'un homme qu'il aimait, dont il ad-
mirait le talent avec l'autorité que donne une science égale et un même
amour de la vérité.
Nous donnons, avant le rapport de M. Maury, le résultat des concours
de 1860 : A. B.
Prix Gobert. — L'Académie décerne le premier prix à M. B. Hauréau,
pour la seconde partie du XVe volume du Gallia christiana; in-folio.
Le second prix est décerné à M. Deloche, pour le Cartulaire de l'abbaye
de Beaulieu; 1 volume in- 4°.
Prix de numismatique. — Le prix d^ numismatique (fondation Allier de
Hauteroche) est décerné à M. Th. Mommsen, pour son ouvrage intitulé :
Geschichte des Romischen Mùnzwesens, 1860; grand in 8°.
Une mention honorable est accordée à M. Sabatier, pour sa Description
générale des médaillons conformâtes ; 1 volume in-4°.
Prix Bordin. — Question proposée : « Faire l'histoire de la langue et de
la littérature éthiopiennes; dresser une liste aussi complète que possible
des ouvrages originaux, etc. «
Un seul mémoire a été adressé à l'Académie. Elle décerne un encourage-
ment de deux mille francs à l'auteur de ce mémoire, M. Hermann Zottem-
berg, de Trenchemberg en Silésie (Prusse).
Prix ordinaire de l'Académie. — Question proposée : « Faire connaître
l'administration d'Alfonse, comte de Poitiers et de Toulouse, d'après les do-
cuments originaux qui existent principalement aux archives de l'empire, et
rechercher en quoi elle se rapproche et en quoi elle diffère de celle de
saint Louis. »
Un seul mémoire a été adressé à l'Académie.
L'Académie a décerné le prix, de la valeur de deux mille francs, à l'au-
teur de ce mémoire, M. Edgar Boutaric, archiviste aux archives de
l'empire.
RAPPORT fait à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, au nom de la
Commission des antiquités de la France, par M. Alfred Maury, lu dans la
séance publique annuelle du 9 août 1861.
Messieurs,
En vous annonçant, l'an dernier, que le chiffre des concurrrents avait tellement
grossi qu'il n'était plus possible à l'Académie de récompenser, comme nous l'eussions
désiré, tous les mérites, nous pouvions craindre de décourager de louables efforts, de
paralyser le zèle pour nos antiquités nationales. Dieu merci ! il n'en a point été ainsi:
l'émulation semble au contraire avoir grandi, l'ardeur n'a fait que redoubler, et dans
ce concours, ce n'est plus, comme en 1860, 68 ouvrages qui vous ont été adressés.
mais 85.
228 REVUE ARCHÉOLOGIQUE
Nous nous voyons donc dans l'obligation de rappeler une fois de plus aux concur-
rents la difficulté de notre tâche, la nécessité à laquelle nous sommes condamnés de
prêtera nos distinctions une valeur plus grande que celle qui leur appartenait aux
premiers temps du concours.
Non-seulement les ouvrages sur lesquels nous avons à statuer augmente en nombre,
mais ils deviennent de plus en plus variés. Us s'étendent actuellement à toute espèce
de sujets, car chaque ordre de faits a son histoire ancienne et son archéologie. L'an-
tiquaire, l'historien, touchent à tout. Tantôt il leur faut consulter la géologie pour
déterminer l'âge des monuments qu'ils découvrent dans les profondeurs du sol, tantôt
c'est à la philologie à leur apprendre si les variations par lesquelles les noms ont
passé, les transformations qu'ont subi les langues, autorisent les identifications géo-
graphiques proposées, assignent telle ou telle date à un document; tantôt, pour ap-
précier le caractère et la valeur des vieilles institutions nationales, ilsdoivent agiter des
problèmes d'économie politique et sociale, et demander à l'industrie, au commerce,
des lumières qu'ils ne trouveraient pas dans les seuls enseignements de l'histoire;
tantôt c'est la science de l'ingénieur qui les guide quand il s'agit de fixer les caractè-
res des voies antiques; tantôt enfin, c'est à l'art militaire qu'ils recourent lorsqu'ils
ont à juger les moyens d'attaque et de défense des villes dont ils étudient l'emplace-
ment et les ruines, des armées dont ils suivent la marche sur le terrain et cherchent
à retrouver les anciens champs de combat.
Toutefois, les concurrents supposeraient à tort qu'on a droit à nos récompenses
par cela seul que l'on parle de notre histoire. Il y a des ordres de travaux différents ;
les uns destinés à rechercher des faits inconnus, à exhumer les débris qni se sont
jusqu'à présent dérobés à notre curiosité ; les autres a répandre le goût des études
archéologiques, à populariser des connaissances qui demeuraient le patrimoine des
antiquaires de profession. Ces derniers travaux, publiés surtout par des revues lit-
téraires et des journaux, ont notre approbation sans doute, mais ils ne sauraient pré-
tendre à des encouragements spéciaux, et en présence du grand nombre d'articles
tirés à part qui nous sont adressés au milieu d'oeuvres originales, la Commission
sent la nécessité de rappeler au public le véritable caractère du concours.
Ces aperçus rapides, ces descriptions parfois intéressantes, mais toujours superfi-
cielles, ces résumés élémentaires qui instruisent mais n'ajoutent rien à la science,
n'appartiennent pas à la catégorie des travaux sur lesquels nous avons à prononcer.
Nous réservons nos médailles et nos mentions honorables pour des œuvres qui exi-
gent plus de labeur et de pénétration.
Il y a aussi des limites chronologiques entre lesquelles les sujets traités doivent se
placer pour avoir droit à notre examen. L'antiquité, ce n'est pas l'histoire d'il y a
deux ou trois siècles, c'est ce qui s'est passé avant le grand mouvement de la Renais-
sance, point de départ des temps modernes. Le monde est si vieux, que même en res-
treignant l'objet du concours aux oeuvres qui se rapportent à des époque antéritures
au seizième siècle, le champ des investigations demeure presque illimité. L'étude des
derniers siècles a certainement, pour notre histoire, une importance réelle ; nous ne
voulons pas le méconnaître ; mais les aptitudes, les qualités qu'elle réclame ont pour
j uge à l'Institut une autre Académie que la nôtre. Il n'est pas indispensable, pour re-
cueillir les matériaux de l'histoire moderne, de fouiller le sol; les débris sont encore
à la surface. La composition des ouvrages sur la France d'il y a deux ou trois cents
ans n'exige ni la connaissance approfondie des langues latine et romane, ni l'habi-
leté du paléographe, ni le savoir du feudiste ; elle n'a pas besoin, en un mot, qu'on
se soit familiarisé de longue date avec des institutions, des idées et des mœurs dont
nous nous éloignons de plus en plus.
ACADÉMIE DES I:\SCRIPTIONS. ETC. 229
Les études archéologiques offrent un tout autre caratère : c'est un travail de mi-
neur et de pionnier ; une œuvre qui ne s'accomplit que de nuit, non de cette nuit
que dissipent au bout de quelques heures les clartés du jour, mais de cette nuit
continue qu'on appelle les ténèbres du passé. L'antiquaire ne s'avance dans les gale-
ries qu'il perce que pour ainsi dire éclairé par cette lumière latente dont l'optique
nous révèle l'existence, que guidé par quelques parchemins, quelques pierres, qui
gardent, comme certaines préparations chimiques, l'empreinte des rayons lumineux
qui les ont frappés. C'est dans un monde souterrain qu'il pénètre, monde où sont
accumulés des débris de toute sorte datant de six, huit, dix, vingt siècles, mais aux-
quels la vétusté a donné cet aspect uniforme, ces teintes sombres, cette physionomie
sévère à laquelle on reconnaît l'empreinte du temps.
Ainsi définies, les études archéologiques feront mieux comprendre notre programme,
et ces paroles écarteront, nous l'espérons, à l'avenir, du concours les auteurs qui s'y
fourvoient, sans songer qu'au tribunal de l'antiquaire les seuls mots : c'est moderne,
sont l'équivalent sinon d'une condamnation, au moins d'une déclaration d'incom-
pétence.
Si nous tenons à remonter au moins à quatre ou cinq siècles, si nous voulons des
parchemins et de lointaines généalogies, qu'on ne nous taxe pas pour cela d'aristo-
cratie, qu'on ne croie pas que nous ne nous intéressons qu'aux noms fameux et aux
familles illustres. Il y a, nous le savons, de vieilles familles de roture qui ont aussi
bien servi le pays que de nobles maisons. Longtemps l'histoire ne s'était guère atta-
chée qu'aux actions des rois et des grands, qu'aux événements auxquels ils avaient
été mêlés; les classes moyennes, le peuple étaient presque toujours laissés dans
l'ombre; l'on ne s'inquiétait guère de ce qu'ils avaient dit, fait ou pensé. L'érudition
contemporaine tient à réparer cet injuste oubli; elle accorde une place de plus eu
plus large dans nos annales aux sujets à côté des maîtres, et en élevant à l'histoire de
France un de ses plus beaux monuments, l'un des hommes qui ont fait la gloire de
notre Compagnie, Augustin Thierry, inscrivait sur le frontispice : Histoire du Tiers,
État.
Il appartenait à un élève et à un collaborateur d'Augustin Thierry d'attacher une
page de plus à ce grand ouvrage demeuré inachevé, mais qui reste ouvert, et où des
mains nouvelles pourront encore tracer quelques lignes, lignes que ne dictera plus
cette intelligence à laquelle la perte de la lumière n'avait donné que plus de clair-
voyance, mais qu'inspirera son esprit toujours vivant dans l'histoire.
Alors que les charges et les honneurs restaient le patrimoine des grands, que les
lettres formaient le privilège des clercs, que la culture du sol se voyait abandonnée
aux vilains et aux serfs, le commerce était presque l'occupation exclubive des bour-
geois. Modeste et timide négoce, qui ne pesait guère dans la balance des destinées po-
litiques et influait peu sur les guerres des États, mais qui avait pourtant son impor-
tance trop généralement méconnue! le travail de M. F. Bourquelot nous permet de
mieux l'apprécier et nous donne la mesure des relations commerciales au moyen âge.
Ses Études sur les foires de Champagne, sur la nature, l'étendue et les règles du
commerce qui s'y faisait aux douzième, treizième et quatorzième siècles forment un
manuscrit de 660 pages in-4u, dans lequel sont intercalées ça et là quelques parties
empruntées à des recherches déjà publiées par l'auteur. C'est un chapitre tout à fait
nouveau de l'histoire de l'industrie nationale et des classes mercantiles. Les Étvdei
sur les foires de Champagne, fruit de longues et cons iencieuses recherches, extraites
de nombreux diplômes que l'auteur déchiffre et explique avec l'autorité d'un profes-
seur à l'école des Chartes, avaient tous les droits dans ce concours, et c'est sans
hésitation que nous leur attribuons la première médaille.
230 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Après avoir tracé rapidement l'histoire des foires en général, et fait connaître
province dont, il se propose de nous montrer l'état commercial aux douzième, treizième
et quatorzième siècles, M. Bourquelot remonte aux origines des foires de Champagne
et de Brie; il en détermine la nature, le nombre, les lieux, les époques; il recueille
dans des documents de toute sorte et jusque d,jns la poésie les mentions qui en sont
faites; il estime les produits pécuniaires de ces foires, on expose le mode d'admini-
stration et les vicissitudes.
La Champagne avait alors, Messieurs, de grands forums où accouraient des mar-
chands de toutes les parties de l'Europe occidentale. On y apportait les articles les
plus divers, et l'étude de ces produits jette sur l'état de l'industrie et de l'agriculture
du moyen âge un jour des plus vifs. Les voies que suivaient ceux qui se rendaient aux
foires de Champagne sont aussi intéressantes à connaître pour l'histoire de la géo-
graphie. M. Bourquelot élucide toutes ces questions en homme entendu et compétent;
puis, ne se tenant pas seulement à la description de ces grandes réunions commer-
ciales, il pénètre dans les opérations, les transactions qui s'y faisaient. 11 nous montre
la lettre de change à son origine, le prêt à intérêt, ou, comme on disait au moyen
âge, l'usure fournissant des capitaux, le change ayant ses tarifs et ses règles et per-
mettant à une foule de monnaies que le Mémoire énumère d'avoir cours sur le mar-
ché. La multiplicité des mesures en usage dans les diverses parties de la France
était une autre difficulté que les trafiquants réussissaient à surmonter.
Ainsi, bien que M. Bourquelot ne traite que de la Champagne, il embrasse en
réalité dans son travail le commerce de la France entière, puisque des marchands de
nos diverses provinces venaient à Troyes, à Provins, à Bar, à Lagny, pour placer
leurs produits, et ce qui se passait dans les villes champenoises devait se produire
ailleurs. Nous pouvons donc, pour parler le langage commercial, juger ici, sur les
échantillons qu'on nous offre, des marchandises fabriquées, confectionnées dans les
diverses parties du royaume. Aux foires des autres provinces se pressaient aussi ces
mêmes Lombards, ces mômes Caoursins que l'auteur trouve à Provins et à Troyes,
ces mêmes juifs que l'on est sûr de rencontrer partout où il y a des prêts à faire.
Le change et l'usure, j'entends l'usure dans l'acception qu'on donnait à ce mot au
moyen âge, avaient des centres principaux qu'il n'eût pas été sans intérêt de recher-
cher. M. Bourquelot ne s'est arrêté qu'à Cahors, d'où les Caoursins paraissent tirer
leur nom. Là le maniement de l'argent avait pris un immense développement, et les
banquiers de cette ville, qui rappellent les sarafs de l'Orient, portaient en tout lieu
leur réputation d'avidité; Dante, ce peintre éloquent des ignominies de son temps,
fait pour ce motif de Cahors (Caorsa) une cité maudite comme Sodome.
M. Bourquelot nous montre qu'il y a six ou sept cents ans, les débouchés étaient
beaucoup moins restreints qu'on n'aurait été tenté de le croire. La recherche des
droits auxquels les importations et la vente étaient soumises intéresse notre histoire
financière et rattache directement le Mémoire du savant paléographe à l'histoire de
nos institutions politiques.
Si M. Bourquelot, avant de livrer son Mémoire à l'impression, le soumet à une
révision; si, durant le travail typographique, il y introduit cette sévérité de style et
d'ordonnance dont la correction des épreuves fait plus sentir la nécessité, l'état de
manuscrit, étant trop souvent un déshabillé littéraire, nul doute que les Etudes sur les
foires de Champagne ne prennent place à côté des meilleurs ouvrages d'éi udition de
ces dernières années. Toutes les parties ne sont pas traitées avec une égale étendue ;
la Commission se serait aperçu, à la simple lecture, que l'auteur est de Provins, si
une médaille que vous lui décernâtes, il y a plus de vingt ans, pour une histoire de
cette ville, ne le lui eût déjà appris. D'autres villes, qui avaient aussi leurs foires,
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 231
Reims, Chàlons, restent trop dans l'ombre. Quelques recherches de plus, et la lumière
sera également répandue sur les diverses parties du tableau ; l'œuvre alors honorera
en tout son auteur. En Champagne comme dans la plupart de nos provinces, les no-
bles croyaient déroger par le commerce ; mais aujourd'hui les choses ont bien changé,
et ce sont les marchands champenois qui confèrent à M. Rourquelot la noblesse in-
tellectuelle dont nous lui remettons ici les lettres.
La Champagne a eu cette année le privilège de fournir leur sujet aux deux ou-
vrages que nous avons plus particulièrement distingués. Tandis que M. Rourquelot
étudiait l'histoire des assemblées foraines de la province, M. Max Quantin recueil-
lait, pour un département en partie formé d'une, des subdivisions de la Champagne,
tous les documents qui peuvent en éclairer l'histoire. Son Cartulaire général de
l'Yonne est une de ces œuvres de patience et d'attention dans lesquelles le travailleur
n'est guère soutenu que par le sentiment des services qu'il rend aux études d'autrui .
les publications de cartulaires n'ont, en effet, ni l'éclat d'une grande composition
littéraire, ni l'intérêt saisissant d'un récit, ni le piquant d'un fait mis en lumière, ni
le retentissement de ces découvertes inattendues dues à la critique de l'antiquaire
ou à la sagacité du philologue; mais ce sont des actes d'un beau dévouement histo-
rique. Le Cartulaire de l'Yonne, comme tout cartulaire habilement analysé, est un
long, un minutieux répertoire de pièces qui arrivent chacune à leur date et leur or-
dre, et que l'archiviste doit en quelque sorte coter et parafer à la façon d'un officier
ministériel; toutefois ce récolement exige, pour les siècles passés, un savoir bien
autre que celui d'un notaire ou d'un avoué. La méthode et l'exactitude apportées
dans ce dépouillement font le mérite de l'archiviste, mérite qui a naturellement ses
degrés. M. Quantin nous avait déjà, dans son premier volume, très-honorablement
mentionné par l'Académie, donné un spécimen de sa critique et de son érudition.
Ce second volume fait ressortir davantage son intelligence de paléographe. Là se
trouve réunies toutes les pièces datant des onzième et douzième siècles, c'est-à-dire
appartenant à une époque pour la complète connaissance de laquelle il reste encore
beaucoup à faire, si l'on veut ne laisser ignoré aucun épisode, aucun accessoire.
L'éditeur a vérifié avec le plus grand soin l'authenticité de tous les documents
qu'il recueille et établit leur texte avec la plus extrême rigueur. Des tables des
noms d'hommes et de lieux, mentionnés dans les chartes dont se compose le cartu-
laire, une classification des pièces par ordre d'églises, de monastères, de seigneuries,
enfin un index général des matières rendent l'ouvrage plus accessible aux travail-
leurs et y facilitent les recherches. Nous avons retrouvé, dans l'introduction de ce
tome II, l'excellent morceau sur la géographie ancienne de la cité d'Auxerre, du pa-
gus et du comté de Sens, où l'auteur nous fait, pour ainsi dire, assister à la formation
graduelle des deux pays, par l'ordre rigoureusement chronologique qu'il s'est imposé,
morceau qui avait mérité, il y a deux ans, une de vos mentions très-honorables. A
cette étude géographique est rattaché un aperçu de l'état des propriétés et des per-
sonnes, delà justice, des monastères, de l'agriculture, de l'industrie au douzième
siècle, dans la région de la Fiance dont s'occupe M. Quantin.
Nous regrettons que l'archiviste d'Auxerre n'ait accordé qu'une si petite place à
l'étude de la viabilité antique et du moyen âge. Une recherche suivie des routes et
des chemins tracés par les Romains, ou fréquentés à l'époque féodale, fait défaut
dans le livre, et cependant les voies anciennes sont le guide le plus sûr au milieu
de ce terrain encore à moitié en friche, couvert de forêts, coupé de cours d'eau
mal aménagés, que l'on appelle la France du douzième siècle. Sauf cette lacune regret-
table, l'ouvrage de M. Quantin est un travail excellent, et en accordant la seconde
232 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
de nos médailles à un labeur poursuivi avec tant de persévérance, nous donnons
la fois une preuve de justice et un utile exemple.
Deux ouvrages nous ont paru dignes de la troisième médaille, et nous nous
sommes vus contraints de partager entre eux une récompense qui, tout entière,
n'eût pas été trop grande pour chacun de leurs auteurs. L'un est dû à M. Tudot,
antiquaire distingué du département de l'Allier; l'autre, dont les mérites plus spé-
ciaux frappent moins de prime abord, quoique tout aussi réels, est d'un ingénieur
en chef des ponts et chaussées, M. de Matty de Latnur, déjà honoré d'une médaille
dans un précédent concours. Par la nouveauté des résultats archéologiques, le tra-
vail de M. Tudot l'emporte peut-être sur le Mémoire de M. de Matty; mais l'exécu-
tion vraiment achevée du dernier, l'admirable atlas qui l'accompagne, la conscience
scrupuleuse, je dirais même la minutie, si je ne craignais que le mot ne fût entendu
dans un sens défavorable, qui s'y fait remarquer, lui donnent une grande valeur.
Les envois des deux candidats offrent donc des mérites divers ; ils ont, en réalité,
des droits égaux, et si, dans cet ex œquo, nous avons placé M, Tudot le premier,
c'est seulement pour indiquer au public que la science des antiquités recueillera
dans son ouvrage des faits plus neufs et des renseignements plus variés.
Nous commencerons cependant, Messieurs, par vous entretenir du Mémoire de
M. de Matty de Latour, parce que, avec lui, nous nous trouvons encore dans la pro-
vince où nous ont conduits MM. Bourquelot et Quantin, surtout parce que nous y
voyons ce que nous eussions voulu rencontrer dans le Cartulaire de l'Yonne, une
étude approfondie des voies romaines. M. de Matty de Latour ne quitte pas les
routes ; M. Quantin les évite ; il est vrai qu'il est assez au fait du pays pour nous
mener à travers champs.
L'ingénieur français a spécialement étudié la voie romaine de Langres à Besan-
çon. Il l'a fait non-seulement en géographe, mais en homme de l'art. C'est vous
dire, Messieurs, qu'il ne s'en tient pas à la direction de la voie, mais en veut re-
connaître la construction, en mesurer les accotements, en sonder la profondeur, en
un mot, se rendre compte des moindres détails. M. de Matty de Latour a fait faire
sur cette route antique un nombre considérable de sections. Deux cent quatre-vingt-
six fouilles ont été pratiquées, de façon à déterminer le tracé avec la plus rigoureuse
exactitude. L'auteur a pu ainsi se former une idée complète de la construction de
la voie sur tout son parcours, de la composition du massif et des matériaux employés.
Rien de ce qui peut intéresser un ingénieur n'a été négligé, et, en vérité, M. de
Matty de Latour est tellement au courant des procédés de l'ingénieur romain, qu'on
pourrait le prendre pour un de ces architectes qui tracèrent dans la Gaule les grandes
voies d'Agrippa, et dont le temps aurait respecté la vie comme la science.
Du Mémoire de M. de Matty de Latour il ressort que les voies antiques ne présen-
taient pas la composition invariable à laquelle le célèbre ouvrage de Bergier nous a
fait croire, le statumen, le rudus, le nucleus et la summu crusta. Cette succession de
couches différentes constituait une composition typique dont on s'écartait sans cesse
dans la pratique et à laquelle on substituait souvent un système plus simple. Ce fait
constaté conduit l'auteur à découvrir comment les voies étaient réparées et refaites,
et lui permet d'évaluer la dépense qu'entraînait leur construction, dépense qu'il
compare à celles que nécessitent aujourd'hui nos routes. C'est là un rapprochement
curieux et important pour l'histoire économique de l'antiquité. Mais M. de Matty de
Latour ne se borne pas à l'examen de la voie qu'il a fouillée, il en a parcouru d'au-
tres sur lesquelles il a fait d'intéressantes observations; il s'aide aussi des travaux
exécutés sur la voie Appienne par un éminent ingénieur qui fut l'une des gloires de
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 233
l'Institut, Prony, et de cet ensemble d'indications, il tire quelques données applica-
bles à tous les chemins romains.
Ce serait une heureuse pensée chez le directeur général du corps auquel M. de
Matty de Latour appartient, de. prescrire une reconnaissance pareille à celle dont la
voie de Langres à Besançon a été l'objet, sur toutes les voies antiques qui subsistent
par tronçons en grand nombre dans notre patrie. L'Itinéraire d'Antonin et la Table
théodosienne, dont nous ne parvenons le plus souventà restituer que conjecturalemcnt
les indications, sortiraient de l'obscurité qui les voile, et la Gaule reparaîtrait avec
son épais réseau de routes et de chemins ; toutes les stations reprendraient leur
véritable place, et les fines leur exacte situation.
Nul mieux que M. de Matty de Latour ne serait apte à s'acquitter de cette tâche
car il a, on peut le dire, la passion des voies romaines et le culte des grands che-
mins ; c'est un véritable adorateur de Mercure Enodios. Cette dévotion qui, chez
un ingénieur, est une vertu d'état, nous autorise à lui rappeler de ne. pas négliger
les simulacres de sa divinité protectrice, de rechercher les liermès et les bornes qui
en avaient été originairement les grossières images. 11 a traité en termes un peu trop
brefs de ces moyens de repère qui aident à reconstituer le tracé des chemins. Sans
méconnaître l'importance de la chaussée et des accotements, il nous semble que ce
qui se trouvait le long de la route avait aussi droit à son intérêt; le passant y jetait
les yeux et lisait sur l'hermès ou la borne ce qui lui restait encore d'heures à mar-
cher. Antiquaires qui cheminons à la suite de M. de Matty de Latour sur la voie
qu'il connaît si bien, nous eussions aimé à apercevoir de distance en distance quel-
ques monuments; ils nous rappelleraient que c'est de l'archéologie et non exclusi-
vement de la science des routes que nous voulons faire. Nous aurions aussi désiré
voir approfondie par l'auteur la question des embranchements dans ses rapports
avec le système de bornage, question qui nous promet la solution de certaines diffi-
cultés des itinéraires anciens. Espérons que s'il est chargé d'une mission spéciale,
M. de Matty de Latour éclairera ce problème, et qu'il deviendra plus archéologue,
sans cesser d'être, ce qu'il est assurément, un très-savant ingénieur.
Si M. Edmond Tudot nous intéresse davantage, c'est qu'il ne sort jamais du do-
maine de l'antiquaire. Il a aussi fouillé le sol pour y retrouver des monuments de
l'adresse et du talent manuel des anciens. Habitant un pays particulièrement favo-
rable à l'étude des procédés et des produits de la céramique gauloise, l'ancien Bour-
bonnais, il a eu la bonne fortune de tomber sur de véritables trésors. Les environs
de Toulon-sur-Allier recelaient une multitude de fours à poterie, de figurines, de
vases d'argile, de terres cuites que l'auteur décrit et explique.
Les planches de son ouvrage, où se révèle le talent artistique de l'auteur, mettent
sous nos yeux plus de quatre cents monuments représentés sous leurs divers aspects,
méthodiquement classés et distribués avec une clarté et un enchaînement qui donnent
aux plus minces fragments une importance qu'ils n'auraient pas sans cela.
Ces monuments, qui nous offrent des représentations de divinités, de personnages
privés, d'animaux, des images grotesques même et de véritables caricatures, sont rap-
prochés des monuments analogues faisant partie de collections particulières. Car,
pour éclairer son sujet, pour mieux nous initier à l'art du potier et du mouleur gau-
lois ou gallo-romain, M. Tudot ne s'est pas cantonné dans la seule étude des riches-
ses de son département. Il nous apporte sur cet art des données tout à fait neuves ;
il retrouve des moules à pièces et jusqu'aux petits poinçons modelés en relief à l'aide
desquels on imprimait dans les moules ces mille combinaisons d'ornements et de figu-
res qui ajoutent tant à la beauté des charmantes poteries rouges que fabriquaient
les populations de la Gaule.
iv. 16
234 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Les mérites que nous faisions ressortir tout à l'heure, en parlant de l'ouvrage de
M. Quantin, nous les retrouvons en partie dans celui de M. Célestin Port, intitulé :
Inventaire analytique des archives anciennes de la mairie d'Angers. Seulement la
tâche était ici moins étendue; la date des pièces ne remontant pas si haut, la criti-
que des documeuts n'exigeait pas tant de sagacité. Au reste, même correction de
textes, même sûreté d'indications. La Commission, qui dans un précédent concours
décernait une médaille à l'auteur, vous rappelle solennellement cette récompense à
laquelle il s'est donné de nouveaux droits.
Il s'opère parfois, en effet, chez ceux qui obtiennent nos médailles novation de titres.
Des œuvres analogues à celles qui ont mérité nos récompenses, également estimables,
bien qu'elles n'offrent plus le même caractère de nouveauté, rappellent de premiers
succès. L'auteur ne conquiert pas sans doute alors une seconde médaille, mais il em-
preint plus fortement sur la première sa palme et son nom.
Sans accorder un rappel de médaille à M. l'abbé Raillard pour ses deux Mémoires
sur la Restauration du chant grégorien et sur les Quarts de ton du graduel Tibi Do-
mine, nous devons cependant les citer d'une manière toute spéciale et en quelque
sorte hors ligne.
L'auteur y confirme par des faits nouveaux ce qu'il avait établi dans son Mémoire,
honoré l'an dernier d'une médaille : il fortifie les découvertes sur l'emploi du quart
de ton, qui sont dues à la sagacité d'un de nos confrères; enfin il nous montre, dans
l'horreur inspiré par un certain intervalle de quarte, qu'un passage mal compris de
Guy d*Arezzo avait fait rejeter, l'une des causes principales des modifications intro-
duites depuis dans le chant liturgique.
Ces deux Mémoires sont donc comme un appendice de l'œuvre que nous vous si-
gnalions, il y a moins d'une année, et ils nous prouvent que, persévérant dans ses
louables efforts, le savant ecclésiastique s'avance d'un pas de plus en plus sûr dans
ces ténèbres des neumes où la finesse de l'oreille doit suppléer à l'incertitude de la
vue.
Nous vous proposions en 1860 de décerner neuf mentions très-honorables ; le grand
nombre de travaux vraiment dignes de votre approbation ne permet pas d'en abais-
ser le chiffre cette année. Nous nous sommes trouvés de nouveau en face d'ouvrages
qui n'étaient pas sans quelques droits à une meilleure place dans la série des récom-
penses ; mais ne l'oubliez pas, Messieurs, nous n'avions pas à prononcer sur des va-
leurs absolues; nos jugements sont relatifs; c'est un ordre de mérite que nous éta-
blissons. Il y a eu des combats où tous les soldats valaient des généraux, et des batailles
où le général n'était qu'un médiocre soldat. Nos luttes ont grandi, et les conscrits d'il
y a vingt-cinq ans sont maintenant des capitaines éprouvés.
La première mention très-honorable a été accordée à M. Germain, professeur à
la Faculté des lettres de Montpellier, pour ses Mélanges académiques d'histoire et
d'archéologie. Cet ouvrage, dont le titre a le tort de ne pas indiquer suffisamment le
contenu, est un recueil de dissertations sur divers sujets relatifs à l'histoire du midi
de la France, surtout à celle de la partie du Languedoc où est situé Montpellier. Le
mot Mélanges montre assez qu'il ne faut point chercher dans le livre d'unité. Les deux
volumes renferment des Mémoires sur des sujets très-variés, publiés à diverses époques,
mais réunis depuis en un seul corps dont les diverses parties sont rapprochées par le
lien commun d'une érudition solide et d'une critique exercée. Tantôt c'est la biogra-
phie d'un personnage mal connu, tantôt c'est l'exposé de l'organisation religieuse ou
de la charité publique et hospitalière au moyen âge, tantôt le tableau animé, et tiré des
pièces du temps, d'une émeute populaire sous Charles V, tantôt un Mémoire sur les
monnaies de Maguelone et de Montpellier, tantôt une notice sur les seigneurs d'un vil-
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 235
lage des environs de cette ville, Courdonterral, et sur leurs luttes avec la population ;
tantôt enfin une chronique inédite ou l'histoire d'une localité de l'évêché de Maguelone.
Presque tous cessujets sont traités d'après les documents originaux, que l'auteur manie
avec intelligence et sobriété. En accordant à M. Germain une mention très-honorable,
l'Académie, qui le compte parmi ses correspondants, ne fera qu'ajouter un témoignage
de plus à la haute estime que lui inspire son savoir, honoré déjà d'une récompense
plus haute que celle dont dispose la Commission.
V Iconographie des sceaux et bulles conservés dans la partie antérieure à 1790 des
archives du département des Bouches-du-Rhône, par M. Blancard, rentre dans la caté-
gorie des œuvres d'érudition patiente et de persévérants efforts pour lesquelles la
Commission a déjà tout à l'heure indiqué sa prédilection. Ce travail, conduit avec
une ardeur soutenue, avait droit à vous être signalé dans des termes qui sont une ré-
compense. Les sceaux ont une grande importance en diplomatique; ce sont généra-
lement des marques d'authenticité; œuvres d'art, ce sont aussi des documents pour
l'histoire monétaire; leurs empreintes nous donnent des figures, des détails de cos-
tume, d'ornements qui ne s'observent parfois que là; ces reproductions de sceaux
prennent surtout une valeur particulière quand elles sont exécutées avec le talent
que M. Laugier a apporté dans les planches du livre, de M. Blancard.
Les sceaux sont classés par ordre de date ; leurs légendes sont expliquées et tran-
scrites avec une grande exactitude. On regrette seulement que l'auteur ait été si sobre
de détails historiques. L'exactitude a sans contredit son prix, mais la solidité n'en-
traîne pas nécessairement la sécheresse, et les personnages dont nous avons sous les
yeux les effigies ou les armoiries ne sont pas assez connus pour qu'il ait été inutile
de nous en rappeler l'histoire.
Toutefois la méthode de M. Blancard a l'avantage de ne pas exposer à des rappro-
chements hasardés et à des idées systématiques. C'est l'abus de ces idées qui nous a
empêchés de décerner une médaille à un autre antiquaire, M. Frédéric Troyon, dont
le livre aurait eu certainement droit par l'intérêt qu'il présente à nos plus hautes ré-
compenses.
Les restes d'habitations sur pilotis, découverts sur les bords ou dans les eaux de diffé-
rents lacs de la Suisse, éveillèrent vivement, il y a quelques années, l'attention des
antiquaires de ce pays. Le dessèchement partiel du petit lac de Moosseedorf, dans le
canton de Berne, mit. au jour de la tourbe et quelques instruments en pierre et en os.
On fouilla afin de reconnaître d'où provenaient ces vestiges, et l'on ne tarda pas à
constater que des pieux occupaient toute la partie du fond desséché sur une lar-
geur de plus de 15 mètres, et que plus à l'ouest les pieux se continuaient sous le ni-
veau des eaux. Ces pieux, plantés verticalement, traversaient une ancienne couche
de tourbe, dans la partie inférieure de laquelle étaient déposés des ossements d'ani-
maux, des fragments de poterie, et des instruments de la même, matière que ceux
qui avaient été déterrés antérieurement, et ne portant aucune trace de métal.
On ne tarda pas à retrouver ailleurs de pareilles restes d'habitations, auxquels
leur emplacement fit donner l'épithètede lacustres, à la tourbière de Wauwvl, dans
le canton de Lucerne, au lac de Zurich, à celui de Pfeffikon, dans le même canton, à
ceux de Constance, de Bienne, de Neufchàtcl, de Genève.
A quel peuple devait-on rapporter ces vestiges? avait-on là des antiquités de la pé-
riode celtique? fallait-il croire que les Helvètes habitaient, comme le font aujour-
d'hui les Malais, dans des huttes construites sur pilotis?
Tel fut le problème qu'agitèrent les antiquaires suisses, et à la solution duquel
M. Frédéric Troyon a consacré de savantes recherches. Son livre est le résumé de
tous les travaux entrepris à ce sujet depuis la découverte des premières habitations
236 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
lacustres. L'antiquaire vaudois ne s'est pas borné à décrire les vestiges mis au jour
et les objets de toute sorte qui s'y trouvent associés ; il a fondé sur ces découvertes
archéologiques une théorie dont il avait été chercher les bases chez les antiquaires
Scandinaves. Frappé de ce fait que les habitations qui dénotent l'industrie la plus
primitive et la plus grossière ne renferment guère que des instruments en pierre,
que les ossements d'animaux qui y sont mêlés n'appartiennent généralement pas à
la faune actuelle, il distingue dans les établissements anciens de l'Helvétie une
époque antéhistorique qu'il appelle l'âge de pierre.
La présence d'instruments en bronze dans les habitations lacustres des bords du
Léman et d'autres lacs l'ont conduit à admettre qu'à l'âge de pierre en avait succédé
un autre, correspondant a une civilisation plus avancée et où le bronze fut employé
pour la confection des armes et des ustensiles.
Enfin la présence du fer dans les habitations lacustres de quelques parties de la
Suisse, par exemple sur les bords des lacs de Bienne et de Neufcliâtel, a fait croire
à M. Troyon que dans un âge plus récent, mais antérieur déjà à l'époque où César
entrait en Gaule, le fer avait pris la place du bronze.
C'est en se guidant sur cette chronologie supposée que l'auteur a entrepris d'écrire
ce qu'on pourrait appeler l'histoire de l'industrie primitive de l'humanité. Étendant
le cercle de ses études, il a été chercher dans tous les pays de l'Europe, en France, en
Irlande, en Angleterre, en Ecosse, en Danemark, en Allemagne et jusque dans la
Turquie et le Caucase, des témoignages en faveur de la théorie à laquelle il subor-
donne trop souvent l'exposé des découvertes que nous venons de mentionner.
Les faits qu'analyse M. Troyon, en recourant aux publications d'un grand nombre
de ses compatriotes, intéressent au plus haut degré notre archéologie celtique, car
l'Helvétie était une partie de la Gaule. Toutefois votre Commission aurait préféré
que l'auteur eût plus nettement séparé la description pure et simple des monuments
découverts de la théorie qu'il y mêle. Cette théorie, malgré ce qu'elle a d'ingénieux
et de séduisant, nous paraît beaucoup trop absolue, et nous inclinons à penser que
son livre scinde, en des époques trop tranchées, des formes de l'industrie de nos an-
cêtres qui ont pu être contemporaines, et qui ne remontent pas toujours à la haute
antiquité qu'il leur prête. Les découvertes faites en plusieurs points de la France dé-
montrent, par exemple, que les Gaulois faisaient encore usage d'armes en bronze
quand ils combattirent contre les Romains, et l'on a retrouvé des ustensiles en pierre
qui ne sauraient dater d'uneépoque beaucoup plus ancienne que César.
Les systèmes établis à l'avance nuisent, vous le savez, Messieurs, à l'étude critique
des faits ; et, trop infatué d'une théorie, l'antiquaire ferme involontairement les
yeux sur les circonstances qui la contredisent. Ce défaut de critique peut être repro-
ché à M. Troyon. Des objets signalés depuis comme controuvés, des ustensiles imités
par des faussaires de ceux qui avaient été authentiquement découverts, se voient con-
fondus, dans les planches qui accompagnent son livre, avec les objets d'une origine
incontestablement antique.
Il resterait donc à faire sur les monuments que l'auteur décrit une étude plus sé-
vère et plus exigeante, à s'assurer si le divorce entre la pierre, le bronze et le fer,
est aussi prononcé que ce savant le suppose, et, par la comparaison des objets d'ori-
gine gauloise et de ceux que recelaient les habitations lacustres, à fixer d'une ma-
nière plus sûre la date à laquelle on doit les faire remonter.
Quoi qu'il en soit, l'ouvrage de M. Troyon n'en est pas moins d'une réelle impor-
tance ; il appelle l'attention sur des faits que l'on ne soupçonnait pas il y a vingt-cinq
ou trente ans. Il se lie à ce grand problème de l'âge auquel notre Europe a été
peuplée, mytérieuseque oitsn où, depuis que des produits de notre industrie ont été
ACADÉMIE DES INSCRIPPIONS, ETC. 237
déterrés dans les profondeurs du'sol, se trouvent en présence le géologue et l'antiquaire.
L'histoire des habitations lacustres appartient à ce qu'on pourrait appeler l'archéolo-
gie primordiale; elle nous transporte vraisemblablement bien au delà des temps que
peuvent revendiquer nos annales; mais les origines de l'humanité sont le premier
chapitre de l'histoire de toutes les nations; en cherchant à découvrir quels furent les
premiers hommes qui pénétrèrent dans la contrée qne nous habitons aujourd'hui,
nous sommes donc encore dans le domaine de nos antiquités nationales.
Ce que je dis est applicable à la Grammaire comparée des langues de la France
de M. Louis de Baecker, qui a obtenu dans ce concours la quatrième mention très-
honorable.
Les anciens dialectes sont comme les fossiles des révolutions intellectuelles de l'hu-
manité, et l'étude des caractères communs qu'ils présentent nous reporte à un âge
où ne s'étaient point encore opérées, entre les tribus de souche indo-européenne, ces
séparations tranchées qui les constituèrent en nations distinctes. M. de Baecker à dû
nécessairement franchir les limites de l'antiquité gauloise et remonter jusqu'au ber-
ceau asiatique ; mais par son examen des formes grammaticales des idiomes sortis
du latin, il nous ramène en deçà de ces temps reculés. Le tort de la Grammaire com-
paré des langues de la France est d'avoir rapproché, sans autre motif que leur voi-
sinage géographique, des idiomes de branches distinctes. C'est par leurs affinités
grammaticales., non par les lieux qu'habitent les peuples qui les parlent, que les langues
doivent être comparées. Mais si M. de Baecker a mal choisi son point d'attache, il a
du moins bien fait connaître les vicissitudes des idiomes qu'il analyse. Vulgarisateur
des principes des Guillaume de Humboldt, des Bopp, des Jacques Grimm, il les ré-
sume et les applique non sans intelligence. Au lieu de remonter à des questions géné-
rales qu'il n'est pas suffisamment préparé pour traiter complètement, nous eussions
préféré que l'auteur se fût donné pour tâche de suivre province par province, canton
par canton, les altérations des différents types de langues qu'il distingue; il aurait
ainsi rendu un plus grand service à la philologie comparée, et son livre eût mieux
répondu au titre qu'il porte. Les philologues ont jusqu'à présent fait l'histoire des
genres; les espèces demandent h être étudiées à leur tour, et rien n'eût mis plus en
évidence les caractères différentiels de ces espèces linguistiques qu'une bonne compa-
raison des dialectes provinciaux. Le sujet, comme l'a entendu M. de Baecker, man-
que d'homogénéité, et, malgré les qualités de son œuvre, la conscience qu'il y a
apportée, nous n'avons pu lui accorder une récompense digne de ce qu'aurait dû
attendre une Grammaire comparée composée par un véritable philologue. Une bro-
chure intéressante sur la seigneurie de Nordpenne ne constituait pas d'autre part un
titre assez considérable pour modifier notre décision.
Ce que nous tenons à faire ressortir dans l'ouvrage de M. de Baecker, c'est le bon
aloi des idées et le caractère vraiment scientifique des recherches. Ce mérite manque
trop souvent h M. Cénac-Moncaut, qui vous a adressé une seconde édition de son
Histoire des peuples et des États pyrénéens. L'auteur a quelques qualités de l'histo-
rien, mais celles de l'antiquaire ne sont pas chez lui assez développées, et celles du
philologue font défaut. M. Cénac-Moncaut s'est tracé un cadre trop vaste pour ses
forces; il'a voulu tout embrasser dans ce monde pyrénéen au milieu duquel il vit
et qu'il observe depuis longtemps. Privé des ressources qui lui étaient nécessaires,
il nous a forcément donné un tableau inégal de dessin et de couleur,'; il a oublié le
précepte :
Sumite materiam vestris gui scribitis œquam
Viribus.
Rien en effet n'obligeait l'auteur à joindre à son récit, à ses appréciations histori-
23S REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
ques, toujours intéressantes, des parties archéologiques, épigraphiques, philologiques
qui déparent un travail, à certains égards, satisfaisant. Le lecteur, en rencontrant
dans YHistoire des peuples et des États pyrénéens tant de détails neufs et bien trai-
tés sur les royaumes éphémères qui se sont succédé aux deux versants des Pyrénées,
n'eût pas été tenté d'en demander davantage. Ces cinq volumes, réduits à quatre, à
trois peut-être, aurait suffi pour la tâche qu'il s'était imposée, et, séparée du billon
qui altère un métal précieux, son œuvre se serait présentée irréprochable dans ce
concours. En général, M. Cénac-Moncaut n'a le pied sur que quand il marche sur le
terrain espagnol ou français; remonte-t-il jusqu'aux Phéniciens, aux Romains, aux
Ibères, veut-il démêler à travers les étymologies des questions d'origine, il s'égare
facilement, faute de cette connaissance approfondie des sources antiques que décèlent
l'exactitude et la précision des renvois.
Ce n'est pas cependant sans regret que la Commission n'accorde à l'auteur que le
cinquième rang dans les mentions très-honorables; elle aurait voulu pouvoir témoi-
gner autrement son estime pour un si long labeur. Mais la pensée qu'elle aurait
sanctionné par une plus haute récompense des idées qui sont en désaccord avec les
données de la science et une méthode que la saine critique condamne, a dû l'arrêter.
Car, s'il y a pour les tribunaux des circonstances atténuantes qui affaiblissent l'ap-
plication de la loi, il y a de même, dans la distribution des récompenses, des cir-
constances qui atténuent les mérites des candidats, qui font que la couronne s'effeuille
au moment où on allait la déposer sur leur front.
MM. H. Mesnault et H. de Monteyremar ont fait preuve d'intelligence et de zèle
dans le travail manuscrit intitulé : Cartulaire de Saint- Jean-en-Vallée , près Char-
tres, Etudes du paysan beauceron aux XII* et XIIIe siècles. Danslalongue introduc-
tion placée en tète de l'ouvrage, M. Mesnault a mis en œuvre les principaux faits que
fournissent les pièces qu'il classe et reproduit. Mais on regrette de ne pas toujours
rencontrer dans la publication de ce cartulaire la science approfondie du paléographe,
de voir percer çà et là des indices d'inexpérience. L'intérêt des documents rassemblés
rachète toutefois amplement ces défauts, et nous avons accordé à MM. Mesnault et
de Monteyremar la sixième mention très-honorable.
Les publications de cartulaires abondent cette année; c'en est une autre qui a reçu
la septième de nos mentions très-honorables. En nous donnant les fragments qui ont
été découverts du Cartulaire de la Chapelle Aude, M. Chazaud, archiviste du dépar-
tement de l'Allier, a rendu à l'érudition un service d'autant plus grand qu'on avait
depuis un siècle perdu la trace de ce curieux monument paléographique. Le Cartu-
laire de la Chapelle Aude est sans contredit l'une des sources les plus abondantes
qui puissent être consultées pour l'histoire du Bourbonnais. Le travail de M. Cha-
zaud témoigne d'un vrai savoir et d'un grand esprit d'exactitude, quoiqu'on yremar-
que des imperfections analogues à celles qui déparent la publication de MM. Mes-
nault et Monteyremar. Ce qui tient à la chronologie laisse beaucoup à désirer.
Un travail qui, à raison de son peu d'étendue, ne pouvait prétendre à une de nos
premières récompenses, mais qui, tout circonscrit qu'il est, n'en décèle pas une moins
remarquable sagacité et une grande intelligence topographique, la Notice sur la topo-
graphie primitive de la ville de Meuux, par M. Carro, mérite d'être cité très-hono-
rablement dans ce concours. Bien des villes de France ont gardé les noms des oppida
qu'elles ont remplacés, des pejples qui occupaient ces forteresses gauloises, mais
rarement les habitations modernes ont pris exactement la place des grossières cabanes
et des demeures rustiques élevées par nés aïeux. Le nom, bien qu'altéré, subsiste
encore ; l'emplacement a quelque peu changé ; c'est ce qui est arrivé pour la ville des
Meldi, ce Jatinum dont le nom corrompu se trouve sur la Table théodosienne. M. Carro
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 239
a entrepris de déterminer exactement la place et l'étendue de la ville antique; il en a
suivi les déplacements et les extensions successifs -, il a retrouvé la trace des diverses
enceintes et refait sur les lieux, à l'aide do témoignages savamment discutés, la carte
du Meaux antique qu'il a placée sous nos yeux.
Ce genre de recherches importe à la géographie générale de la Gaule pour l'éva-
luation exacte des distances d'une station à l'autre; il éclaire aussi la question du
chiffre de la population primitive de la France, en nous donnant une idée de la gran-
deur des oppida.
M. Carro aime l'antiquité et la comprend; il nous le prouve par son Voyage dam
le pays des Celtes, qui eût été un titre de plus à nos éloges, si la date du livre avait
permis de l'admettre à ce concours. Nous décernons la huitième mention très-hono-
rable à M. Carro.
Enfin, la neuvième mention très-honorable est accordée à M. Renault pour sa Revue
monumentale et historique de l'arrondissement de Coûtantes, travail estimable et
complet, inspiré par les publications analogues dues, pour d'autres parties de la Nor-
mandie, à son compatriote, M. de Caumont. Notre correspondant a imprimé, en
effet, dans cette province, une heureuse impulsion à l'étude des monuments. Le zèle
s'est communiqué à ce point qu'il pèche aujourd'hui plutôt par excès, et fait prêter
souvent un intérêt hors de proportion à des constructions insignifiantes. On s'en
aperçoit en lisant e livre de M. Renault; mais nous n'en tenons pas moins à récom-
penser par nos éloges l'ardeur de cet antiquaire intelligent et consciencieux. En l'absence
d'un plus grand nombre d'oeuvres proposées dans l'arrondissement de Coutances à
son admiration, on doit l'excuser de s'être extasié devant des monuments qui nous
auraient laissé plus froids.
J'arrive maintenant aux mentions honorables. La liste en est étendue, et vous
n'attendrez pas de moi, Messieurs, des jugements longuement motivés. Ce rapport
doit avoir des bornes; la Commission a entendu, dans ses séances, des rapports parti-
culiers; je ne puis, ici, qu'en prendre la substance. Sous-entendez donc des mérites
que je n'ai pas la place de vous signaler; sous-entendez aussi des critiques qu'il m'est
doux de passer sous silence; n'oubliez pas d'ailleurs que les motifs qui nous ont fait
quelquefois ranger, dans la catégorie qui va nous occuper, des ouvrages laborieuse-
ment composés, sont la date comparativement moderne des principaux faits rap-
portés, l'absence de développements qui nous semblaient indispensables. Les travaux
ici mentionnés appartiennent à[presque toutes les branches de l'archéologie nationale,
mais plus particulièrement au moyen âge. Je suivrai, autant que possible, l'ordre des
temps.
Un officier de marine, M. Ed.deRostaing,vous a adressé une Etude géographique et
hydrographique sur les port s de Coriallo, Corbilo et Iktin, et sur les rivages des Corivel-
lones et desCorivallensesduColentin. C'est, comme vouslevoyez,une questionde géo-
graphie ancienne. La détermination du véritable emplacement de ces villes présentait
degrandesdifficultésqui avaient embarrassé plus d'un critique. M. de Rostaing, grâce
à ses connaissances spéciales sur la presqu'île du Cotentin, a réussi à jeter de nou-
velles lumières sur un problème déjà en partie résolu par d'Anville. Il a présenté,
à l'appui de l'opinion du célèbre géographe qui retrouvait Coriallo au cap de la Ha-
gue, des considérations d'un grand poids; il a montré qu'il faut reconnaître dans
Coriallo le Corbilo que citait Strabon sur la foi d'auteurs plus anciens. Legedia est
Coutances selon M. de Rostaing, qui allègue en faveur de cette identité des raisons
qu'il a su habilement faire valoir ; son argumentation est moins démonstrative quand
il identifie Ictis au cap Portland. Ce travail manuscrit, œuvre d'une critique intelli-
gente, mérite tous les encouragements de l'Académie.
240 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Une autre question de géographie qui ne nous reporte pas si haut, mais qui n'a
pas moins d'intérêt, est l'emplacement du fameux Champ du Mensonge, théâtre de la
trahison dont les fils de Louis le Débonnaire se rendirent coupables envers ce prince
malheureux. Les chroniqueurs nous apprenaient que l'entrevue de l'empereur carlo-
vingien et de ses fils avait eu lieu dans la région des Vosges. Un conseiller à la cour
impériale de Colmar, M. Boyer, a réussi, par des recherches ingénieuses et un heu-
reux emploi des étymologies, à fixer d'une manière très-plausible l'emplacement de
ce champ fameux, le Cliamp rouge, comme on l'appelait avant que la perfidie des petits-
fils do Charlcmagne lui eût valu un nom qui fait leur éternel opprobre. C'est au voi
sinage de Colmar et de Sigolsheim, dans le canton qu'arrose la Fechte, que M. Boyer.
a placé le Champ du Mensonge. La Commission a été frappée de la solidité de ses
raisons; mais, lors môme qu'elle n'eût pas été convaincue, elle aurait toujours tenu
à consigner ici ses éloges pour un travail qui déuote autant de critique que d'éru-
dition.
Ces mêmes qualités, nous sommes habitués à les rencontrer dans les ouvrages de
M. H. Lepage, dont le nom a déjà été plusieurs fois honorablement cité dans le con-
cours des antiquités nationales. Son Dictionnaire géographique de la Meurthe, qu'ac-
compagne une carte historiq ue répondant pour le dixième siècle à la contrée qu'embrasse
ce département, est une œuvre exacte et consciencieuse chez laquelle on voudrait
seulement rencontrer plus de développements; mais elle n'en fournira pas moins
des indications précieuses pour la géographie d'une partie de l'ancienne Lorraine pen-
dant le moyen âge. Assurément le Dictionnaire géographique de la Meurthe avait
droit à une de vos citations spéciales.
LePouillé de l'évéché de Luçon, de M. Aillery, est un document géographique im-
portant. L'auteur a pris pour base de son travail le pouillé de Gautier de Br.uges,
rédigé avant 1306, et qui embrasse les parties de l'ancien diocèse de Poitiers qui fu-
rentcomprises postérieurement dans les évèchés de Luçon et de Maillezais. Il a com-
plété ces documents à l'aide d'autres moins anciens et patiemment compulsés par lui.
Un pouillé du quatorzième siècle lui a toutefois échappé. Deux bonnes cartes ajoutent
à l'intelligence du livre. On regrette seulement l'absence de tables. En somme, cette
publication fait honneur au zèle et au savoir de M. Aillery.
Laissons maintenant la géographie pour l'archéologie proprement, dite, deux scien-
ces qui se donnent la main et dont l'histoire a intérêt à voir subsister la bonne har-
monie. La Statistique archéologique d Eure-et-Loir, de M. de Boisvillette, peut être
proposée comme un modèle du genre, et il faut en remercier la Société qui en a dirigé
la publication. L'auteur décrit brièvement; mais ses descriptions, accompagnées d'ex-
cellents dessins, sont d'une clarté et d'une précision qui leur donnent un grand prix.
Si le texte ne va guère au delà, c'est que les documents manquent. Pour expliquer
plus au long les monuments dits celtiques qui abondent dans l'Eure-et-Loir, il aurait
fallu faire appel à l'imagination, puisque les anciens ne nous ont rien dit de ces an-
tiques constructions. M. de Boisvillette est un esprit trop positif pour se laisser aller
à ces explications de fantaisie ; il préfère se taire quand les documents se taisent eux-
mêmes : louable exemple qui n'a pas été suivi.
La Notice manuscrite sur la Beauce, du même auteur, renferme des aperçus justes
et quelques données utiles, sans cependant épuiser un sujet qui, plus creusé, aurait
pu devenir plus fécond.
Ces deux envois de M. de Boisvillette sont dignes de tous vos encouragements.
Les dissertations de M. Ed. Fleury sur les pavages émaillés dans le département de
l'Aisne, sur lespeintures murales des églises du Laonnais, annoncent une étude attentive
et sérieuse des monuments, poursuivie avec intelligence et avec amour. Elles nous ré-
ACADÉ IE DES INSCRIPTIONS, ETC. 241
vêlent quelques faits intéressants. Ainsi l'auteur a prouvé que les armoiries tracées sur
les pavés émaillésne sont souvent que des motifs d'ornement. Ces deux dissertations,
et une autre qui a le tort de porter un titre trop ambitieux : la Civilisation et l'art
des Romains dans la Gaule Belgique, forment un ensemble de travaux que nous
mentionnons ici avec honneur. Vous y trouverez, Messieurs, la description de monu-
ments curieux associée parfois à des vues hasardées, mais toujours instructives; vous
y reconnaîtrez le fruit de recherches persévérantes et une connaissance approfondie
des richesses archéologiques d'un de nos départements les mieux dotés par l'histoire.
M. Bretagne est aussi un antiquaire exercé qui a le flair des sujets intéressants et
des faits nouveaux. Son Mémoire sur ce qu'il appelle les peignes liturgiques, c'est-à-
dire sur les peignes dont on faisait jadis usage dans les églises et les sacristies, abonde
en détails curieux et nous initie à des particularités de la vie sacerdotale au moyen
âge. L'auteur aurait éclairé davantage son sujet s'il avait rapproché ces vieux
usages ecclésiastiques de certains rites de l'antiquité ; son travail eût alors pris
des proportions et une importance qui nous eussent permis de le classer dans notre
première catégorie.
L'histoire proprement dite fournit à ce concours quelques ouvrages dignes de nos
mentions honorables. Pour commencer par l'œuvre la plus considérable, je dois citer
l'Histoire de Châlons-sur-Marne et. de ses monuments, par M. Barbât. C'est un gros
livre qui accuse beaucoup de travail et d'ardeur. Malheureusement l'exécution ne
répond pas toujours à la grandeur du plan. Très-complète, trop complète peut-être
à certains égards, l'Histoire de Châlons-sur-Marne est visiblement insuffisante en
d'autres points. Ce qui a trait aux monuments annonce peu de méthode et une con-
naissance imparfaite de l'archéologie. La critique chronologique manque égale-
ment. Toutefois, il y a là un grand labeur et des faits non sans importance pa-
tiemment réunis. Ce sont des mérites qu'il serait injuste de méconnaître et qui ont
droit à nos éloges, même quand ils n'ont pas produit tout ce qu'on aurait pu en
attendre.
M. Darsy, dans son livre intitulé : Picquigny et ses seigneurs vidâmes d'Amiens,
en ajoutant un chapitre à l'histoire de Picardie, rend à une ville jadis célèbre un
rang que l'obscurité où elle est tombée depuis pourrait peut-être lui faire perdre.
C'est un ouvrage consciencieux et soigné, pour lequel l'auteur a consulté avec intel-
ligence et discernement un nombre considérable de documents.
L'histoire de nos églises occupe une place intermédiaire entre l'archéologie et l'his-
toire proprement dite. Deux des ouvrages relatifs à cette branche de nos études, qui
vous sont parvenus, ont des droits égaux à nos éloges. C'est, d'une part, l'Histoire
de la fondation et de l'état ancien de la cathédrale de Dol, de M. Gauthier ; c'est, de
l'autre, l'Histoire du chapitre de Saint-Thomas de Strasbourg, de M. Schmidt. Le
premier est une bonne et exacte monographie d'un des plus beaux monuments reli-
gieux de la Bretagne. L'auteur connaît à fond les documents ; s'il ne se montre pas
toujours antiquaire consommé, s'il n'a pas fait une étude de toute notre architecture
ecclésiastique au moyen âge, il sait du moins admirablement sa cathédrale de Dol;
il suit les phases de sa construction pièce par pièce, et, fort de ses recherches spé-
ciales, il critique avec avantage ceux qui n'avaient décrit qu'en passant la vieille
basilique bretonne.
Le second ouvrage est dû S un écrivain dont l'Institut a déjà apprécié les travaux.
La science des faits se montre aussi dans ce livre plus que la connaissance de l'art.
On y trouve des détails intéressants sur la constitution de Strasbourg au moyen âge,
sur la bibliothèque du chapitre. Le livre est accompagné d'un riche répertoire de
242 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
pièces où le lecteur trouvera la justification des faits énoncés dans le cours du
livre.
Les Documents inédits sur la grande peste de 1348, publiés parM. Joseph Michon,
nous ont paru mériter une mention honorable. On se demandera peut-être si donner
les caractères d'une maladie contagieuse, c'est faire de l'histoire ; mais, hélas! expo-
ser les maux dont nous avons souffert, n'est-ce pas écrire aux trois quarts notre vie?
Mal physique, mal moral, tout se lie, et les événements sont bien souvent le reflet
de nos souffrances. Les documents réunis et commentés par M. Joseph Michon com-
plètent l'histoire d'une peste qui ravagea au milieu du quatorzième siècle une grande
partie de l'Europe occidentale; ils éclairent, sans pourtant la rendre moins sombre,
une des pages les plus tristes de notre histoire; ils nous font concevoir une idée
plus exacte de la pratique médicale dans des temps d'ignorance et de préjugés scien-
tifiques.
Entre les biographies qui ont été soumises à la Commission et qui se rapportent à
des personnages dont la vie appartient à l'histoire générale de notre pays, quelques-
unes nous ont paru dignes de vous être signalées d'une manière toute particulière.
C'est d'abord la Notice de M. Ed. Garnier sur Louis de Bourbon, évêque-prince de
Liège (1455-1482). Nous avons là mieux qu'une biographie; tout un épisode de lafindu
quinzième siècle nous est raconté, pièces en mains, et ces pièces, l'auteur n'a négligé
aucune recherche, aucun voyage pour se les procurer. Louis de Bourbon est un de
ces rares Français qui portèrent chez nos voisins leurs talents et leurs services, vraies
plantes exotiques qui ont embaumé d'autres cieux que ceux pour lesquels elles
avaient été créées; une culture étrangère en a recueilli les fruits, mais sans en faire
disparaître la sève vigoureuse, sans en altérer la saveur, dues au sol où elles avaient
primitivement germé.
La biographie de Marguerite de Flandre, duchesse de Bourgogne, de M. Canat, est
une œuvre où l'érudition patiente et les recherches que n'effraye pas l'aridité du tra-
vail jouent le principal rôle. C'est en dépouillant des pièces de comptabilité que l'au-
teur est parvenu à restituer la vie d'une princesse célèbre. Il a su tirer, d'indica-
tions en apparence toutes spéciales et qui ne promettaient guère de renseignements
généraux, d'abondants détails sur la vieprincière à la fin du douzième siècle, et, tout
en restant solide, il n'a pas cessé d'intéresser et de plaire.
Une autre biographiéqui a droit aussi à nos éloges est celle que nous a envoyé M. Jean-
det. Elle est consacrée à Pontus de Thiard, seigneur de Bissy, puis évoque de Màcon ;
l'une des étoiles de cette pléiade qui brilla de feux si vifs au seizième siècle, mais
dont tant d'astres levés depuis ont quelque peu affaibli l'éclat. M. Jeandet a pénétré
dans l'histoire intérieure de la famille à laquelle appartient Pontus, et en fait con-
naître les héros. Mais c'est surtout Pontus lui-même auquel il a consacré ses études,
et sous le couvert d'une biographie, son ouvrage est en réalité, pour ce motif, une page
d'histoire littéraire. Si l'histoire du seizième siècle n'est déjà plus de l'archéologie, il
n'eu est pas tout à fait ainsi de la poésie du même âge ; cette poésie est plus loin de
nous que les événements qui l'inspirèrent ; on sent, dans les œuvres de Ronsard et de
ses émules, la veine antique encore à peine dégagée de la gangue où elle s'était con-
servée sous le sol gaulois. L'imitation du genre ancien s'y montre sous une forme
naïvement servile; ce n'est point le grand style français, bien que ce ne soit plus le
parler roman. Notre langue s'éveille. Le seizième siècle est donc, pour notre littéra-
ture, un siècle d'origines ; nous trouvons là les premières lueurs de notre génie poé-
tique, et nous pouvons appeler ce temps l'antiquité de notre poésie. M. Jeandet nous
fait goûter les beautés de Pontus de Thiard ; il nous initie davantage à sa vie et à
ses travaux, et nous montre le rôle que joua la pléiade dans un siècle où l'enthou-
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS, ETC. 243
siasme pour les chefs-d'œuvre grecs et latins inoculait à notre langue, en les rajeunis-
sant, des formes dont il faut aller chercher l'invention à une époque vraiment archéo-
logique.
L'histoire ne dédaigne rien : poésies comme récits en prose, témoignages sérieux et
relations naïves. Il lui faut parfois glaner dans des champs bien pauvres, et ces
champs, ils sont si nombreux, si distants les uns des autres, qu'il est nécessaire que
des hommes complaisants prennent le soin de nous les indiquer. Le bibliographe aide
l'érudit et l'antiquaire, de môme que l'antiquaire et l'érudit aident l'historien, et
tous concourent à élucider les questions qui se rattachent à nos annales. En publiant
son Manuel du bibliographe normand, M. Ed. Frère a_ donc rendu un service à l'his-
toire de la Normandie ; ce livre est un répertoire d'indications, une liste de tous les
ouvrages qui ont trait à la Normandie, ou qui sont dus à des auteurs normands.
Quiconque voudra désormais écrire sur cette province, qui a déjà tant exercé les
amis de l'érudition et de l'histoire, devra puiser dans le livre de M. Frère. Bien qu'on
y puisse encore signaler quelques lacunes, surtout pour ce qui concerne les manu-
scrits, le Manuel du bibliographe normand n'en est pas moins un excellent instru-
ment de travail. M. Frère n'a pas lui-même labouré le champ historique ; mais il nous
a façonné un soc avec lequel on le creusera davantage, et perfectionner la charrue,
n'est-ce pas servir autant l'agriculture que semer et moissonner soi-même?
Tel est l'ensemble des ouvrages auxquels nous vous avons proposé de décerner une
mention honorable.
Entre les travaux auxquels nous avons cru ne devoir point accorder cette distinc-
tion, il en est quelques-uns cependant qui ne sont pas sans mérite ni sans utilité; des
recherches nouvelles en pourront accroître la valeur et leur permettront d'aspirer à
une récompense dont ils s'étaient beaucoup approchés. Plusieurs nous avaient
été adressés manuscrits ; nous accueillons sans doute avec faveur les auteurs qui
veulent, avant l'impression, obtenir nos avis; mais ces manuscrits, nous sommes ici
forcés de le rappeler, doivent, par leur netteté et leur bonne exécution, permettre
une appréciation facile des travaux qu'ils renferment. Si la Commision récompense
les paléographes qui ont transcrit des documents presque indéchiffrables, c'est sans
doute parce qu'elle croit qu'un ouvrage n'est pas toujours mis en lumière par le fait
seul qu'il est écrit. Lui adresser des mémoires qu'on serait tenté parfois de prendre
pour des monuments paléographiques et qui réclament, pour être lus, des efforts
presque aussi grands que ceux que les recherches mêmes ont pu exiger, c'est en vérité
se méprendre sur le rôle des juges!
Tant de livres, de notices et de mémoires composés, imprimés dans le cours de
moins de trois années, nous annoncent pour l'avenir encore bien des œuvres impor-
tantes. Notre sol archéologique est vraiment inépuisable, et, comme la terre arable,
il donne des produits de plus en plus abondants à ceux qui le fouillent et le re-
muent. Cet élan enthousiaste pour la connaissance de notre passé, de notre ancienne
géographie, de nos monuments, est bien fait, Messieurs, pour nous inspirer un légi-
time orgueil, à nous dont la mission est d'encourager, d'étendre, de stimuler ces
recherches laborieuses. On a répondu de toutes les parties de la France a notre ap-
pel, et c'est nous maintenant qui nous demandons si nous ne plierons pas sous la
tâche que nous impose le concours. Car l'histoire, l'archéologie, semblent promettre
d'être cultivées avec plus d'ardeur que jamais; l'exemple ne part plus seulement de
l'Académie, il descend de plus haut.
L'Empereur montre pour ce qui nous intéresse le goût le plus vif; il ne se borne
pas à protéger nos études, il les pratique; il visite les lieux auxquels s'attachent nos
244 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
vieux souvenirs; il en recueille tous les vestiges; il ordonne des fouilles; il enrichit
les musées. En même temps qu'il imprime aux études d'archéologie nationale un
nouvel essor, que par ses ordres la carte des Gaules est dressée aux principales épo-
ques de son histoire, que chaque département rédige sa statistique archéologique,
qu'il prescrit la publication de documents épigraphiques, il envoie des savants en
Italie, en Grèce, en Asie Mineure, en Phénicie, et fait amener à Paris les merveilles
de l'art étrusque et de l'art hellénique.
Si pour l'Empereur l'étude des antiquités a l'importance d'une institution de
l'État, c'est qu'il comprend que l'amour et le respect du passé n'ont rien d'incom-
patible avec un légitime besoin de progrès. Rechercher ce qui fit jadis la grandeur,
la puissance, l'autorité de la France, n'est-ce pas en même temps travailler pour son
avenir, puisque tout se lie ici-bas? La connaissance des voies que nous avons par-
courues est un élément nécessaire pour déterminer celles où nous devons entrer et
marcher d'un pas sûr. L'antiquité a d'ailleurs un parfum de jeunesse et de simplicité
qui rafraîchit nos corps épuisés par la vie d'affaires et d'intérêts dont nous sommes
trop souvent absorbé;; c'est l'école des grands esprits et l'inspiratrice des grandes
œuvres. Au début de l'humanité, il y avait en elle une sève et une énergie que les
sociétés vieillies ont besoin de se communiquer pour assouplir leurs ressorts et re-
tremper leurs idées.
L'Empereur et vous, Messieurs, vous le sentez également; aussi en distribuant des
récompenses à ceux qui achèvent notre initiation à la connaissance d'un passé loin-
tain dont sont sortis les temps où nous vivons, accomplissez-vous une œuvre à la
fois utile à la science et profitable à la nation.
NOUVELLES ARCHÉOLOGIQUES
Dans sa séance du 9 août, l'Académie des inscriptions a proposé, pour
1863, les sujets de prix suivants :
Prix ordinaire de l'Académie. — Retracer, d'après les monuments de
tout genre, l'histoire des invasions des Gaulois en Orient; suivre jusqu'aux
derniers vestiges qui subsistent de leurs établissements en Asie Mineure,
de leur constitution autonome, de leur condition sous l'administration ro-
maine, de leurs alliances avec les divers peuples qui les entouraient;
comparer, pour les mœurs et les usages, les Galates avec les Gaulois de
l'Occident. Ce prix est de 2,000 francs.
Prix Bordin. — Examen des sources du Spéculum historiale de Vincent
de Beauvais.
Distinguer les portions du Spéculum qui ont été empruntées à des ou-
vrages dont le texte original nous est parvenu. Signaler ce qui a été tiré
d'ouvrages perdus ou inédits et ce qui est l'œuvre personnelle de Vincent
de Beauvais. Ce prix est de 3,000 francs.
— La Société des antiquaires de Picardie nous envoie les sujets suivants,
mis au concours pour 1862 et 1863 : Prix de 500 francs. — Fondation
Le Prince. — Concours de 1862. — Une médaille d'or de la valeur de
500 fr. à l'auteur du meilleur Mémoire critique sur les statistiques archéo-
logiques publiées jusqu'à ce jour, suivi d'un programme de statistique archéo-
logique historique spécial à la province de Picardie.
Concours de 1863. — Une médaille d'or de 500 fr. à l'auteur du meil-
leur Mémoire sur un sujet d'histoire ou d'archéologie relatif à la province de
Picardie.
— Dans la dernière séance de la Société des antiquaires de France, ont été
élus membres résidants : notre collaborateur M. Alexandre Bertrand et
M. Louis Passy, ancien élève de l'École des chartes.
— De nombreux débris d'antiquités ont été trouvés récemment dans
l'île Tristan, près de Douarnenez, à la suite des travaux et des mouve-
ments de terre qu'y poursuit M. Penanros, propriétaire de cette île.
Des armes et des monnaies celtiques, de la plus helle conservation, for-
ment comme le premier lot de ces antiquités. Viennent ensuite des sta-
tuettes, des fibules, des monnaies et un magnifique bas-relief en hronze
de l'époque romaine. Puis de nombreux débris de l'époque féodale avec
des monnaies françaises et espagnoles de l'époque de la Ligue, parmi
lesquelles deux pièces en argent aux initiales du cardinal de Bourbon, qui
fut un instant acclamé par les ligueurs sous le titre de Charles X, roi de
France et de Navarre.
Les plus importants de ces objets ont été dessinés et feront l'objet d'une
communication au congrès archéologique de Reims, réuni en ce moment
sous la présidence de S. Em. le cardinal Gousset.
BIBLIOGRAPHIE
Der Apollon Stroganoff und der Apollon vom Belvédère, von Friedrich Wie-
seler, — L'Apollon Stvoganoff et l'Apollon du Belvédère. Mémoire archéologique
composé à l'occasion de la* fête anniversaire de Winckelmann, 1860, au nom de
l'Institut archéologique de l'Université George-Auguste, par Frédéric Wieseler.
Goettingue, 18G1. In-8°.
L'attention des antiquaires a été ramenée dans ces derniers temps sur la
célèbre statue de l'Apollon du Belvédère, depuis qu'un archéologue
distingué, M. L. Stephani, l'a rapprochée d'une statuette en bronze ap-
partenant à M. le comte Serge Stroganoff. M. Stephani a reconnu dans
cette figurine un monument signalé jadis par le voyageur français Pou-
queville, et qui avait été découvert en 1792 à Paramythia, près de Janina,
avec quinze autres bronzes antiques. Pouqueville avait été frappé lui-
même de l'analogie de l'aspect de cette statuette avec l'Apollon du Belvé-
dère. M. Stephani a mis cette ressemblance dans tout son jour, non pas
quil faille admettre que l'un et l'autre monuments soient précisément la
copie d'un même original, il y a entre eux des différences qui s'y oppo-
sent; mais l'on peut admettre que la statue et la statuette sont la repro-
duction d'un même type emprunté à quelque chef-d'œuvre de l'art grec.
M. Stephani suppose que l'Apollon du Belvédère et l'Apollon Stroganoff
représentaient l'Apollon Boëdromios. Un savant professeur de Goettingue,
M. Wieseler, combat cette attribution et y voit plutôt l'Apollon Apotropaios.
L'opinion longtemps accréditée que l'Apollon du Belvédère avait dû tenir
originairement'un arc à la main, est aujourd'hui à peu près abandonnée.
Tout donne à penser que le dieu qu'a voulu figurer l'artiste portait la tête
de Méduse, non pas, comme le remarque M. Wieseler, pour détourner la
contagion, mais pour combattre Ares ou Mars, personnification des effets
pestilentiels. Le dieu a jeté ses armes, et il ne recourt plus qu'au terrible
effet de la face de la Gorgone. Suivant M. Wieseler, nous aurions dans ces
deux monuments à peu près une reproduction de la statue de Léocharès
élevée à Athènes devant le temple d'Apollon Patroos de Délos.
Nous engageons les antiquaires qui veulent se tenir au courant de cette
intéressante question à prendre connaissance de l'article de M. Gerhard,
publié dans les numéros 151-153 de Y Archeologischer Anzeiger, juillet à
septembre 1861.
Un éminent antiquaire français, M. le duc de Luynes, avait cru recon-
naître dans la peau que porte l'Apollon Stroganoff, non un débris de la
tête de Gorgone, mais un fragment de la peau du sylène Marsyas. M. Wie-
BIBLIOGRAPHIE. 247
seler, tout en reconnaissant ce qu'il y a de spécieux en faveur de cette
idée, ne l'adopte pas cependant complètement; mais M. Gerhard nous
montre que le caractère démoniaque de Marsyas justifierait l'emploi de
cette peau comme épouvantai! dans un combat contre le génie de la con-
tagion. A. M.
Notice sur le temple des Druides d'Uzès, par V. de Baumefort. Lyon, 1861. In-8°.
A peu de distance de la ville d'Uzès se trouve un monument apparte-
nant à la catégorie de ceux qu'on désigne sous le nom de celtiques, et
qui est appelé dans le pays Temple des Druides. M. de Baumefort nous donne
une description intéressante de ce curieux dolmen. Il cherche à cette oc-
casion à déterminer le véritable caractère des monuments de cette sorte,
examine les différentes opinions qui ont été proposées et soutient, en s'ap-
puyant sur des faits assez probants, que les dolmens avaient une destina-
tion funéraire. Sa dissertation, accompagnée de planches, est courte mais
substantielle, et devra être consultée par tous ceux qui s'occupent des mo-
numents celtiques.
La Bhagavad-Gîtâ ou le Chant du bienheureux, poème indien publié par l'Aca-
démie de Stanislas, traduit par M. Emile Burnouf. Paris, B. Duprat, 1861. In-8°.
Depuis que les recherches comparatives sur les mythes védiques et la
religion grecque ont démontré l'origine commune des conceptions mytho-
logiques des Aryas et des Hellènes, tout ce qui tend à populariser et à
faciliter l'étude du brahmanisme et de la langue dans laquelle ses monu-
ments littéraires ont été écrits, importe beaucoup à l'archéologie. Nous ne
pouvons donc qu'applaudir cà la tentative d'un professeur de la Faculté des
lettres de Nancy pour répandre la connaissance et le goût du sanscrit.
Héritier d'un nom qui a conquis une belle place dans la philologie in-
dienne, M. Emile Burnouf a entrepris de faire pénétrer chezle public lettré
une science qui demeurait en France le patrimoine exclusif d'un très-petit
nombre d'érudits de profession. Adoptant un système nouveau de tran-
scription de l'alphabet devanagari, il n'exige pas tout d'abord de ceux qu'il
initie à la connaissance du sanscrit la pratique de cet alphabet et de ses
ligatures multipliées. Sa Méthode pour étudier la langue sanscrite, rédigée
de concert avec M. Leupol, permet à tout Français de pénétrer sans peine
dans cette magnifique grammaire, d'où découlent les grammaires de
presque toutes les langues de l'Europe, tant mortes que vivantes; et, à part
quelques imperfections, elle répond parfaitement aux besoins de notre
enseignement classique. M. Emile Burnouf ne s'est pas borné là : il a voulu
donner de plus un texte tout entier, transcrit d'après le même système
adopté déjà dans sa Méthode, et accompagné d'une version fidèle qui per-
met au lecteur de suivre mot par mot la parole du chantre indien. Il a
choisi fort à propos le célèbre épisode de la Bhagavad-Gîtfi, qui, comme
248 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
il le dit justement, contient l'essence môme delà philosophie brahmanique,
et nous fait entrer de plain-pied dans la connaissance de l'Inde. Nous re-
commandons à tous les amis des lettres savantes la traduction de M. Emile
Burnouf, qui met à la disposition des personnes vouées à l'étude des my-
thologies comparées de précieux documents. A. M.
Études sur la géographie ancienne appliquées au département de l'Aube,
par M. Boutiot. Paris, Techener, 1861. In-8, avec une carte.
Voici un bon travail qui prendra place à côté de ceux, déjà fort nom-
breux, dont nos départements sont l'objet. M. Boutiot ne se borne pas à
rechercher les localités antiques, à en suivre les noms dans leurs trans-
formations successives, à déterminer l'étendue des anciens pagi con-
tenus dans le département de l'Aube, il met encore en rapport ses divi-
sions avec l'état physique du pays, exposé dans quelques pages substantielles.
Il esquisse l'histoire de la partie de la Champagne répondant à ce dépar-
tement, nous indique ses monuments et signale tous les vestiges de l'époque
gauloise et du moyen âge.
Quoique son mémoire ne renferme que 180 pages, on y trouve des dé-
tails nombreux, semés de quelques vues originales, dénotant chez l'auteur
une bonne méthode philologique et des recherches solides. Ces Études sont
assurément un document d'une grande valeur pour la géographie ancienne
de la France ; elles peuvent, dès aujourd'hui, être regardées comme un
chapitre achevé du grand ouvrage qu'élèvent, assises par assises, les sa-
vants de nos départements. A. M.
ERRATUM. — Au Numéro d'août 1861, p. 117, 1. 25 : au lieu de Q- N\ lisez C" N*
'.JETTE DE BASALTf'. VRRT r.DNSRRVRF AI! MlïCFF
LETTRE A M. AUGUSTE MARIETTE
sur; QUELQUES
MONUMENTS RELATIFS AUX HYQS'OS
OU ANTERIEURS A LEUR DOMINATION
Mon cher collègue,
Les nouvelles découvertes dont vous avez rendu compte dans une
lettre adressée du Sérapéum de Memphis, le 20 février, à M. Alfred
Maury (1), sont venues confirmer par de plus récentes observations
les résultats que vous aviez pressentis (2) relativement à l'âge des
deux grands sphinx de granit rose du musée du Louvre. Ces résultats
reposent en effet, ainsi que vous le supposiez, sur la constatation du
martelage de légendes royales antérieures à celles de la dix-neuvième
dynastie qu'ils portent aujourd'hui (3).
L'examen attentif que M. le vicomte de Rougéfit avec moi des in-
scriptions du colosse dit de Ramsés II (4) ne fut pas aussi décisif
pour ce monument, en ce sens que nous ne parvînmes pas à y recon-
naître d'abord la présence d'un martelage; mais le style archaïque de
cette belle sculpture, si bien caractérisé et si différent de celui des
admirables statues de la dix-neuvième dynastie que possède le musée
de Turin, a suffi pour faire penser depuis longtemps à notre
(1) Revue archéologique, t. III, 1861, p. 337.
(2) Revue archéologique, t. III, 1861, p. 98. *
(3) Revue archéologique, t. III, 1861, p. 2/i9.
(/i) A. 20, de la Notice des monuments exposes dans la galerie d'antiquités égyp-
tiennes [salle du rez-de-chaussée) au musée du Louvre, par Emmanuel do Rougé;
n" 27'i, do l'inventaire de la collection Drovetti.
IV. — Octobre I8CI. il
250
REVUE ARCHEOLOGIQUE.
savant maître qu'il pouvait appartenir aussi à une époque antérieure
aux rois pasteurs (I). Quant à moi, je ne conservais aucun doute à
cet égard, et j'en étais si convaincu que je recommençai plusieurs
fois le mémo examen, dans l'espérance toujours déçue de découvrir
quelques traces de martelage. Je croyais donc que ce témoignage irré-
cusable de son antiquité n'existait pas, quand un hasard heureux me
l'a fait découvrir: je m'avisai un jour de passer la main sur le champ
des légendes profondément gravées de Ramsès, et le toucher me révéla
de suite ce qui avait échappé à nos yeux.
Je reconnus en effet de cette manière, et avec la plus grande faci-
lité, une différence de plan bien marquée entre les diverses parties
des légendes, différence que le poli presque égal des surfaces et l'é-
clairage du monument empêchent de distinguer autrement. Je fis
alors une empreinte qui ne me laissa plus la moindre incertitude, les
traces du martelage étant parfaitement apparentes par une sorte de
pointillage irrégulier dans les parties surbaissées. Voici comment
ce martelage se présente sur les côtés du trône:
La place qu'il occupe n'est pas, il est vrai, celle d'une légenderoyale,
car un grand nombre d'autres statues portent à cet endroit un orne-
ment symbolique, ordinairement le sam T combiné avec les plantes
;i) Revue archéologique, t. III, 1861, p. 249.
LETTRE A M. AUG. MARIETTE. 2ol
des deux régions ^ et JT, et je ne suis pas sûr qu'on connaisse
un seul exemple de légendes royales inscrites ainsi à la partie infé-
rieure du trône d'une statue, si ce n'est quand elle est combinée avec
les signes dont je viens de parler. Quoiqu'il en soit, la question
n'est pas là : il suffisait de constater un martelage sous les légendes
actuelles pour acquérir la cerlitude que ces légendes sont postérieu-
res à la sculpture, et être en droit de restituer le monument à l'épo-
que qu'accuse son style, c'est-à-dire à la douzième dynastie.
Le fragment de statue que vous avez découvert à Tell-Mokdam,
sur lequel un roi pasteur a fait inscrire son nom de chaque côté des
pieds, nous prouve du reste que les Hyq-s-os n'étaient pas si difficiles
que les pharaons pour le choix de la place où ils gravaient leurs car-
touches; il serait donc possible à la rigueur que notre monolithe,
comme tant d'autres, n'ait jamais été décoré de la légende du roi
qu'il représentait, et que l'un de ces usurpateurs se soit contenté
de mettre son nom dai^s le carré laissé sans décoration de chaque
côté du trône. Ceci n'est qu'une conjecture à laquelle je n'attache au-
cune importance, mais qui ne change rien au fait établi : celui de
l'existence d'un martelage sous les inscriptions actuelles.
Quant aux légendes inscrites par derrière, elles sont disposées en
quatre colonnes verticales, comme celles qui décorent le dossier du
trône de la statue de Ra-s-mem/-ka (I), et ne contiennent de même
que des répétitions des noms et des titres de Ramsès II.
On y remarque, dans la partie inférieure des deux colonnes laté-
rales, une différence de plan qu'on n'a pas cherché à dissimuler et
qui les met en retraite d'un centimètre. S'il n'y a pas eu là d'autres
inscriptions, ce fait prouve au moins que le colosse n'a pas été
destiné à recevoir celles dont" il est décoré aujourd'hui.
Un point reste plus embarrassant au premier abord; mais un exa-
men attentif du monument fait disparaître toute difficulté : le prénom
de Ramsès est encore gravé sur la ceinture dans un cartouche qui
n'a certainement jamais contenu d'autres caractères; or comment
admettre que le sculpteur égyptien qui fit cette belle ligure aurait
gravé sur la ceinture l'encadrement d'un cartouche sans y inscrire
le nom du souverain qu'il représentait? Ce n'est guère possible. Si
l'on compare eneffet la décoration de cette ceinture au travail du col-
(1) Revue archéologique, t. III, 1SG1, p. 10i>.
252 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
lier,on ne tarde pas à s'apercevoir qu'elle est exécutée d'une manière
beaucoup plus grossière et qu'elle a certainement été faite en même
temps que le cartouche lui-même par le lapidaire qui grava sur toutes
les autres parties du monument les profondes légendes deRamsès II.
Il ne reste donc aucune incertitude sur l'antériorité de la sculpture
quant aux légendes actuelles, et si cette statue ne porte pas la trace
du passage des Pasteurs d'une manière plus évidente que notre se-
cond grand sphinx (dit de Ramsès II), on est du moins en droit, à
l'aide de vos observations, de la restituer également à l'ancien em-
pire.
Ce monument n'est du reste pas le seul qui se trouve dans ce cas
au musée du Louvre: les jambes d'une statue colossale de brèche
rose (1), dont le socle, orné d'une série de noms de peuples vaincus,
porte à la partie supérieure la légende d'Aménophis III, présentent
les mêmes indices. On y reconnaît facilement que la surface de la
pierre couverte par les noms et les titres royaux a été aussi surbaissée
pour faire disparaître une inscription antérieure, et n'est pas polie
comme les autres parties de ce beau fragment, dont le style dénote
encore l'art des anciennes dynasties. Les noms des peuples vaincus,
accompagnésde figures de prisonniers africains qui entourent la base,
me paraissent avoir été gravés antérieurement à la légende royale d'A-
ménophis, et pourront aider à retrouver lenom du pharaon leur con-
quérant, que représentait le colosse, si l'on rencontre sur un autre
monument la même liste de conquêtes attribuée à un roi antérieur à
la dix-huitième dynastie. On sait en effet que sous lerégne d'Améno-
phis III, les possessions de l'Egypte s'étendaient en Asie jusqu'à la
Mésopotamie, et que ce pharaon, qui ne fit qu'une seule expédition
militaire de peu d'importance en Afrique, conserva les conquêtes
de ses prédécesseurs sans les augmenter (2); tandis que les rois de la
douzième dynastie firent de nombreuses expéditions en Ethiopie, où
ils remportèrent de grandes victoires, d-jns un temps où les armes
égyptiennes n'avaient pas encore franc i le mont Sinaï.
Une autre observation qui n'est peut-être pas sans intérêt, c'est
que si les Pasteurs ont eu assez de tolérance pour respecter l'effigie
des pharaons leurs prédécesseurs, je crois que les Égyptiens, de leur
côté, ont eu assez d'impartialité pour consigner et reconnaître dans
(1) A. 18 du livret, n° 3831 de la collection Sait; ce beau fragment doit provenir
du môme colosse que la tête/A. 19, n° 3826 de la même collection.
(2) Brugsch, Histoire d'Egypte, p. 11").
LETTRE A M. AUG. MARIETTE.
253
leur histoire la domination réelle de ces usurpateurs : Manéthon, qui
n'a fait que des extraits des listes chronologiques égyptiennes, en
donne la preuve en mentionnant les noms de leurs six premiers
rois :
Joseph, c. A pion.
Joseph, arm.
1. Ed&orctç, 19 ans. Silitis, 15 ans (1. 19).
2. Btjuv, 44 ans. j Banon, 43 ans (1. 44).
3. 'Aizayy&ç, 36 ans 7 m. I Apachnan, 30 ans 7 m.
4. "Atuo^iç, 61 ans. I Aphôsis, 61 ans.
5. "Awa;, 50 ans 1 m. ! Anan, 50 ans 1 m.
6. "Affffiç, 49 ans 2 m. ' Âseth, 49 ans 2 m.
A
FRICANUS
SaÎTSç,
19 ans
Bvwv,
44 ans
lla/và/,
61 ans
Sraôcv,
50 ans
Ao/./r,:.
49 ans
"Açoêiç,
61 ans
Brugsch a bien remarqué dans son Histoire d'Egypte que cette liste,
d'après l'assertion formelle de Flavius Josèphe (1), ne pouvait se rap-
porter qu'aux premiers rois pasteurs, et conséquemment que le roi
Apepï, contemporain du pharaon Tâ-ââ-qen (Râ-s-qenen) et dernier
de leur race, d'après le papyrus Sallier. devait répondre au dernier
des trente-trois Hyq-s'osqui les suivirent. Il est probable cependant
que l'Apophis, Aphôsis ou Aphôbis de cette triple liste n'est que la
transcription plus ou moins exacte de ce nom, quia pu être porté par
plusieurs de ces usurpateurs. On remarque en effet que l'Africain
place Aphôbis au dernier rang, et cela peut-être seulement parce qu'il
savait que le dernier des rois pasteurs était un Apepi; car il est évident,
d'après la durée de son règne (61 ans), qu'il répond à Apôphis ou
Aphôsis des deux versions de Josèphe, que Staan, auquel le même au-
teur attribue 50 ans, doit répondre à l'Annasou Anan de Josèphe qui
régna le même temps, et par suite. Archlès à Assis ou Aseth, auquel
Josèphe assigne 49 ans et deux mois. Cette concordance une fois éta-
blie dans le:, listes, on observera que les quatre derniers noms de celle
de Josèphe, qui'doit être la plus exacte puisqu'elle est la plus an-
cienne, commencent par un A, comme celui d'Apépï.
Or le fragment n° 112 du canon hiératique de Turin porte le com-
mencement de trois cartouches qui présentent la même particularité :
(1) Kai o'jto'. [ièv ï\ èv aOioï; i^z'/rfir,?™ nçiïnoi àv/yt-zz, 7ïoXep.ouvreç àv. koî
noBoimeç [i.à/>,ov ■:•?,: AiyOTrtou È^âpa'. ttjv pîÇav, (Jos. c. Ap., lib. I, cap. 14.)
254 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
de plus, l'A initial de deux d'entre eux est précisément le même que
celui du nom d'Apepï, c'est-à-dire la transcription hiératique du
groupe ï 3}, qu'on ne trouve en tète d'aucun autre cartouche
connu, et cet A, ainsi écrit, est suivi des restes d'un caractère dans
lequel on reconnaît un H, P; enfin, le premier nom peut se lire
An-nub et présente beaucoup de ressemblance avec l'Annas ou Anan
de Josèphe. Ces différentes raisons me donnent la conviction que ces
trois noms étaient ceux de trois rois pasteurs, et il me paraît permis,
je le répète, d'en tirer cette déduction que les Hyq-s'os, bien qu'usur-
pateurs et détestés des Égyptiens, ont figuré dans leurs listes chro-
nologiques officielles comme dans celles de Manéthon, et que les his-
toriens nationaux ont considéré leur domination comme trop impor-
tante pour pouvoir la passer sous silence. Je dois dire cependant que
ces trois noms sont précédés des restes du titre i&, tandis que
le nom d'Apepa ou Apepï dans les légendes des monuments de Ta-
nis (1) ne se rencontre que dans le second cartouche, celui du nom
propre, précédé régulièrement de l'épithète 4»^ si-r.\, fils du so-
leil. Ce fait n'est pas, il est vrai, un obstacle à l'attribution que je pro-
pose; au contraire, il est très-probable que les premiers rois pasteurs,
(1) Brugsch, en parlant de la statue de Rà-s-menx-ka vue par Burton, et trompé
par les légendes qui y ont été gravées postérieurement, commet, dans son Histoire
d'Ëçjijptc, un singulier anachronisme; il dit que cette statue représente Ramsès II,
et porte sur l'épaule la légende d'Apophis, sans observer que ce dernier est de beau-
coup antérieur aux Ramsès.
LETTRE A M. AUG. MARIETTE.
255
si tant est qu'ils aient adopté, comme les derniers, l'usage de l'écri-
ture égyptienne, n'ont pas eu de prénoms royaux, et, conséquem-
ment, qu'ils ont inscrit simplement leur nom propre dans un seul
cartouche,précédé du groupe tart, de même que les pharaons des
plus anciennes dynasties.
Si nous essayons maintenant de faire concorder notre fragment
hiératique avec les noms des six premiers Hyq-s'os que nous donnent
les listes manéthoniennes, nous trouvons d'abord que les deux Ap....
peuvent très-bien répondre aux Apachnas ou Apachnan et Apôphis
ou Aphôsis de Josèphc, Pachnan et Aphôbis de l'Africain ; mais leur
prédécesseur immédiat, Béôn, Banon ou Bnôn, ne paraîtrait pas
répondre à l'An-nub du papyrus, si la version arménienne de Josè-
phe ne nous avait conservé dans une annotation marginale la leçon
Anon (1), qui se rapproche beaucoup plus d'An-nub. Voici donc la
concordance et les rectifications que je propose pour ces listes :
Joseph, c. Apion.
. . . lâ).axi;. 19 ans. —
Joseph.
Silitis,
Canon (1. anon)
Apachnan,
Aphôsis,
An an,
Ascth,
ARM.
15 ans (1.19).
43 - (1.44).
30 — 7 mois
61 — —
50 — 1 —
40— 2-
1.
2.
3.
6.
4.
5.
Africanus.
Sorf'T>iç, 19 ans
(Fragm. n" 112.)
• trJr^l 1 Av**«A Br,wv, 44 — —
livwv, 44 —
■ **(ta
\ g A7t7./_va; 30 — 7 m.
lia/viv, 61 —
(i."30 — ) ?
■i»rja
B "Araixpiç, 01 — —
"Avva;, 50 — 1 in.
"Açoêiç, 01 —
Sraav, 50 —
"ApxXYiç, 49 —
De celle manière la durée du règne de chacun de ces rois est à peu
près la môme dans les trois listes, excepté celle du Pachnan de l'Afri-
cain, pour laquelle le chiffre 61 est prouvé fautif par les deux listes de
Josèphc, tandis que les deux premiers de la version arménienne
sont corrigés par celle de l'Africain, ainsi qu'on s'accorde à le recon-
naître aujourd'hui (3) .
(1) Bunsen, Egypfs place inuniversal history, vol. I, p. 645, note II
(2) Apap-àn/?, suivant M. Brugsch,
(3) Voir Lepsius, Kœnigsbuch; Brugsch, Ilist. d'Egypte, etc.
256
REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Un autre fragment du canonhiératique, n° 150, présente, comme le
monolithe de Tell-Mokdam, le nom de Set ou Sutekh dans un car-
touche royal (1). Ce fragment porte les restes de quatre noms; mais
il n'est pas possible de le placer immédiatement après celui dont
uous venons de parler; car l'écriture est moins grosse et moins écar-
tée, ce qui semble indiquer qu'il provient d'une autre colonne du
manuscrit. Les cartouches qu'il contient appartiennent-ils aussi à la
série des rois pasteurs ? C'est ce que rien ne prouve jusqu'ici ; mais
la présence du nom de Set eu tète de l'un d'eux pourrait le faire
penser. On peut admettre cependant que le nom de Set, qui figure
parmi ceux des dieux dynastes (fragment n° 2), a pu entrer dans la
composition du cartouche d'un roi antérieur aux Pasteurs. La place
du fragment n° 150 reste donc encore incertaine, et je ne tirerai au-
cune conséquence du fait, que je signale seulement à votre attention,
considérant comme beaucoup plus probable l'attribution que je pro-
pose pour le fragment n° 112.
Je vous rappellerai à cette occasion un monument sur lequel je
crois reconnaître un autre exemple de l'emploi du nom de Set ou
Sutekh dans un cartouche royal : c'est un petit lion de granit gris
trouvé dans les matériaux d'une muraille à Bagdad et appartenant à
(1) Je ne puis pas admettre la distinction que vous semblez établir {Revue archéo-
logique, t. III, 1861, p. 100) entre les signes fl et hL pour exprimer les noms de
Set et de Sutekh, ce dernier étant toujours écrit
dans le Traité de
KamsesIJ, avec le prince des Héthicns. (Lepsius, Denkni., III, 146.]
LETTRE A M. AUG. MARIETTE.
M. Saint-Sauveur. La légende verticale, malheureusement fruste,
qu'il porte sur la poitrine, me paraît, d'après le moulage que
11
nm
vous en avez fait taire au Louvre, devoir se lire ainsi
NTK NWR RÂ.-ST-XJ !!- Le llifll bon Rd-Set-Nub.
La sculpture rappelle bien un style antique, niais elle est négligée
et même assez grossière. La tète de l'animal, un peu endommagée, a
été retravaillée par une main maladroite, ce qui la rend trop petite
pour le corps ; cependant ce qui reste de la crinière est identiquement
disposé comme celle des lions androcéphales que vous avez décou-
verts à San; mais malgré cette ressemblance, il faut remarquer que
celui-ci ne peut pas avoir eu primitivement, comme eux, une face
humaine. Néanmoins des analogies d'ensemble, jointes à la présence
du signe TL dans le cartouche, à l'emploi du titre "] î ntr nwr,
dieu bon, que les Pasteurs semblent s'être particulièrement appro-
prié, et entin la provenance de ce monument, me font penser que
le nom royal qu'il porte peutavoir appartenu à l'un (]e^ Hyq-s'os, el
que sa petite dimension a permis à quelque Asiatique de trans-
porter dans l'Irak-Arabie ce témoignage de la longue domination des
usurpateurs; lorsqu'ils furent expulsés d'Égj pte.
258 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Mais il résulte aussi do vos observations que, si le dernier de ces
rois fut repoussé en Asie quand les souverains légitimes rentrèrent
en possession d'Àvaris, il laissa derrière lui une nombreuse popula-
tion agricole qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours dans cette localité,
sans mélange avec la race égyptienne. Cette population dut conser-
ver, au moins pendant un certain temps, le culte particulier du dieu
Sutekh, qui paraît avoir été assimilé sous la dix-huitième dynastie,
ens'introduisanldans la religion égyptienne, à celui de Set ou. Typhon,
frère et ennemi d'Osiris, dieu de la force et de la violence; or, si l'on
considère que le nom de ce dieu fut choisi par les premiers rois de la
dix-neuvième dynastie pour former le nom propre des Séti, et qu'il
fut ensuite martelé (1) avec acharnement partout où on put le ren-
contrer, il semble résulter de là l'indication de faits importants; il se
peut en effet que ces changements religieux n'aient pas eu d'autres
causes que des revirements politiques dont les monuments pourront
nous donner un jour l'explication.
Il me reste pour terminer ces quelques notes à vous communiquer
une observation qui ne m'appartient pas en propre, mais que j'em-
prunte à M. de Rougé, dont vous connaissez comme moi le tact et la
sagacité arebéologiques. C'est qu'un magnifique fragment de statuette
royale de basalte vert, dont je joins ici la représentation (2), porte tous
les caractères de race que vous avez reconnus dans la tète des quatre
sphinx ou plutôt lions à face humaine que vous attribuez aux Pasteurs
et dont vous avez donné le dessin. Les yeux sont petits comparative-
ment au type égyptien, le nez est vigoureux et arqué en même temps
que plat (ce sont les expressions mêmes dont vous vous servez en
décrivant les monuments dont je viens de parler), les joues sont
osseuses et les muscles de la bouche fortement marqués, les lèvres
sont assez épaisses et les coins n'en sont pas relevés; le menton, mal-
heureusement brisé, paraît avoir été saillant; l'ensemble du visage
enfin présente un caractère remarquable de rudesse. Ici cependant,
comme dans les sphinx de San, le corps annonce un travail pure-
menl égyptien et du plus bel art : les proportions sont élégantes et
parfaites. Le personnnage ainsi représenté porte la coiffure égyp-
tienne habituelle et l'urœus ro\a!sur le front; il est vêtu d'une schenti
finement plissée, et un poignard dont le manche a la forme d'une
tête d'épervier est passé dans sa ceinture. Le support réservé parder-
(1) On n'a malheureusement pas encore pu déterminer l'époque précise où cette
proscription eut lieu, mais on l'observe le plus souvent sur les monuments de la
dix-neuvième dynastie.
(2) Voyez les planches XVI et XVII.
LETTRE A M. AUG. MARIETTE.
2o9
hère n'a malheureusement jamais reçu d'inscription gravée, et à
part le style, qui rappelle pour le corps les plus belles sculptures de
l'ancien empire, rien ne peut nous indiquer l'âge de ce fragment.
Seraît-ce encore un portrait d'un des Hyq-s'os? C'est ce que de nou-
velles découvertes viendront peut-être établir, si elles confirment
vos conjectures relatives aux quatre sphinx de San ; car il est évident
qu'il appartient au même art et reproduit les traits de la même race
que ces précieux monuments.
Veuillez agréer, etc.
T. Devéria.
16 avril 1861.
NOTE ADDITIONNELLE
Depuis que cette lettre est sous presse, M. Mariette, de retour en
France, a bien voulu me communiquer et m'autoriser à publier les
légendes qu'un roi pasteur fit graver sur la base et de chaque côté
des pieds du colosse dont il a découvert la partie inférieure à Tell-
Mokdam (1).
tT
ix
A
Ces légendes, que je reproduis en marge,
sont intérersantes sous plusieurs rapports;
elles se lisent : Le dieu bon, étoile des deux
mondes, Sulekli-...lï, aimé de [Sutekh] sei-
gneur d'Hà-udr (Avaris), et nous donnent :
1° la connaissance d'un nouveau titre officiel
adopté par un Hyq-s'os, celui d'étoile des
deux mondes; 2° la qualification de fils du
soleil, au-dessus du cartouche nom-propre,
qui suppose dans une légende royale com-
plète le groupe du roseau et de l'abeille
précédant un cartouche-prénom, et ceci uent
à l'appui de ce que j'ai dit relativement au
fragment n° 112 du canon hiératique de Tu-
rin; 3° le nom d'un roi pasteur, nom mal-
heureusement fort mutilé quoiqu'il n'ait
pas été martelé, et en tête duquel on peut
encore distinguer l'hiéroglyphe du dieu Su-
tekh, dieu des Hyq-s'os et de leur ville
(1) Voyez la Revue archéologique, t. III, année 1861, p. 337, Lettre à M. Maury,
2(50 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
d'Avaris. Je rappellerai, d'après les observations de notre habile
explorateur, que le style de la sculpture appartient à la douzième
ou à la treizième dynastie, que la légende primitive du roi qu'elle
représentait a été soigneusement elîacée sur le devant du trône, de
chaque côté des jambes, quand on a gravé sur la base, au simple
trait et sans profondeur, celles du roi pasteur, et enfin, que le dos
et les deux côtés du siège, dans 'les parties que n'occupait pas le
groupe symbolique du Sam et des plantes des deux régions, ont été
couverts postérieurement de grands caractères hiéroglyphiques
contenant le nom et les titres du roi Ménéptah Ier.
On retrouve donc encore ici les mêmes usurpations que sur le
grand sphinx du Louvre et les monuments de San, c'est-à-dire
d'abord celle d'un Hyq-s'os, puis celle d'un pharaon égyptien de
la dix-neuvième dynastie (1).
Le soin qu'on a mis à faire disparaître sur le monolithe la légende
primitive a appelé de nouveau notre attention [sur la statue dite de
Ramsès II, et mon savant collègue m'a fait observer sur le devant
du trône et sur la base, de chaque côté des pieds, des traces presque
imperceptibles, mais qui existent en réalité: il n'y a donc plus le
moindre doute sur l'époque véritable de ce beau monument et les
usurpations successives dont il fut l'objet. Il devient de plus très-
probable, par la comparaison des deux statues, que le groupe sym-
bolique respecté par Ménéptah Ier, sur les côtés du siège du colosse
de Tell-Mokdam, a été effacé sur celui du Louvre par le roi Ramsès 11.
dans le simple but de donner plus de développement aux titres
royaux qu'il lit inscrire ainsi en surcharge.
M. Mariette m'a également signalé, sur la base du grand sphinx
dont je vien3 déparier (A. 23 du catalogue), de chaque côté du
corps dé l'animal symbolique, des restes d'inscriptions martelées
qui avaient échappé à mon attention, el en réunissant nos efforts,
nous sommes parvenus à déchiffrer quelques-uns des signes qui
composaient celle du côté droit; ils sont disposés comme ci-contre
et formaient une légende royale dans laquelle on peut reconnaître
(1) Il résulte d'observations récemment faites au musée de Turin par M. A. de
Longpérier, que les légendes de plusieurs statues de cette belle collection peuvent
aussi avoir subi des changements analogues. Mais il est à remarquer qu'on n'a pas
encore trouvé une seule légende royale de la dix-huitième dynastie gravée c:i sur-
charge sur celle d'.m roi pasteur.
LF.TTRF. A H. AUG. MARIETTE.
261
lu roseau et de l'abeille au-dessus de celui du vautour
et de l'urasus qui était suivi d'un titre particulier,
et d'un cartouche dans lequel se trouve un P hiéro-
glyphique assez bien marqué, précisément à la place
qu'il occuperait dans le nom d'Apepï. Il serait inté-
ressant de pouvoir constater que cette légende, en
tête de laquelle on trouve, comme je l'ai dit', le
groupe du roseau et-de l'abeille, de même que devant
les noms du fragment du canon de Turin que j'ai
cité plus haut, était bien aussi celle d'un Hyq-s'os.
Malheureusement, son état de dégradation nous met
dans l'impossibilité d'en acquérir la certitude. J'ai cru
néanmoins devoir ajouter ici ces nouvelles indications,
car ce n'est qu'en groupant des observations de ce
genre et en les comparant entre elles qu'on pourra
arriver à éclaircir un point de l'histoire qui semblait,
avant les dernières découvertes de M. Mariette, être
voué pour toujours à l'obscurité.
H.
UN CÉRAMISTE ARVEME
On ne peut guère douter que l'art céramique se soit développé en
Gaule sous des influences étrangères : non-seulement ce sont des
produits étrangers qui ont d'abord servi de modèles à nos plasticiens,
mais le nom des artistes eux-mêmes indique le plus souvent une ori-
gine étrangère. Il en est cependant de Gaulois et bien Gaulois : ce
sont probablement ceux des céramistes qui ont imprimé aux figurines
exbumées de notre sol ce caractère original et barbare que nous
leur connaissons. L'un d'eux a pris soin de nous apprendre qu'il était
Arverne, et sa marque mérite assurément d'être reproduite.
Elle est doublement curieuse : non-seulement on y lit clairement
NATTI ARYE. M. (Natti arverni manu), mais le nom (ce qui est une
nouveauté) est placé sur le petit disque qui cacbe dans les bustes la
partie attachée au piédouche servant de support. Cette fantaisie est
UN CÉRAMISTE ARVERNE. 263
jusqu'ici unique chez nos iïgurisîes. Elle est toutefois beaucoup moins
précieuse pour nous que celle quia poussé l'artiste à nous apprendre
qu'il était Arverne.
Certainement on ne pouvait douter que plusieurs figuristes eussent
été longtemps fixés clans la Gaule cenlrale, à supposer qu'ils n'en fus-
sent pas originaires: ainsi, PISTILLUS a dû appartenir aux Éduens,
PESTIKA aux Bituriges, SACRILLOS à la contrée qui répond au dé-
parlement de l'Allier; mais cette opinion n'était fondée que sur
le grand nombre de pièces signées de ces noms et découvertes dans
des localités appartenant aux peuples dont nous venons de parler.
Nattus nous donne un renseignement plus précis. Il nous apprend
qu'il élait Arverne et semble s'en faire gloire.
Il ne paraît pas toutefois avoir toujours ajouté celte épilhète à son
nom. Sur quelques pièces on lit simplement Natti forma. D'autres
fois, au lieu d'imprimer sa marque avec une estampille, il nous donne
sa signature autographe.
Cette signature se trouve sur l'une des pièces d'un moule de Vénus
de notre cabinet.
Plusieurs fragments de lampes, en terre blanche et moulée, por-
tent aussi, sur la partie extérieure du fond, la légende circulaire
NATTVSF.
Nous supposons volontiers que toutes ces marques appartiennent
au môme personnage.
Il paraît cependant que le nom de Nattus n'était pas l'are, et à la
rigueur ce pourraient être des homonymes.
Nous retrouvons en effet un autre Nattus évidemment distinct du
-2(j\ REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
premier, cl qui signe C. NATTVS XANTVS, ainsi qu'on le voit sut
un fragment de vase rouge que nous reproduisons ici.
Ce nom de Xantus peut nous faire supposer que celui-ci avai
une origine grecque et n'était pas Arverne, ni même Gaulois comme
le céramiste qui ne signait peut-être de son titre d'Arverne que pour
se distinguer de ceux qui portaient le même nom que lui. Quoi qu'il
en soil, nous regardons comme une bonne fortune d'avoir mis la
main sur la marque de Nattus l'Arverne, et nous sommes heureux
de communiquer noire petite trouvaille aux lecteurs de la Revue.
Edmond Tidot.
NOTE
SUR LA
BATAILLE LIVRÉE PAR LABIENUS
SOUS LES MURS DE PARIS (1)
J'interviens dans le débat soulevé au sein de l'Académie par le
dissentiment de deux de nos confrères au sujet d'un récit qui nous
intéresse extrêmement, puisqu'il ne s'agit de rien moins que du
combat livré sous les murs de Paris par le plus célèbre des lieute-
nants de Jules César, et dont l'issue contribua d'une manière efficace
à faire cesser la résistance des Gaulois. M. de Saulcy, qui le premier
avait saisi l'Académie de cette question toujours controversée, m'avait
d'avance communiqué son explication des difficultés que présente le
récit de César, et ses raisons m'avaient frappé comme extrêmement
plausibles : c'est dire assez que je me présente dans l'arène afin
d'appuyer sa manière de voir. Toutefois, si je n'avais qu'à opiner
dans le même sens, je laisserais à notre confrère le soin de se défen-
dre et je resterais spectateur du combat; mais j'ai un motif parti-
culier pour intervenir. Il me semble que notre confrère a trop cru à
la clarté et à la consistance du récit de César et, loin de partager
cette confiance, je crois que le texte, tel qu'il nous est parvenu et
quoiqu'il ne laisse soupçonner aucune trace de lacune, ne saurait
donner à lui seul une explication satisfaisante de l'événement. Je
me rends compte ainsi de l'état où les savants les plus illustres ont
laissé la question, et je trouve tout naturel qu'aujourd'hui encore
(1) Ce mémoire, que nous publions tel qu'il a été trouvé dans les papiers de M. Ch.
Lenormant, a été écrit et lu à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, en jan-
vier 1858. Par respect pour la mémoire de l'auteur, nous avons cru n'y devoir faire
aucun changement.
iv. 18
266 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
deux critiques aussi exercés que M. Brunet de Presle et M. de
Saulcy ne s'accordent pas sur l'interprétation d'un texte à l'occasion
duquel nos deux grands géographes, Sanson et d'Anville, ont émis
des opinions différentes.
César raconte avec rapidité, et c'est, au point de vue de l'art
d'écrire, un des mérites de ses admirables Commentaires ; mais
celte rapidité empêche l'historien de fournir des explications de
détail qui, aujourd'hui, sembleraient bien nécessaires. Néanmoins,
quand César parle de ce qu'il a fait, les indications qu'il donne sont
tellement précises qu'il suffit de la connaissance des lieux pour se
retrouver parfaitement dans son récit. Mais il n'assistait pas à la
bataille de Paris, et n'en avait connu les circonstances que par le
rapport de Labienus. Les lieux qu'il avait vus, l'année précédente,
lorsqu'il avait présidé dans Luièce même à une réunion des peuples
de la Gaule, devaient être, il est vrai, assez présents à sa mémoire
pour lui rendre facile l'intelligence des opérations de son lieutenant:
mais sa propre renommée n'était pas directement en jeu: il s'agissait
d'une victoire de Labienus, et l'historien avait moins de raisons que
jamais pour accumuler les détails. Quoi qu'il en soit du motif, je m'at-
tacherai à démontrer que l'intelligence de la bataille de Pans n'est
si difficile que parce que le récit de César est incomplet et défec-
tueux. Je marquerai, aulant que possible, les points où cet incon-
vénient se fait sentir et je suppléerai, suivant ma manière de voir,
à l'insuffisance et à l'obscurité du récit.
Avant de commencer l'analyse du texte de César, je dois prévenir
que je n'ai recherché ni relu aucun des travaux antérieurs sur la
question. Je me borne à ce que j'ai entendu dans le sein de l'Aca-
démie ainsi que tous nos confrères, et en me guidant d'après l'opi-
nion qui me semble la plus probable, je m'efforce de faire jaillir la
vérité soit des assertions, soit même des réticences de l'historien.
César vient de raconter la défection des Éduens, après l'échec, mal
dissimulé dans son récit, qu'il avait éprouvé devant Gergovie, le
péril dans lequel l'a jeté un moment la destruction de Noviodunum,
et son heureux passage de la Loire, dans la marche rapide qu'il fait
pour rejoindre à Agedincum son lieutenant Labienus.
Celui-ci ne s'était pas contenté de l'attendre dans cette dernière
cité: accru des légions qui lui étaient arrivées de l'Italie, ne crai-
gnant rien pour le moment de la Gaule Belgique, qui avait été
domptée dans la campagne précédente, et comptant sans doute sur
la fortune comme sur les talents de César, il avait voulu, avec les
ressources dont il disposait, assurer aux Romains la possession du
BATAILLE LIVRÉE PAR LABIENUS. 267
nord-ouest de la Gaule. Il ne réussit pas dans cette entreprise; mais
les circonstances qui le forcèrent d'y renoncer furent un bonheur
pour César qui, affaibli par l'insuccès du siège de Gergovie et le sou-
lèvement des Ëduens, eut la fortune de retrouver non loin de Sens
les légions de Labienus, qu'une victoire venait de consoler d'avoir
manqué une conquête. L'expédition de Labienus, expédition avortée
mais couronnée par un combat illustre, fait l'objet du mémoire de
M. de Saulcy et du présent examen.
Labienus laisse dans Agedincum,à la garde de ses bagages, le ren-
fort qu'il venait de recevoir de l'Italie, et se dirige avec quatre
légions sur Lutèce. « C'est, dit César, un oppidum des Parmi, situé
dans une île de la Seine. » Id est oppidum Parisiorum, positum in
insula fluminis Sequanœ. Ainsi l'historien place Lutèce dans l'île
même de la Cité. En soumettant ce renseignement au contrôle de
nos observations sur les lieux choisis pour l'établissement des cités
gauloises, nous arrivons à conclure que celle des Parisii n'avait pas
toujours été placée dans l'île, et qu'originairement, suivant un usage
de la nation qui n'a dû souffrir qu'un bien petitnombre d'exceptions,
{'oppidum où les Parisii devaient avoir originairement fondé leur
eapitale était situé sur la rive gauche du fleuve, au commet de la
colline qui reçut le nom de Collis Lucotitius. Ainsi que le dé-
montre l'autorité des auteurs et des médailles, Lutetia est la forme
contracte du mot Lucotitia, analogue au nom même de la colline.
J'en induis que d'abord les Parisii avaient placé le centre de leur
cité sur la montagne Sainte -Geneviève, et que les besoins du
commerce les déterminèrent plus tard à se transporter dans l'île
de la Seine, qui dès lors vit substituer le nom de Lutetia, emprunté
à la montagne voisine, à celui qu'elle avait d'abord porté. Il n'est
pas impossible qu'une trace du premier nom de l'île se soit con-
servée dans la Notice de l'empire, à l'endroit où il est question de
la Classis Anderitianorum Parisiis. Dans cette hypothèse, ce nom
auraitété celui à'Anderitum. Cependant, quoi qu'il en soit, les Parisii,
en transportant peut-être longtemps avant les campagnes de César le
centre de leur cité dans File de la Seine, n'avaient pas dû aban-
donner complètement le premier oppidum; du moins on le vit
reprendre une grande partie de son importance sous les Romains, et
cela à tel point que le Parloir aux bourgeois, lieu sans doute tradi-
tionnel de l'assemblée des Parisii, ne fut transporté qu'au quator-
zième siècle de l'autre côté de la Seine, à portée de l'île où déjà
César avait trouvé l'établissement de Lutetia.
Cependant César, en indiquant la marche de Labienus depuis
268 REVUE ARCHEOLOGIQUE.
Sens jusqu'à Paris, ne dit rien des obstacles qu'il avait dû rencontrer
sur sa route, et particulièrement du passage des rivières. Sens étant
située sur la rive droite de l'Yonne, ou le général romain avait
suivi cette rive jusqu'à l'embouchure de ITonne dans la Seine, et
alors, en continuant sa marche par le nord, il avait eu, avant d'ar-
river à Paris, à franchir successivement la Seine et la Marne, ou il
s'était transporté immédiatement au sud de l'Yonne et de la Seine.
La facilité qu'il avait de traverser le premier de ces cours d'eau à
Sens même, où sans doute la communication avec l'autre rive était
établie au moyen d'un pont, et la certitude de ne rencontrer depuis
là jusqu'à Paris aucune rivière aussi importante que la Seine et la
Marne, dut lui faire préférer le second parti. Nous voyons en effet
par la suite du récit que, lors de sa première attaque, Labienus était
arrivé par la rive gauche de la Seine.
M. de Saulcy suppose que l'existence d'un grand chemin gaulois
d'Agedincum à Lutèce aura déterminé la direction suivie par La-
bienus. Je suis loin, pour mon compte, de contester l'existence des
grands chemins gaulois, antérieurs aux voies romaines, et qui
souvent continuèrent d'être fréquentés indépendamment de ces
voies. Notre confrère, M. Aug. Le Prévost, a développé, à l'occasion
des grands chemins gaulois, des opinions dignes d'être prises en
très-sérieuse considération. Mais s'il existait, comme il y a lieu de le
présumer, avant la domination romaine, un grand chemin de Sens
à Paris, ce chemin devait néce sairement passer par Melun, oppidum
très-important des Senones; or, pour aller de Sens à Melun, il faut
nécessairement passer la Seine à Montereau, et de Melun à Paris, la
voie naturelle, et constamment suivie, est par la rive droite de la
Seine. De cette remarque il faut conclure que si Labienus avait suivi
dans sa première marche le grand chemin gaulois, il serait arrivé
forcément par la rive droite de la Seine, ce qui n'eut pas lieu.
En tout cas, soit que le général romain, profitant de la saison
favorable et négligeant les chemins battus, ait suivi consomment la
rive gauche de l'Yonne et de la Seine jusqu'à Paris, soit qu'après
avoir traversé la Seine à Montereau, il l'ait repassée à Melun. afin
de pouvoir attaquer les Parisii parle côté qu'il jugeait alors le plus
favorable à son entreprise, la concision de César nous prive de tout
moyen de décider la question, et cette concision implique l'omission
du nom des cours d'eau que l'armée romaine avait eu à franchir sur
l'une ou sur l'autre rive. Dans l'hypothèse d'une marche constante
sur la rive gauche, le Loing présentait, à son embouchure dans la
Seine, un obstacle assez considérable pour arrêter l'armée romaine.
BATAILLE LIVRÉE PAR LABIENUS. 3(59
si les Gaulois avaient voulu défendre l'autre bord. César, se bornant
aux traits essentiels du récit, son silence sur les rivières traversées
par l'armée romaine ne peut fournir, je le dis d'avance, aucun argu-
ment plausible, lorsque d'ailleurs la direction suivie est assez clai-
rement indiquée. Peu importe le volume de ces cours d'eau, si les
Romains n'y ont pas rencontré une résistance digne de l'attention
de l'historien.
Les Gaulois ont connaissance de la marche de l'armée romaine; ils
rassemblent à la hâte, mais en grand nombre, les contingents des
cités voisines de Paris. Cujus adventu ab hostibus cognito magnœ
ex ftnitimis civitatibus copiœ convenerunt. On choisit pour général
en chef de cette confédération Camulogène, de la nation des Auler-
ques, vieillard d'un âge très-avancé, mais consommé dans l'art de la
guerre. Summa imperii transditur Camulogeno Aulerco, qui,prope
confectus œtate, lamen propter singularem scientiam rei militarisa ad
eum est honorem evocatus. A quelle tribu des Aulerques appartenait
Camulogène? Était-il des Eburoviques, des Cenomani, des Diablintes
ou des Brannovices? La proximité de Lutèce porterait à le faire
considérer comme un Eburovique, et. à l'appui de cette conjecture,.
je crois pouvoir citer le témoignage des monuments numismatiques.
Guidé par des indications que je crois sûres, j'ai groupé autour
de statères d'or qui, portant la légende LVCOTINNA, doivent
être rangés à Lutèce, une série de pièces analogues en or, en argent
et en bronze, que je rapporte aux Aulerques Eburoviques, aux
Veliocasses, aux Meldi, aux Veromandui, et même à ceux des Se-
nones, dont le centre était à Melodunum. Les Bellovaci, qui ne purent
secourir à temps l'armée de Camulogène, ont aussi leurs pièces très-
reconnaissables, et à celles-ci se rattache celle que je donne aux
Vadecasses, tribu peu importante et qui dut, avec les Silvanectes.
subir l'impulsion des Bellovaci. La confédération commandée par
Camulogène se bornait-elle aux Parisii, Aulerci Eburovices, Velio-
casses, Meldi, Veromandui, et à la partie révoltée des Senones? On
peut le présumer, puisque cette confédération, limitée au nord par
l'immobilité des Bellovaci, se composait de contingents rassemblés
en hâte à la nouvelle de l'arrivée de Labienus. Du côté du sud, les
Carnutes devaient être trop affaiblis par la destruction récente de
Genabum; par conséquent, des Aulerques, situés au delà des Car-
nutes, tels que les Cenomani ou les Diablintes, se rangeraient diffici-
lement parmi les troupes rassemblées autour de Lutèce : à plus forte
raison ne peut-il être question des Brannovices, dépendant des Éduens
à l'époque de César, et que d'Anville place dans le diocèse de Mâcon.
270 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
De tout cela, il faut conclure que Camulogène appartenait à la tribu
des Eburoviques.
César ne dit rien des premières opérations de ce général : s'il avait
d'abord rassemblé des troupes à portée de sa patrie, la numismatique
serait seule peut-être en état de nous le dire. En se réduisant aux
Commentaires, on trouve d'abord Labienus arrivant sous les murs de
Lutèce, et séparé par un marais de Camulogène, qui s'apprête à dé-
fendre la capitale des Parisii.
C'était le général gaulois qui, à l'approche de Labienus, avait
choisi sa position. De chaque côté de Lutèce, des marais formaient
sa défense naturelle. Sur la rive droite, se trouvait, dans la direction
du nord-est, le marais qui aujourd'hui donne encore son nom au
quartier de Paris qui l'a remplacé. Mais ce marais ne formait pas un
obstacle continu; par les terrains cultivés ou cultivables de Reuilly,
de Popincourt et de la Grange aux Belles, des troupes en marche
seraient arrivées sans peine jusqu'aux environs de la place du Châ-
telet, et cette dernière position, on le verra plus loin, fut celle que
Labienus vint occuper lors de la seconde attaque. Il n'en était pas
de même de la rive gauche. Le cours de la Bièvre formait autour du
mont Lucotitius un obstacle continu, et c'est ce que César, par une
expression qui lui est familière, appelle palus perpétua. En remon-
tant la Bièvre dans la direction du sud, on s'éloigne de Paris de
plus en plus, et. le coude qu'à la hauteur d'Antony forme la vallée
vers l'ouest pour arriver au village de Bièvre, ne tend pas à rap-
procher de la capitale le voyageur qui voudrait le suivre. Quant à la
vallée, c'est évidemment un terrain conquis. Le fond constamment
vaseux de la rivière indique quel devait être l'état du sol avant que
l'industrie agricole ne l'eût recomposé. En arrivant de Melun par la
rive gauche, il n'aurait été ni prudent ni facile de s'engager dans
ces marécages. Si l'on ajoute à cette difficulté que Camulogène avait
pour se défendre, non-seulement le relief considérable du terrain,
mais encore l'enceinte de ['oppidum bâti sur la montagne Sainte-
Geneviève, on comprend quel dut être l'embarras de Labienus.
Nous pouvons croire qu'il n'avait pas prévu cet obstacle : les
Commentaires nous apprennent qu'il était, l'année d'avant, engagé
dans des opérations difficiles sur les frontières de la Germanie, quand
César vint présider à Paris le congrès des nations gauloises. Mais le
général romain s'était trop avancé pour reculer sans avoir au moins
tenté le passage du marais. Je rappelle d'abord la description que
César en donne : Is (Camulogenus) quum animum advertisset, per-
pétuant esse paludem quœ in/lueret in Sequanam, atque omnem
BATAILLE LIVRÉE PAR LABIENUS. 371
ilhun locum magnopere impediret, hic consedit nostrosque transite
prohibere institua. M. de Saulcy, à l'exemple de d'Anville, avait
parfaitement reconnu dans ce passage l'embouchure de la Bièvre
et l'emplacement du faubourg Saint-Marceau : je ne fais ici que
corrorober par de nouveaux arguments une explication qui me
paraît parfaitement exacte.
César nous représente ensuite Labienus tentant le passage, mais
mollement, et en quelque sorte pour l'acquit de sa conscience. Il
pousse des mantelets, il entasse des fascines et essaye de se faire un
chemin à travers le marais. Labienus primo vineas agere, cratibus
otque aggere paludem e.rplere atque iler munire conabatur; mais il
reconnaît bientôt l'inutilité de ses efforts et n'hésite plus a battre
en retraite, afin de recommencer l'attaque par un côté plus favorable.
Sans dire pendant combien de temps le général romain est resté à
tenter le passage, l'historien nous raconte qu'il profita de la nuit
pour partir en silence à la troisième heure et pour reprendre le che-
min qu'il avait d'abord suivi. Cette marche rétrograde le conduit ou
le ramène à Melun. Postquam ici clifficilius confieri animadvertit, si-
lentio e castris tertio, vigilia egressus, eodem quo venerat ilinere,
Melodunum pervenit. J'ai dû laisser indécise la question de savoir
si. en venant. Labienus avait traversé Melun une première fois. Sup-
pose-t-on que cette ville, située dans une île de la ^eine, de même
que Paris (id est oppidum Senonum, in insula Sequanœ positum, ut
paulo ante Lutetiam diximus), était réunie par deux ponts à l'une
et l'autre rive, on devra pencher pour l'opinion que je viens d'indi-
quer en dernier lieu. Si l'on reconnaît au contraire que Melodunum.
moins importante que Lutèce. n'avait de pont que d'un seul côté de
l'île, alors il devient évident que Labienus, dans sa première marche,
n'avait point passé cette ville.
Qu'il n'y eût qu'un seul pont, c'est ce que le texte des Commen-
taires ne permet guère de mettre en doute {refecto ponte, quem su-
perioribus diebus hostes resciderant) : or, à quelle rive ce pont aboutis-
sait-il? L'étude du texte semble prouver que c'était à la rive droite,
opposée à celle que Labienus avait suivie en allant vers Paris, et en
revenant de la première attaque. César en effet, en disant que La-
bienus avait besoin d'un pont de bateaux afin de parvenir dans l'île
de Melun, ne parle pas encore du pont que les habitants avaient
détruit. Labienus était arrivé une première fois devant Melun, et les
habitants simulant sans doute la soumission, à l'exemple d*Agedin-
cum, leur métropole, avaient laissé sans faire un mouvement passer
l'armée romaine, contents qu'ils étaient d'en être séparés par toute
272 REVUE ARCHEOLOGIQUE.
la largeur d'un grand bras du fleuve. Mais à peine les aigles ro-
maines furent-elles hors de vue, qu'ils se hâtèrent de diriger leur
contingent vers l'armée de Camulogène. Ceux qui étaient restés dans
l'oppidum, afin de le mettre mieux en sûreté, coupèrent le pont qui
menait à la rive droite, ce qui complétait l'isolement de l'île : cette
coupure du pont n'eut lieu sans doute qu'au moment où l'on sut que
Labienus revenait sur ses pas : auparavant, elle n'aurait pas eu
d'objet.
Jusqu'alors Labienus ne s'était pas inquiété des moyens de trans-
port que le fleuve pouvait lui fournir. Ayant laissé dans Agedincum
tous les embarras de l'armée, il avait suivi, selon l'hypothèse la
plus vraisemblable, aussi rapidement que possible les bords de
l'Yonne et de la Seine, et après l'échec éprouvé devant Paris, il était
revenu aussi vite sur ses pas. Mais pour réussir, il lui fallait désor-
mais employer d'autres moyens. Passer la Seine à Mclun, franchir
l'embouchure de la Marne, traverser la Seine devant Lutéce ou dans
le voisinage de cette cité, tel était son nouveau plan de campagne, et
pour cela les moyens de transport sur l'eau lui devenaient néces-
saires. Si dans le chemin qu'il venait de parcourir, à Corbeil par
exemple, il avait rencontré un nombre suffisant de bateaux, il n'au-
rait pas été obligé de s'éloigner autant du lieu définitif de son entre-
prise. Mais Melun seul, à ce qu'il semble, lui offrait les ressources
dont il avait besoin : et pourquoi? J'aurais, je crois, une réponse
satisfaisante à faire, mais cette réponse demanderait de trop longs
développements. Si Strabon, qui a parlé de la Gaule sans l'avoir vue,
n'avait pas confondu les renseignements qu'on lui avait fournis ou
qu'il avait trouvés dans les précédents auteurs, sur les voies fluviales
de cette contrée, l'importance commerciale de la position de Melun
éclaterait plus aisément à tous les yeux.
Qu'il me suffise pour le moment, après avoir ajourné une discus-
sion qui trouvera sa place ailleurs, d'établir, en fait, d'après le texte
de Strabon, sagement rectifié par l'examen des» conditions natu-
relles du pays, que la principale voie commerciale de la Gaule, celle
qui servait à transporter les marchandises depuis la Méditerranée
jusque dans le voisinage delà Grande-Bretagne, après avoir remonté
le Rhône jusqu'à Lyon, comportait un premier transbordement dans
la Loire aux environs de Roanne, où elle devient navigable, la
descendait jusqu'à l'endroit où elle se rapproche le plus de la Seine,
et en suivant après un second transbordement le cours de ce dernier
fleuve jusqu'à son embouchure, arrivait ainsi presque en vue des
côtes delà Bretagne. L'isthme que j'indique entre la Loire et la Seine
BATAILLE LIVRÉE PAR LÀB1ENUS. 373
est dessiné aujourd'hui par le canal du Loing. Entre Briare et Moret,
bâti vers l'embouchure du Loing, il y a environ dix lieues de moins
qu'entre Orléans et Paris, et quoique César lui-même indique l'exis-
tence à Genabum d'un commerce considérable, principalement en
céréales, il n'est pas à présumer qu'on eût préféré la route la plus
longue pour transporter les marchandises de la Loire dans la Seine.
La vallée du Loing, au contraire, offrait une communication non-
seulement beaucoup plus courte, mais très-facile, et de l'embouchure
du Loing jusqu'à Melun il n'y a qu'une faible distance. On peut donc
affirmer avec vraisemblance que les grandes embarcations dont La-
bienus se servit pour construire à la hâte un pont de bateaux et y
faire passer ses troupes (deprehensis navibus circiter L, celeriterque
conjunctis, atque eo militibus impositis) appartenaient au port voisin
de Melun où commençait le grand mouvement commercial de la
basse Seine, qui avait dès lors assuré une grande importance à Lutèce,
et faisait aussi celle de Melodunum.
La nouveauté du moyen employé par Labienus avait effrayé les
habitants de cette ville (rei novitate perterritis oppidums); la plupart
des hommes en état de porter les armes étaient d'ailleurs avec Ca-
mulogène (quorum magna pars erat ad bellum evocata); la place fut
occupée sans résistance (sine contentione oppido potitur) : il eût été
trop long, sans doute, de défaire le pont de bateaux, afin de le réta-
blir sur l'autre bras; le pont qui reliait l'île à la terre du côté du
nord ne devait avoir été détruit qu'en partie. Labienus fit jeter des
madriers sur l'arche rompue et l'armée acheva son passage sur la rive
droite (refecto ponte... exercitum transducit). Par cette nouvelle voie,
l'armée romaine reprend le chemin de Paris, en se faisant accom-
pagner des bâtiments qui avaient servi à faire le pont de bateaux, et
probablement par d'autres encore (naves quas a Meloduno deducerat).
Les troupes suivent le bord à portée des embarcations; les bateaux
descendent le courant de concert avec l'armée, et l'on arrive ainsi
de nouveau en vue de Lutèce, et secundo flumine ad Lutetiam iter
facere cœpit.
Dans tout ceci, je n'ai point hésité sur le nom qu'il faut donner à
l'oppidum surpris par Labienus: tous les manuscrits portent Melo-
dunum: je m'en rapporte sur ce point à Oberlin : Melodunum sic
codices omnes. La description du site de cet oppidum, la compa-
raison qu'on en fait avec l'emplacement de Lutèce, conviennent à
Melun, dont le nom se retrouve avec une faible altération dans celui
de Melodunum. César a recueilli sur les lieux celte forme, qui repré-
sentait probablement dès lors la prononciation locale. Mccletum,
274 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
dans l'Itinéraire A' Anionin, M etcglum (avec mélathèse), selon la Table
Tliéodosienne, Mecledo, dans la lettre d'un évèque de Sens au
sixième siècle, offrent, il est vrai, une forme un peu différente. Mais
en restituant, à l'aide de cette seconde version diversement rapportée;
la forme pleine Mecletodunum, on arrive à reconnaître le nom pri-
mitif, déjà altéré dès le temps de César, par la prononciation usuelle.
Melodunum est à Mecletodunum à peu près ce que Lutetia est à
Lucotetia. Quant à la substitution, en cet endroit, de Metiosedum à
Melodunum, c'est une conjecture de Scaliger, réfutée depuis plus
d'un siècle par Cellarius, et repoussée également par Oberlin. « Les
éditeurs de César, mais seulement les plus récents, ont jeté ici une
grande perturbation dans le texte, eu voulant effacer le nom de Me-
lodunum des trois endroits où il est rapporté, et lui substituer, contre
l'autorité des manuscrits, celui de Metiosedum ; ils ont été induits à
cela par l'autorité de Scaliger, qui veut que Melodunum et Metiose-
dum soient le même lieu, malgré la distinction formelle que César
établit entre ces deux endroits, plaçant l'un en amont de Lutèce,sur
le territoire des Senones, et l'autre à quatre milles en aval de la
même cité. » Voilà ce que Cellarius imprimait en 1701, et M. de
Saulcy a parfaitement bien fait, selon moi, de s'en tenir à l'opinion
de ce géographe. Pourquoi, cependant, un critique tel que Scaliger
était-il tombé dans une erreur aussi grave? Pourquoi d'Anville lui-
môme l'a-t-il partagée? Pourquoi tente-t-elle encore quelques-uns
des esprits les plus distingués de notre époque? C'est ce que je m'ef-
forcerai d'expliquer dans la suite de ce travail.
J'en reviens à la marche de Labienus depuis Melun jusqu'à Paris.
César n'a qu'un mot pour cette marche : je l'ai déjà cité; et cependant
l'armée romaine devait rencontrer un grand obstacle au passage de
la Marne. C'était une position facile à défendre pour Camulogène:
en tout cas, si le général gaulois l'avait négligée, cela valait la peine
de le dire. Du silence de César, il faut conclure que Labienus ne fut
pas en cet endroit arrêté par ses adversaires. Ils n'avaient pas été
prévenus de son approche; ils avaient besoin de se réserver une
retraite sur Lutèce, chose impossible avec -le parti qu'ils prenaient
de détruire les ponts de cette ville: ils comptaient sans doute sur
l'arrivée des Bellovaques pour enfermer Labienus dans la position
sur le bord de la Seine. Aucune de ces hypothèses n'est invrai-
semblable, et, faute ou calcul, il faut bien admettre que si Labienus
est arrivé par la rive droite de la Seine, Camulogène n'a pas défendu
le passage de la Marne à l'endroit de son embouchure Ce passage
d'ailleurs était facile pour Labienus, du moment qu'il n'était pas
BATAILLE LIVREE PAR LABIENUS. 2/;j
inquiété: il pouvait l'opérer à l'aide des bateaux dont il se faisait
accompagner. C'est ainsi sans doute qu'il franchit l'obstacle, et César
n'est pas plus concis qu'à l'ordinaire en s'abstenantde le mentionner.
Nous avons retracé d'avance la marche suivie par Labienus, en
approchant de Paris, pour tourner le marais de La rive droite, et cette
observation nous a conduit à marquer l'endroit où il dut asseoir son
camp. Ce que l'ennemi fit de son côté est rapporté expressément
par César. Camulogène était resté sur le revers oriental du mont
Lucotitius, au-dessus du marais de la Biévre. Enivrés par une vic-
toire trop facile, les Gaulois se laissaient probablement aller à une
fausse sécurité. Ils n'avaient pas encore remué que déjà les défen-
seurs de Melun. qui avaient pu s'échapper de cette ville, annonçaient
l'approche des Romains. A cette nouvelle, Camulogène fait mettre le
feu aux cabanes en bois dont se composait Lulèce, et couper les deux
ponts qui unissaient cette cité à chaque rive : lui-même il quitte le
marais de la Bièvre, et vient s'asseoir sur le bord de la Seine, en
face de Lutèce, à l'opposé de Labienus. Hostes, re cognita ab Us qui a
Meloduno profugerant, Lutetiam incendunt pontesque ejus oppidi
rescindi jubent : ipsi profecti a palude, in ripis Sequanœ, e regione
Lutetiœ, contra Labieni castra considunt.
E regione Lutetiœ, contra Labieni castra, les deux expressions
sont formelles, et ne permettent pas une autre interprétation que
celle à laquelle M. de Saulcy s'est arrêté. Labienus avait suivi le
grand chemin qui l'amenait au pont destiné à relier l'île de Lutèi e à
la rive droite du fleuve. Trouvant ce pont coupé, il disposa son camp
dans le voisinage entre la forêt de Rouvray à l'ouest, le marais à
l'est, et derrière lui le ruisseau, devenu aujourd'hui souterrain,
mais alors à fleur de terre, qui sortait du marais et allait s'emboucher
dans la Seine, au pied des hauteurs de Chaillot. Cependant, on ne
peut s'empêcher de remarquer qu'avec le choix d'un tel emplacement
l'interposition d'une île abandonnée devait l'empêcher de suivie
avec facilité les mouvements de l'ennemi sur l'autre bord, et que
l'ennemi lui-même, en occupant la rive opposée de l'autre côté de
l'île, se privait du moyen de surveiller les manœuvres de Labienus.
Mais si, comme tout porte à le croire, la situation du pont au Change
est traditionnelle; si c'était à la même place que s'élevait le pont
gaulois, Labienus, en plantant ses tentes sur la partie la plus relevée
du terrain, devait avoir choisi plutôt la droite que la gauche du pont,
et de cette manière, sa ligne s'étendait aisément au delà de la pointe
occidentale de Lutèce. C'est là une opinion à laquelle on se rendra
sans peine, surtout si l'on réfléchit qu'à la place du terre-plein que
276 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
surmonte la statue de Henri IV, on n'a eu pendant le cours des
siècles, jusqu'à une époque rapprochée de la nôtre, que deux îlots
très-bas, et qui n"empêchaient pas qu'on se vît de l'une à l'autre
rive. Qu'on étende donc en imagination la ligne de Labienus depuis
le pont au Change jusque par delà le Pont-Neuf; qu'on se représente
celle de Camulogène à partir du marché de la Vallée (dont le nom
indique une ancienne dépression du terrain encore sensible à l'œil)
.jusqu'aux environs de la Monnaie et du palais de l'Institut, on trou-
vera que les deux armées pouvaient être réciproquement en vue,
sans pour cela que les Gaulois cessassent de camper en face de Lu-
tèce, e régime Lutetiœ; et cette première obscurité du texte, légère
encore en comparaison de ce qui suit, se trouvera dissipée par une
explication qui n'a rien d'extraordinaire.
Nous voici donc sur l'emplacement même de l'armée de Camu-
logène. Les esprits y sont montés par les nouvelles qu'on a reçues de
Gergovie. César est en fuite, les Éduens ont fait défection; la Gaule
se lève en masse; César, séparé des siens par l'obstacle delà Loire
et par un immense intervalle, n'a plus d'autre ressource que de se
rabattre sur la Province. La puissante nation des Bellovaques, à la
nouvelle de la résolution des Éduens, s'est enfin décidée à se mettre
en campagne: encore deux ou trois jours, et elle arrive en force sur
le dos de l'armée romaine. Pris désormais entre la forêt, les hauteurs
du nord de Paris et l'embouchure de la Marne, Labienus est perdu :
car si on l'a empêché de traverser le marais de la Bièvre, à combien
plus forte raison est-il possible de lui interdire le passage d'un grand
tleuve tel que la Seine? Jamais, même devant Alesia, les Gaulois ne
crurent le salut de leur patrie plus assuré.
Labienus, de son côté, se rendait parfaitement compte dudangerde
sa position. Tum Labienus, tanta rerum commututione, longe aliud sibi
capiendum consilium atque antea senscmt,intelligebat ; il ne s'agissait
plus pour lui de terrain à gagner par les combats de chaque jour :
uequejam,ut aliquid acquireret^prœlioquehostes lucesseret; il ne lui
restait plus qu'un parti à prendre, c'était de ramener son armée intacte
dans Agedincum : sed ut incolumem exercitum Agedincum reduceret,
cogitabat. D'un côté les Bellovaques, peuple qui passait pour le plus
brave de la Gaule, de l'autre Camulogène avec une armée organisée
et toute prête, le serraient de près; Namque altéra ex parte Bellovaci,
quœ civitus in Gallia maximum habet opinionem virlutis, instabant ;
alteram Cumulogenus,parato atque instructo exercitu tenebat. Com-
ment franchir le fleuve considérable qui le séparait de son refuge et
de ses magasins? Tum legiones a prœsidio atque impedimentis inter-
BATAILLE LIVRÉE PAR LABIENUS. il i
clusas maximum {lumen distinebat. Un coup d'audace pouvait seul le
tirer d'un péril aussi imminent : Tantis subito diflitultatibus objectis
ab animi virtute auxilium petendum videbat.
Le problème que Labienus avait à résoudre consistait à dérober
sa marche à Camulogène, en franchissant le fleuve sans que celui-ci
s'en aperçût à temps pour lui disputer le passage : revenir sur ses
pas par la rive droite, c'était à quoi il ne fallaitplus penser, à cause
de l'approche des Bellovaques : la rive gauche pouvait seule le mettre
hors de portée de ce nouvel et redoutable ennemi; ou du moins,
comme il ne pouvait pensera rentrer dans Agedincum sans avoir
écrasé Camulogène, connaissant les Gaulois, il espérait, par une vic-
toire, non-seulement renverser la coalition qui lui fermait le passage,
mais encore frapper de stupeur ceux même qui n'étaient pas encore
engagés.
Labienus avait avec lui quatre légions; il s'en réserve trois, et
compromet provisoirement la quatrième, celle sur la solidité de
laquelle il pouvait le moins compter, afin de sauver les autres. Dans
un conseil de nuit, il arrête le plan des fausses attaques qui doivent
dissimuler son mouvement principal. Il veut que l'attention de l'en-
nemi soit attirée sur deux côtés à la fois, afin de dérober à sa vigi-
lance le troisième point et le plus essentiel. Par ses soins, la légion
qui doit rester en arrière est divisée en deux moitiés de cinq cohortes
chacune : la première a pour mission de remonter la rive droite avec
un grand bruit; quoique Labienus ait laissé ses magasins dans Age-
dincum, il n'a pu se mettre en marche sans effets de campement; les
chariots qui les portent accompagneront les cinq cohortes dirigées
vers l'est, afin de suppléer au nombre par l'agitation : c'est ce que
signifie l'expression cum omnibus impedimenlis, qui semble au pre-
mier abord en contradiction avec ce qu'on a lu précédemment...
subplemento . . . relicto Agedinci, ut esset impedimenlis prœsidio.
Ce n'est point assez : le général romain n'avait amené de Melun que
de grand bateaux de commerce, naves ; il les réserve pour le transport
des trois légions qui doivent passer la rivière. Ce n'aurait été qu'à
l'aide d'un halage lent et pénible qu'on aurait pu faire remonter ces
lourdes embarcations. Il rassemble de tous côtés des batelels, lintres,
et de même qu'il a compté sur le bruit que feraient les chariots joints
aux cinq cohortes détachées de la quatrième légion, il recommande
aux rameurs embarqués sur les batelets de faire le plus de fracas
possible avec leurs rames, en remontant la rivière dans la même
direction que les cinq cohortes : conquirit etiam lintres; lias magno
sonitu remorum incitatas in eamdem partem mittit. On voit que
278 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
j'admets, sans hésiter, la distinction très-neuve et très-solide, selon
moi, établie par M. de Saulcy entre les naves et les linlres: cette
distinction contribue notablement à éclaircir le texte; on aurait
grand tort de la négliger.
Restaient de la légion divisée cinq cohortes, considérées par La-
bienus comme les moins propres aux combats : quinque cohortes,
quas minime firmas ad dimicandum esse existimabat ; proie assurée
d'avance aux Bellovaci, encore plus que les cinq autres, si Labienus
avec ses trois légions n'avait pu qu'imparfaitement triompher de Camu-
logène. César semble dire que Labienus s'est contenté de laisser ces
cinq cohortes de mauvaises troupes à la garde de son camp... castris
prœsidio relinquit. Mais quand le récit revient a Camulogène, on
s'aperçoit que l'historien n'a pas tout dit en exposant le plan de Labie-
nus. En effet, le général gaulois se figure, à l'approche du jour, que
les Romains ont l'intention de passer la rivière en trois endroits,
quod existimabant tribus locis transire legiones; ce qui le jette dans
cette erreur, c'est, d'une part, qu'on a entendu une grande troupe
remonter le fleuve et le bruit des rames retentir dans la même di-
rection, magnum ire agmen adverso flumine, sonitumque remorum in
eadem parte exaudiri; c'est, de l'autre, que ses vedettes lui ont
appris que des navires transportaient des troupes en aval de la posi-
tion des deux armées, paulo infra milites navibus transportai ; c'est
enfin qu'une agitation inaccoutumée s'est manifestée dans le camp
romain., in castris Romanorum prœter consuetudinem tumultuari;
et cette agitation n'est pas seulement le résultat du départ des cinq
premières cohortes, autrement Camulogène n'aurait cru qu'à deux
tentatives de passage. Ce qu'il faut donc suppléer, dans l'exposition
du plan de Labienus, c'est le rôle départi aux cinq dernières
cohortes, et qui consistait à simuler un mouvement extraordinaire,
comme si leur intention eût été d'essayer une attaque, soit contre
l'île, soit contre la rive opposée. Cette division des forces romaines
n'aurait pas fait honneur à la prudence de Labienus ; mais César fait
entendre que le vieux Camulogène avait cédé à la confiance un peu
étourdie de sa nation. Il jugeait d'après la position des Romains que
leur général avait dû perdre la tête à la nouvelle de la défection des
Éduens. Ce que celui-ci préparait, ce n'est pas une retraite, mais
une débandade; l'armée romaine, désorganisée, cherchait par trois
endroits différents son salut dans sa fuite, quod existimabant tribus
locis transire legiones, atque omnes perturbatos defectione Mduorum
fugam parare.
Si l'on a suivi avec quelque attention jusqu'ici le commentaire que
BATAILLE LIVRÉE PAR LABIENUS. 279
j'ai donné du texte de César, on retrouvera sans doute en germe,
dans ce texte, tous les éléments du récit. Mais on n'aura pas de peine
à s'apercevoir qu'il faut une attention peu commune pour dégager
quelques-uns de ces éléments et leur rendre la place qui, dans l'ex-
position des faits, leur appartient nécessairement, quelque rapide
qu'on la suppose.
Nous arrivons à quelque chose de plus grave, c'est-à-dire aux
circonstances qui présentent des caractères d'impossibilité. César dit
expressément qu'à la môme heure et vers la pointe du jour, uno
fere tempore sub lucem, Camulogéne eut connaissance des mouve-
ments vrais ou feints de Labienus. Je ne m'arrête pas à discuter le
sens de l'expression sub lucem, quoique les lexicographes ne l'aient
pas éclaircie. Contre l'ordinaire, il existe une différence essentielle
entre sub luce et sub lucem. Sub luce , qui se rencontre fréquemmenl
dans les auteurs, veut dire en plein jour; sub lucem, dans César, in-
dique certainement les derniers moments de la nuit, puisque après
cela le récit rapporte ce qui se passa prima luce, c'est-à-dire aux
premiers moments du jour. Mais s'il n'existe pas de doute sur la
valeur de l'expression, on a bien de la peine à admettre que les
Gaulois aient attendu l'approche du jour, dans une saison surtout où
la nuit est courte, pour s'apercevoir de ce qui se passait dans l'armée
romaine.
Labienus tient conseil vers le soir, sub vesperum concilio convocato,
et il n'attend que la nuit close pour mettre à exécution ce qui a été
décidé dans ce conseil. Des trois partis arrêtés, 'le plus important
demandait sans doute le plus de temps : on ne pouvait mettre en
mouvement cinquante grands bateaux sans éveiller l'attention de
l'autre rive. César, il est vrai, semble prévoir l'objection; le soin
que l'ennemi avait pris de disposer des vedetles tout le long du
tleuve fut inutile, un violent orage s'étant tout à coup déclaré,
quod magna subito erat coorta tempestas : mais le moment précis de
cet orage reste encore à fixer, el, suivant toute vraisemblance, il
n'éclata qu'au moment où le passage de l'armée avait lieu à quatre
milles en avant de Lutéce. Quoi qu'il en soit, Labienus n'avait pas de
temps à perdre, tant pour exécuter son entreprise principale que
pour en détourner l'attention de l'ennemi, et je suis disposé à croire
que l'exécution de tout le plan fut à peu près simultanée. Dès avanl
le milieu de la nuit, on devait entendre dans le camp gaulois, et
l'agitation qui s'était emparée de celui des Romains, et les chariots
qui roulaient lourdement pur la rive droite à rebours du courant, et
les rames qui frappaient la rivière de conserve avec les chariots.
280 REVUE ARCHÉOLOGIQUE,
Si, par ses rumeurs étudiées, l'attention de Camulogène fut quelque
temps distraite de ce qui se passait au-dessous de Paris, il ne tarda pour-
tant pas à apprendre qu'un mouvement de bateaux avait lieu aussi de
ce côté, et c'est la réunion de ces indices qui lui fit croire à trois ten-
tatives de passage. Mais tout en se décidant à y opposer un triple
obstacle, il les appréciait diversement; car autrement, pourquoi
César vanterait-il le stratagème de son lieutenant? On faisait plus
de bruit qu'à l'ordinaire dans le camp des Romains, in castris Roma-
norum prœter consuetudinem tumultaari, on transportait des soldats
dans des bateaux en aval de Lutèce, paulo infra milites navibus
transportari ; sur ces deux points, il croyait donc à des menaces sé-
rieuses; mais en remontant la Seine, les indications étaient bien plus
importantes. Une grande troupe, l'armée presque entière semblait
suivre cette direction, magnum ire agmen adverso flumine, et l'on
entendait du môme côté un grand bruit de rames, sonitumque remo-
rtim in eadem parte exaudiri. C'est d'après ces renseignements que
Camulogène se décide : il laisse une partie de ses troupes à la garde
de son camp, en face de celui des Romains, prœsidio e regione cas-
trorumrelicto; et comme il juge moins important le mouvement qui
avait lieu dans la basse Seine, il n'envoie de ce côté qu'un faible
corps d'observation, en lui recommandant d'aller aussi loin que les
bateaux, afin d'être en mesure de' s'opposer au débarquement des
troupes qu'ils portaient, parva manu Metiosedum versus missa, quœ
tantum progrederetur quantum naves processissent ; enfin il se dirige
lui-même à la tête du gros de son armée vers le point où il croyait
rencontrer Labienus, reliquas copias contra Labienum duxerunt.
La conséquence à laquelle je viens d'arriver semble tellement
forcée que si nous n'avions des Commentaires qu'un manuscrit
unique, et si ce manuscrit eût présenté une lacune après les mots
que je viens de transcrire, on n'aurait pu les entendre autrement
que je ne l'ai fait. Mais cette interprétation semble contredite par ce
qui suit immédiatement dans le texte : Prima luce et noslri omnes
erant transportât! et hostium acies cernebatur. « Le jour venu, le
passage de nos troupes était achevé, et l'on avait en vue l'armée
ennemie. » Les bateaux, après être descendus à quatre milles en aval
de Lutèce, ayant embarqué les troupes, avaient surpris les vedettes
ennemies, exploratores hostium, dont l'orage avait trompé la vigi-
lance; accablées inopinément, les vedettes, qui ne formaient pas une
troupe particulière, mais qui faisaient partie des surveillants disposés
tout le long du fleuve (ut omni fluminis parte erant dispositif inopi-
nantes... ab nostris opprimuntur), n'avaient pu s'opposer au débar-
BATAILLE LIVREE PAR LABIENUS. 281
quement. Labienus, ayant franchi le principal obstacle, revenait sur
Paris, et c'est dans cette marche qu'il rencontre Camulogène et son
armée.
Si les choses se sont ainsi passées, ou, comme d'autres l'ont cru,
le général gaulois n'avait envoyé qu'une faible troupe, parvamanus,
en amont du fleuve, du côté où l'on entendait pourtant le plus de
bruit; ou, conformément à l'opinion développée par M. de Saulcy,
Camulogène, instruit à temps du principal mouvement de l'armée
romaine, après s'être fait précéder d'une petite troupe qui allait en
reconnaissance dans la direction suivie par Labienus, arrivait à peu de
distance avec ses principales ressources, de manière à remédier aux
conséquences funestes du débarquement.
La première opinion est selon moi inadmissible : Camulogène ne
peut avoir envoyé le moins de troupes là où il entendait le plus de
bruit; je le répète, le stratagème de Labienus ne valait pas la peine
d'être mentionné, s'il n'avait pas mieux réussi; la seconde opinion
est fondée, mais tout est dans la question de l'heure. Sub- lucem, au
point du jour, Camulogène était déjà informé de la surprise de ses
vedettes et du passage de la Seine. Vaguement instruit d'un mouve-
ment de l'armée romaine au-dessous de Lutèce, il avait bien détaché
quelques troupes dans cette direction; mais en apprenant que La-
bienus se trouvait en force au lieu du débarquement, il n'hésite pas
à croire que ses soldats, en trop petit nombre, seraient aisément
balayés par la cavalerie romaine. Toutefois, un temps précieux
s'était perdu dans les fausses manoeuvres de la nuit; il avait fallu
l'apparition du jour pour lui faire apercevoir distinctement les objets.
En face de son camp, celui des Romains, où ne se trouvaient plus
que cinq cohortes, était vide et désormais silencieux. Vers le levant,
dont il est pour ainsi dire nécessaire qu'il eût pris d'abord la di-
rection, les bateaux qui avaient fait tant de bruit n'étaient que de
minces nacelles, et la rive droite n'offrait à ses yeux que quelques
soldats épars. Il avait supposé dans Labienus l'intention de débar-
quer entre l'embouchure de la Bièvre et le mont Lucotitius, sur
l'emplacement du Jardin des Plantes et de l'Entrepôt des vins; il
apprenait que le passage avait eu lieu à deux lieues et demie au
delà, vers le Bas-Meudon. Force lui était de revenir immédiatement
sur ses pas, et d'offrir promptement une ligne de bataille à l'armée
de Labienus reformée sur la rive gauche. Ce changement de front se
lit assez rapidement pourquelechoc des Gaulois et des Homains eut
lieu dans la matinée. Mais tous les avantages étaient désormais du
côté de Labienus ; il arrivait en bon ordre, et ses adversaires n'avaient
iv. 19
282 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
pas eu le temps de reformer leur ligne. Le terrain d'ailleurs ne leur
était pas propice; sur leur droite, ils pouvaient profiter de l'élévation
du sol à la hauteur de la rue des Saints-Pères, et c'est pourquoi
leur résistance en cet endroit fut plus acharnée; sur leur gauche,
au contraire, et à la droite des Romains, la dépression du terrain
entre la hutte de la rue des Saints-Pères et le plateau de Montrouge
offrait à la légion romaine une supériorité décidée sur des troupes plus
braves que rompues à la discipline: aussi Lahieuus en eut-il bon mar-
ché. Après les avoir dispersées, il put ensuite tourner la position, eten-
velopper la butte où Camulogène en personne opposait une résistance
désespérée. On sait qu'en cet endroit les Gaulois se firent tuer
jusqu'au dernier, y compris leur chef. Les troupes restées à la garde
du camp reprirent vainement la colline si héroïquement disputée:
une dernière charge des Romains les mit en fuite.
Dans l'analyse qui vient d'être présentée, j'ai circonscrit autant
que possible les expressions du texte, dans lequel se laissent aper-
cevoir des inexactitudes, et je me suis efforcé de marquer les lacunes
que l'historien a laissées dans son récit. Je résume ici en peu de mots
ces points si essentiels à déterminer.
Ainsi j'ai fait voir qu'il était impossible que Camulogène eût appris
tout à la fois et seulement à l'approche du jour, uno fere temporesub
lucem, ce qui se passait dans l'armée romaine. Le mouvement qui
avait lieu dans le camp et en amont de Lutèce avait dû fixer son
attention dès les premières heures de la nuit. Pour que Labienus ac-
complit tout son projet, c'est-à-dire pour qu'après avoir détaché les
grands bateaux, divisé cinq cohortes du côté de Gharenton, et ras-
semblé des batelets afin de leur faire remonter le fleuve, il pût
immédiatement après paullo post, sortir du camp en silence et re-
joindre avec ses trois légions les bateaux qui l'attendaient à quatre
milles en aval de Lutèce, embarquer ses troupes en cet endroit et
surprendre les vedettes sur l'autre rive; pour que la nouvelle du
succès de ce coup de main parvint aux oreilles de Camulogène, il ne
fallait pas moins de quatre grandes heures, et l'on conçoit que Camu-
logène n'ait appris qu'à l'approche du jour, sub lucem, ce que La-
bienus avait fait en personne. Mais dire, comme le fait César, qu'au
môme moment et seulement un peu avant l'aube, les rumeurs parties
des trois points différents arrivèrent pour la première fois à Camulo-
gène,c'est pailer contie toute vraisemblance. Entre sub lucem, à
l'approche du jour, et prima lace, au point du jour, il ne peut y
avoir qu'un faible intervalle. Cependant, comment admettre que
Camulogène, averti à l'approche du jour que Labienus avait passé la
BATAILLE LIVRER PAR LABIENUS. 283
Seine à Meudon, fût en mesure d'engager la bataille au point dû
jour? prima luce et nostri erant transportati et hostium acies cerne-
batur. Si à ce moment les soldats de Labienus aperçurent l'en-
nemi, ils ne pouvaient avoir en vue que la petite troupe, parva
manus, envoyée à leur rencontre. Mais, pour le gros de l'armée
gauloise, on ne saurait admettre qu'ils fussent encore arrivés.
L'expression prima luce, contre l'usage, comprend donc les premières
heures de la matinée.
Une expression qui, je le crains, joint l'obscurité à l'inexactitude,
n'a pas jusqu'ici attiré notre attention. En même temps que Camu-
logène apprenait que le camp romain était en rumeur, que des
troupes remontaient la rive droite, et qu'un grand bruit de rames se
faisait entendre dans 1 1 même direction, on venait lui dire qu'un
peu au-dessous, des soldats étaient transportés dans des bateaux,
paullo infra milites navibus transpor tari. Que signifie ce paullo infrai
S'agit-il d'un point de débarquement situé à peu de distance de l'en-
droit où le bruit des rames se faisait entendre? Des critiques très-
autorisés l'ont cru, et cette interprétation erronée a jeté pour eux
un trouble irrémédiables dans l'intelligence du morceau. Alais si
nous comparons ce récit des impressions reçues par Camulogène
avec ce que l'auteur disait auparavant de l'exécution du plan de La-
bienus, on voit qu'il ne peut être question dans le membre de
phrase discuté que des navires détachés avec ordre de descendre le
fleuve jusqu'à la distance de quatre nwlles au-dessous de Lutèce,
quatuor millia passuum secundo flumine progredi. Ces navires, qui
devaient attendre Labienus au point convenu, étaient destinrs à
transporter des troupes; mais ils n'en avaient pas a bord quand
ils se mirent en mouvement. Or si paullo infra (malgré le voisi-
nage des mots in eadem parte) ne s'applique pas à ce qui avait lieu
en amont de Lutèce, mais doit se rapporter à la position centrale
occupée par Camulogène, il faut l'entendre de ce qui s'était passé
prima confecta vigilia, quand les vedettes gauloises purent s'aper-
cevoir que des bateaux descendaient le courant à peu de distance de
Lutèce. Lorsque ces bateaux furent arrivés à destination et qu'on eut
mis des troupes à bord, ils étaient bien infra par rapporta Lutèce et
à Camulogène, mais ils n'étaient plus paullo infra. Camulogène, à
mesure que la nuit avançait, dut recevoir plusieurs messages : le
dernier fut celui qui lui apprit que des troupes passaient dans les
bateaux, et nécessairement il n'arriva qu'à rapproche du jour.
Cette seconde inexactitude d'expression est la conséquence de
284 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
la première. Le procédé de l'historien a consisté à réunir pour
ainsi dire en bloc tous les événements de la nuit, en reportant à
l'extrême limite du temps ce point précis qui les rassemble. Il suffit
d'être averti de ce procédé pour éviter les inconvénients qu'il doit
produire.
La conséquence la plus grave qui en résulte est l'omission du récit
des manœuvres dans lesquelles Camulogène, trompé par de fausses
observations, perdit la plus grande partie de la nuit, jusqu'au moment
où, averti enfin du passage opéré par Labienus, il se porta le plus
rapidement possible au-devant de ce général. Pour arriver à cette
rencontre, je laisse à Labienus la plus longue route à parcourir; car
il dut y employer les dernières heures de la nuil, tandis que je fais
arriver Camulogène seulement à la double butte que couvrit plus
tard l'abbaye de Saint-Germain du côté du sud et de l'ouest, et qu'on
retrouve encore au sommet de la rue de Tournon et de la rue des
Saints-Pères. Avant que ces buttes n'eussent été en partie nivelées,
elles devaient offrir une position militaire assez passable. Je laisse
au lecteur à choisir entre les deux, à moins qu'il n'aime mieux les
considérer comme les deux exlrémités d'un relief du terrain qui
a bien pu recevoir le nom de collis. S'il fallait opter à toute force,
je donnerais la préférence à la butle de la rue des Saints-Pères
comme plus occidentale et. par conséquent, plus rapprochée de La-
bienus. De même, quand les troupes laissées à la garde du camp
gaulois reprirent la position où Camulogène avait déjà péri, en
partant du point qu'elles occupaient sur le bord de la rivière, vers
le bas de ce qui fut plus tard le clausum arcis, ou Jardin du palais des
empereurs, appelé par corruption dans le moyen âge le clos de Laas,
elles avaient moins d'espace à parcourir pour arriver au sommet de
a rue des Saints-Pères que pour atteindre à celui de la rue de
Tournon.
Les points essentiels que j'ai touchés dans cette dissertation ont
été déterminés par M. de Saulcy avec une sagacité remarquable. En
restreignant, comme je l'ai fait, la ligne de bataille des Gaulois lois
du dernier engagement, j'écarte louteallusion au nom de Montrouge,
ou à celui de Vitry, en latin Victoriacum. Avant nous, Henri de
Valois avait fait remarquer qu"il y a bien trop de Vitry en France
pour que ce nom se rapporte partout au souvenir d'une victoire. Les
relevés officiels nous fournissent en effet treize communes du nom
de Vitry, et dans le nombre, on en compte nécessairement plus d'une
dont le nom provient plutôt de quelque Victor ou Victorius. L'attri-
BATAILLE LIVRÉE PAR LABIENUS. 285
butif en acus, usité chez les Latins, mais dominant dans les idiomes
celtiques, peut, suivant les doctes observations de notre confrère
M. Le Prévost, servir de support à toute espèce de chose ou d'idée :
toutefois, dans le plus grand nombre de cas, il se joint comme dési-
nence au nom d'un propriétaire ou d'un fondateur; c'est ce qui fait
que, pour nous, la forme Victoriacum, frappante au premier abord,
n'offre pourtant pas une signification remarquable. On ne compren-
drait pas que Labienus, après avoir remporté la victoire dans le
faubourg Saint-Germain, fût allé en dresser le monument sur la hau-
teur de Vitry, à deux lieues du champ de bataille.
Arrivé à ce point de mon travail, il me semble que la difficulté
soulevée à l'occasion de la position réciproque ou commune de Melo-
dunum et de Metiosedum peut se résoudre sans beaucoup de peine.
Suivant le texte adopté par les éditeurs les plus estimés, Melodunum
est nommé trois fois, et Metiosedum une seule fois. Dans les trois
premiers passages, il s'agit du même lieu, c'est-à-dire d'un oppidum
situé dans une île de la Seine en amont de Paris; par le quatrième,
Nicolas Sanson et Henri de Valois ont cru, au dix-septième siècle,
que César avait voulu indiquer une localité différente, voisine de la
Seine, mais en aval du fleuve par rapport à Paris. Au dix-huitième
siècle au contraire, l'abbé Le Beuf et d'Anville furent d'avis que sous
les deux noms, et même sous un seul, l'historien n'avait entendu
parler que d'une seule ville. M. de Saulcy en est revenu à l'opinion
du dix-septième siècle, et c'est aussi celle que nous embrassons sans
hésiter.
Notre conviction, comme celle de notre confrère, s'appuie sur
le rapprochement indispensable de deux membres de phrase. La-
bienus a d'abord donné l'ordre aux bateaux qu'il avait amenés de
Melodunum de descendre au fil de l'eau à quatre milles au-dessous
de Lutèce, naves, quas a Meloduno deduxerat .., quatuor millia pas-
suum secundo flumine progredi... jubet: plus loin, il est question de
la petite troupe que Camulogène envoya dans la direction de Metio-
sedum, avec ordre de s'arrêter au même point que les bateaux expé-
diés par Labienus, parva manu Metiosedum versus missa, quœ tan-
tum progrederetui\ quantum naves processissent. Sans doute, il ne
résulte pas nécessairement de lacomparaison decesdeux passages que
Metiosedum fût situé en effet à quatre milles au-dessous de Paris. Mais
la relation des deux membres de phrase est d'une telle évidence qu'il
en faut conclure à la situation de Metiosedum en aval de Lutèce. Or
il se trouve que précisément à quatre milles romains au-dessous de
286 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
Paris, à l'endroit où Labienus dût faire passer son armée, une col-
line qui s'élève au-dessus de la Seine porte un village dont le nom
offre autant de ressemblance avec celui de Metiosedum, qu'on a pu
en constater dans les trois premiers passages enlre le nom actuel de
la ville clairement désignée par César, et l'appellation de Melodu-
num dont il fait usage. La question étant ainsi posée, il faut conclure
avecSanson, Henri de Valois et M. de Saulcy, contre Le Beuf et
d'Anville, que César a parlé de deux localités différentes dont l'une
est Meudon, de même que l'autre correspond à Melun.
Le Beuf, dans l'Histoire du diocèse de Paris, tout en convenant
que le nom de Meudon avait une origine celtique, ne rencontrait rien
que de très-moderne dans les souvenirs de cette localité. Mais depuis
quelques années elle a recouvré en quelque sorte ses titres de no-
blesse. Le vaste ossuaire surmonté de pierres gigantesques qu'on y
a découvert indique avec certitude une localité qui, dans les temps
antérieurs aux Romains, devait jouir d'une assez grande importance.
Mais n'eussions-nous pas ce témoignage précieux, l'explication pro-
posée par les géographes du dix-septième siècle n'en serait pas moins
assuiée.La position occupée par Meudon a quelque chose d'assez
saillant pour que les Gaulois, qui habitaient ordinairement les hau-
teurs, n'aient pas dû la négliger. C'est peu de chose sans doute que la
preuve d'une origine celtique que fournit la physionomie du mot; car
la nomenclature de la France est gauloise pour les dix-neuf vingtiè-
mes. Mais on ne saurait, d'un autre côté, soutenir que Meudon avait
trop peu d'importance du temps de César pour qu'il en lit mention.
La Gaule n'était rien moins qu'un pays désert, et sa population devait
se presser sur son territoire presque autant qu'à notre époque.
Mais il ne suffit pas d'avoir constaté que Melodunum ressemble à
Melun, et Metiosedum à Meudon. Nous devons faire voir que ces
deux dénominations ne sauraient se confondre, parce qu'elles ont
chacune une origine différente, et que la contraction de l'une et de
l'autre s'est opérée d'une manière distincte, quoique suivant une loi
commune. A ce sujet, je dois rappeler ce que j'ai dit, au commence-
ment de cette dissertation, des contractions subies par les n ms gau-
lois, non-seulement à des époques plus récentes, mais dès le temps
même de l'indépendance de nos ancêtres. L'organisation naturelle
des peuples d'origine celtique n'a point changé avec les siècles.
Quand nos pères par'aient une langue qui leur était propre, ils fai-
saient subir aux mots dont elle se composait des crases exactement
semblables à celles qui, sur leurs lèvres, ont défiguré les mots latins,
BATAILLE LIVRÉS PAK LABIENUS. 287
après qu'ils eurent abjuré leur propre idiome pour adopter celui de
leurs vainqueurs. De cette observation, qui avait frappé le génie
grammatical d'Eugène Burnouf, résulte l'explication de la double
orthographe que nous offrent les noms géographiques delà Gaule,
sous les formes diverses que les anciens en ont rapportées. Les Gau-
lois avaient sans doute, comme nous, une orthographe étymologique
et une prononciation abrégée différente de celte orthographe. Sou-
vent les Grecs et les Romiins, dans la transcription des noms de
lieux, ont figuré la prononciation, au lieu d'exprimer l'orthographe
étymologique; quelquefois les Gaulois eux-mêmes, sur leurs mon-
naies, ont rendu l'articulation vulgaire au lieu de reproduire les
lettres propres à faire comprendre l'origine du mot.
Dans cette diversité de transcription, on ne trouve pas d'in-
fluence d'époque appréciable. Il arrive souvent ainsi à Ptolémée,
écrivain du second siècle de notre ère, d'être plus exact que César,
qui vivait plus d'un siècle et demi auparavant ; de sorte que les
contractions qui ont prévalu dans les temps modernes et que nous
fournissent déjà les textes du moyen âge, peuvent bien remonter
jusqu'aux temps mêmes de l'autonomie gauloise.
Les observations que je viens de présenter s'appliquent à toutes
les parties du territoire gaulois, et l'on en trouve la preuve dans les
noms de villes comme dans les noms de peuples : ainsi, chez les Celto-
Ligures de la Provence, nous rencontrons, pour le même peuple, la
forme pleine Salluvii, et la forme contracte Salyes; les Celto-Aqui-
tains nous offrent, pour rendre le nom de la tribu qui habitait les
environs de Bazas, BasavocMes, forme pleine, et Vasates, forme
contracte; les Cambolectri, dans la même partie de la Gaule, ont des
médailles reconnaissables à leur nom restreint de Cambotre; sous la
domination des Allobroges, nous trouvons le double nom des Sego-
vellauni et des Segalauni. Il se pourrait que la Ventia tant cherchée,
où C. Pomptinus vainquit les Allobroges (61 ans av. J. C), fut la
même que la Valentia, capitale des Segalauni, malgré la physio-
nomie romaine du nom le plus connu de cette ville, et le titre de
colonie qu'elle paraît avoir porté. Il aurait suffi que le nom gaulois
fût légèrement latinisé. Quoi qu'il en soit, en remontant vers le
nord de la Gaule, nous voyons se multiplier les exemples de la
double nomenclature que nous avons signalée : ainsi, les Diablintes
sont aussi IcsDiaiilitœ, et cette dernière orthographe est justifiée par
la légende des monnaies gauloises de ce peuple. Diaoulos. Nous
trouvons à l'ouest les Pictones ou Pictavi; à l'est la ville de Caballo-
288 REVUE ARCHEOLOGIQUE.
dunum, avec les formes de plus en plus contractes Caballinum, Ca-
billonum, Cabilonum; au nord-ouest les Sesuvii ou Saii; tout auprès
de là les Bodiocasses ou Badiocasses sont devenus de très-bonne
heure les Bajocasses.
Nous avons déjà signalé, pour y revenir encore plus tard, la con-
traction de Lucotitia en Lutelia; tout auprès de la cité des Parisii,
le peuple dont le nom est resté affecté au Vexin va nous fournir un
des plus curieux et des plus riches exemples de la règle que nous
avons posée. Dans Ptolémée, nous avons Veneliocassii; Pline et
César nous donnent Vellocasses et Belocasses. Entre ces deux
formes, Henri de Valois a restitué avec vraisemblance, d'après
Ma gnon, écrivain du neuvième siècle, Veliocasses; de Veliocasses
est dérivé le Vulcassinus Pagns du moyen âge, par lequel on est
arrivé au Veuxin, encore en usage au dix- huitième siècle, et au
Vexin de nos jours. Des médailles qui fournissent la légende BELINOC
dégénérant bientôt en BIIIOC (Beioc) ont été, par l'erreur des meil-
leurs numismatistes, placées à une grande distance de leur véri-
table lieu d'émission; c'est dans la légende la plus complète, la forme
du nom des Veliocasses, conservée par Ptolémée, Veneliocassii, avec
la métathèse de l'w et de l, échange d'autant plus convenable que,
d'après nos observations, rien n'est plus fréquent sur les monnaies
gauloises que la permutation de ces deux lettres. Quant à Beioc pour
Beiocasses, c'est une forme déjà plus voisine du mot de Vexin que
les Belocasses de César, si ce n'est pas cette dernière forme elle-
même, la troisième lettre de la légende en question pouvant bien
être une L à barre oblique et très-courte, au lieu d'un I.
C'est dans la contrée tout à fait voisine des Veliocasses, entre
leur capitale encore inconnue (Botomagus n'ayant dû être pendant
longtemps que leur principal oppidum) et celle des Parisii, que s'éle-
vait le Metiosedum de César. Au delà de Lutèce, la Seine montrait,
dans une position analogue à celle de cette dernière cité, le Melo-
dunum du même écrivain. On a vu que le nom de Melodunum était
soumis à la règle précédemment posée et qu'avant la forme contracle
qu'il nous révèle, on avait écrit Mecletodunum. Metiosedum, a son
tour, subit la loi commune à presque tous les noms gaulois, puisque
dans les titres du moyen âge la forme où la physionomie celtique
qui s'est le mieux conservée est Meodum. C'est exactement de la
même manière que du nom des Viducasses on avait fait celui de
Veocae appliqué à la capitale de ce dernier peuple, dont les ruines
sont encore inconnaissables dans le village de Vieux, à peu de
BATAILLE LIVRÉE PAR LABIENUS. 289
distance de Caen. D'après ce qu'on a vu précédemment, Meodum
pour Metiosedum doit remonter bien plus haut que les titres du
treizième siècle qui portent ce nom, et jusque dans l'antiquité. Mais,
faute de preuves, il est plus sage de s'en tenir à la donnée d'une con-
traction postérieure.
Au sujet de Metiosedum, on a rappelé, d'après Cellarius, qu'un
manuscrit de César portait la leçon Meliosedum, et cette leçon a fait
concevoir l'espérance d'un rapprochement possible entre les noms
de Melodunum et de Metiosedum. Je serais, pour mon compte, disposé,
avec la plupart des éditeurs de César, à considérer la leçon Meliose-
dum comme une erreur de transcription. Fût-elle la véritable, elle
pourrait encore, tout aussi bien que Meliosedum, avoir servi de
point de départ à la forme Meodum, 17 s'étant élidée dans le nom
moderne du Vexin, de la même manière que le T de Botomagus ou
Rotumus, dans celui de Rouen. Pour décider absolument entre Me-
liosedum et Metiosedum, il faudrait remonter à l'étymologie, ce qui
n'est pas en notre pouvoir personnel. Mais en aucun cas, ni Metiose-
dum, ni même Meliosedum, ne sauraient se confondre avec Melodu-
num ou Medetodunum. Et voici la raison de cette impossibilité, que
nous allons exposer aussi brièvement que possible.
Lorsqu'on étudie la composition des noms géographiques de la
Gaule, on s'aperçoit que la plupart d'entre eux sont soumis à des lois
d'agrégation régulière. Sans parler de la forme attributive en acus,
la plus fréquente de toutes et la plus persistante, un très-grand nom-
bre de noms de lieux comptent parmi leurs éléments constitutifs
l'indication de la situation qu'ils occupent, des circonstances natu-
relles ou artificielles qui les dislingent, tandis que les noms de peu-
ples ont souvent pour désinence un mot qui les caractérise, comme
homme ou comme tribu. C'est ainsi qu'on trouve fréquemment à la
fin des noms dépeuples le mot Casses ou Cassii, répondant à Gwaz,
le vir des€elles; tels que Veliocasses. Viducassses, Vadecasses, etc.;
c'est par la même raison qu'un grand nombre de noms de lieux se
terminent par dunum, qui désigne une éminence isolée, Duras ou
Vurum, indiquant un cours d'eau, Magus (en breton meaz), exprimant
un lieu de réunion, une place publique ou un champ de foire: briga,
briva ou bria, à cause d'un pont construit dans la localité, clc...
Medetodunum rentre dans une des catégories que je viens d'indi-
quer, et comme la désinence de ce mot ne peut s'appliquer à l'île
de la Seine, on peut conclure hardiment de sa présence que Melun,
avant de descendre sur le fleuve par suite des besoins du commerce,
200 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
s'était d'abord assis sur la hauteur voisine de la rive droite appelée
aujourd'hui montée des Capucins. Metiosedum possède aussi sa dési-
nence propre : le mot qui termine ce nom se rencontre isolément
dans celui de Seduni, peuple du Valais, dans Sedunum, aujourd'hui
Soudon, village voisin de Cluny. On le trouve aussi compris dans
Melcosedum, nom d'une stalion des Alpes Cottiennes, voisines de
Cularo ou Grenoble. Je laisse aux savants qui se livrent à l'élude des
idiomes celtiques le soin de déterminer la signification du mot de
sedum. Il me suffit d'en avoir séparé les éléments pour faire com-
prendre que le nom dans lequel il est entré ne peut se confondre
avec un nom où dunum sert de désinence. C'est ainsi que la raison
philologique vient confirmer la distinction que l'étude de l'histoire et
de la topographie nou avait conduit à établir entre Melodunum et
Metiosedum.
Ch. Lenormant.
OBSERVATIONS CRITIQUES
SUK LA
RHÉTORIQUE D'ARISTOTE
(Suite)
I, 5. 1360 b 7 [2]. Aristote annonce qu'il va dire ce que c'est
que le bonheur et quels sont les éléments qui le constituent,
TrapaSeiY^onroç /apiv. De même 9, 1306 a 32 [2], à propos de la vertu
et du vice, de ce qui est honorable et de ce qui est honteux, il an-
nonce qu'il en traitera o<rov 7:afaS£iy[/.aTo; /apiv. Vater (p. 36) entend
par là : pour servir de règle à l'appréciation de ce qu'il faut dire. Mais
o<7ov, qui est un restrictif, indique plutôt qu'il faut entendre : à titre
d'exemple* sans rigueur scientifique. Aristote veut dire qu'il fera
connaître ce qu'est le bonheur plutôt par des exemples que par une
définition exacte; et en effet, il en donne quatre définitions. La lo-
cution me paraît analogue à ôç tutuo qui signifie en gros. Voir Tren-
delenburg, Elementa logices Aristoteleœ, p. 49-
I, 5. 1361 b 22 [14]. 4yî°vi<rox^ os o-o')(/.a-ro; àps-r/i au^XEiTai sx jjieys'Oou;
xai îcr/uoç xat xayouç ■ xai yàp ô Tayùç î<r/upo'ç saxiv. Oïl ne comprend pas
que la hauteur et la grosseur ([xsysOo?) puissent faire partie des qua-
lités qui rendent le corps propre aux exercices pour lesquels on pro-
posait des prix dans les jeux de la Grèce. Il est assurément inutile,
si ce n'est nuisible, d'être grand et gros, si l'on concourt pour le prix
de la course; et ce n'est nécessaire ni pour la lutte, ni pour le pu-
gilat: il suffit qu'on soit agile et vigoureux. D'autre part, Spengel
a mis Ta/ouç entre crochets, et il semble avoir raison de le supprimer ;
car dans ce qui suit, Aristote dit formellement que l'agilité Fait partie
de la force, et il rapporte à la force la définition du bon coureur :
celui qui peut agiter ses jambes d'une certaine façon, c'est-à-dire (xa\
est ici explicatif) les remuer vite et loin, est bon coureur. Or Ans-
292 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
tote a dit plus haut que la force consiste à remuer autre chose (exepov
est ici au neutre) ^omme l'on veut. Mais si l'on supprime ^(bous et
ta/ou;, il faudra aussi changer <7UYXEiTat. Je crois que ixeye'ôou; est une
altération, et qu'il y a une lacune après to/ou;. On pourrait lire:
àYtoviaTixrj os G-t-Waro; apETT] o-UYXE~<76at [/iv SoxeT ï\ iayyoq xat xa/ou;,
uâXXov Se î<r-/ù; oXï) £<m. La qualité qui rend le corps apte aux exer-
cices des jeux publics semble se composer de la force et de l'agilité;
mais au fond elle n'est que de la force; car l'agilité est une espèce de
force. Il est à remarquer que les définitions du bon coureur, du bon
lutteur, de celui qui sait combattre au pugilat, du pentathle se rap-
portent toutes à la définition de la force. C'est ce qui me semble
justifier le supplément que je propose, pour le sens du moins; car je
ne prétends pas garantir les mots.
I, 5. 1362 a 3 [17]. aîxt'a S" iorrlv r, tu/y] svimv t/iv wv xat aï xÉ/vat,
rroXXwv Ss xat àxs"/vtov, olov oacov y\ cpuaiç • svoÉyExat Ss xat Tiapa cpuatv eîvat •
ir/tEta; [xèv Y^p xéyvv) aîxta, xaXXou; Se xat jjleyeOouç cpuct;. Il faut une Vir-
gule devant hiSéjsraa., et non un point en haut. Les deux membres de
phrase sont inséparables. La fortune ne produit ce que produit la
nature, que quand c'est susceptible d'arriver contre nature. Ainsi, la
beauté est un don de la nature; mais si un homme est beau, tandis
que ses frères sont laids, la beauté est un don de la fortune; car il
est contraire à la nature que des frères ne se ressemblent pas soit
pour la beauté, soit pour la laideur. Il ne faut pas oublier qu'Aris-
tote n'admet pas que les lois de nature soient immuables; il laisse
une part au hasard.
I, 6. 1363 a 11. 14 [24]. Aristote énumère les différents caractères
auxquels on reconnaît qu'une chose est bonne. Kal § oî l-/ôpo\ xat oî
cpauXot izatvoiïdiv ■ wïTrsp y*P ^^vteç y}St) ôu.oXoyou<71v, et xat ot xaxoj;
TteicovôoTeç ■ Stà Y^p xb cpavepov ôuoXoYo'tsv àv, oxnrEp xat cpaùXot ou; oî JçiAoi
>\>éyouGi xat àYaôoi où; oî lyOpot iTiatvoùcriv . Le sens me paraît indiquer
qu'il faut lire (ligne 11) oî cptXot au lieu de oî çauXot. Aristote veut dire
que ceux qui sont loués à la fois par leurs ennemis et par leurs
amis ont des qualités; car quand ceux qui ont eu à souffrir d'eux se
joignent à leurs amis pour les louer, c'est comme si tout le monde
les louait. Si on adopte celte correction, il faudra supprimer avec
Muret dans la proposition réciproque (ligne 14) «xYaôot ou;; et en
adoptant la leçon du manuscrit 1741 ur, tyêywew au lieu de bratvoïïdiv,
on aura : de même un homme a des défauts quand il est blâmé par ses
amis et n'est pas blâmé par ses ennemis. Le caractère auquel on
RHÉTORIQUE d'aRISTOTE. 293
reconnaît ici le bien et le mal est tiré de la comparaison entre les
jugements des amis et ceux, des ennemis.
I, 6. 1363 a 26 [27]. Aristote énumère les choses que les hommes
font de préférence; entre autres choses ils font de préférence ce qui
est possible, ce qui est facile, Koù tàv &ç (iouXovxai • ftouXovxai 8è yj[h)$év
xaxov r\ sXaxxov xoù àyaOou ■ touto S" saxat, tàv r, XavOàvY) V) xiy.wfia i\ [xwpa
rj. il est évident que cette dernière proposition suppose une idée qui
n'est pas antérieurement exprimée, l'idée d'injustice, et en outre
qu'elle est altérée; il faut transposer •/) xiuwpia devant fmpa. Cf. 12,
1372 a 5-9 [1]. Pour interpréter ce passage et reconnaître l'endroit
où se trouve la lacune indiquée par la dernière proposition, il faut
se rappeler que dans la langue d'Aristote, comme on peut le voir 10,
1369o 3 [8],pouAecOai se rapporte à la tendance générale vers le sou-
verain bien, comme par exemple, le désir du bonheur, et Trpoou-
peTff6ai au choix des moyens par lesquels on peut atteindre la fin qu'on
se propose. Par conséquent, tàv wç pouWrou sous-entendu v/y doit se
traduire par : si le résultat de l'action est conforme à nos désirs.
Je crois, en conséquence, qu'il faut suppléer après xoù quelque
chose comme xh. aowa dépendant de irpoaipouvxat. J'entends ainsi
tout ce passage : on se décide pour l'injustice si le résultat est con-
forme à ce que nous désirons; or, on désire que l'inconvénient soit
nul ou moindre que l'avantage; et c'est ce qui arrivera si elle
doit rester cachée ou n'être que faiblement punie. Remarquons que
12, 1372 a 5-9 [1], Aristote définit ainsi le cas où l'injustice est pos-
sible (Suvaxov).
1, 7. 1363 b 36 [7]. xoù xà (xeiÇovoç àyaôoiï iroiTjXixà [«£(•> ■ xouxo yàp yjv
xo fxeiÇovoç TtotYixixw stvai. L'imparfait a paru ici embarrassant. Mais il
n'y a rien à changer. Remarquons d'abord que dans la langue
d'Aristote, le datif, ainsi construit avec etvai, désigne l'essence de
l'objet dont on parle, abstraction faite des cas particuliers auxquels
la définition s'applique; ainsi, ici, le datif signifie : ce qui constitue
essentiellement la propriété par laquelle un objet produit quelque chose
de plus grand qu'un autre. Voir Trendelenburg, De anima, p. 471 et
suiv. Aristote emploie une autre formule pour exprimer la même idée,
c'est xo xt^jv eïvat avec le datif; ici, comme l'a fait remarquer Trende-
lenburg (De anima, p. 193), qui a le premier bien expliqué cette locu-
tion, l'imparfait exprime que la notion essentielle d'un objet est
logiquement antérieure aux autres idées qui se rapportent à cet
objet. Ainsi, on ne définit pas la ligne par sa notion essentielle, par
le x( yjv etvai, quand on dit qu'elle est la limite de la surface; il faut
29i REVUE ARCHEOLOGIQUE.
la définir par le point dont la notion est antérieure. Par conséquent,
dans le texte que nous discutons, l'imparfait signifie : ce qui constitue
essentiellement la propriété par laquelle un objet produit quelque
chose de plus grand qu'un aulre, suppose comme notion antérieure
que le premier objet est plus grand que le second.
I. 7. 1364 a 10 [12]. En énumérant les cas où un bien est plus
grand qu'un autre, Aristote mentionne celui où un bien est cause,
tandis que l'autre ne l'est pas : xav ^ aînov, to 8' oùx at-nov. La syntaxe
demande \A au lieu de oô, comme on lit dans la proposition précé-
dente xav r, àp/Ji, to Se jxr, àsyr'.
I, 7. 1365 a 35 [35]. Aristote énumère les différents cas où un bien
est plus grand qu'un autre, et entre autres il mentionne le suivant :
xai to aÙTw xa\ aicXSç! Beaucoup d'éditeurs ont substitué % à xal, ce
qui donne le sens suivant : le bien relatif est plus grand (pour celui
qui y est intéressé) que le bien absolu (qui n'est pas un bien pour
celui-là). Cette conjecture semble confirmée par la proposition sui-
vante : le bien que nous pouvons obtenir est plus grand que celui qui
est hors de notre portée; car l'un est un bien pour nous, l'autre ne
l'est pas. Mais la leçon des manuscrits peut être conservée, si on l'in-
terprète ainsi : le bien qui est à la fois relatif et absolu (est plus grand
que celui qui n'est que l'un ou l'autre).
1,8. 1366 a 11 [6]'. Après avoir dit que l'orateur politique doit
connaître la fin et les intérêts de chaque genre de gouvernement,
Aristote ajoute : Itzzi oè ou jjidvov aï TCiareiç yivovrai oY ajrooctXTixou Aovou
àAAa xat Si' Yiôixou (tm y«P tm6v tivoc cpaivscOai tov Kyovxa. TU<JT£uotj.ev,
toùto 8' laxiv av àyaôo; <&aivy|Tai r, euvou; vj a(u.(pa)), Ssoi av toc v)Ôy] twv
ttoAiteiwv IxàW,; f/siv rjuaç ■ to asv «f^p £x«ro|ç rfioç xiOavwTaTOV iva.'(X.7\
ttooç éxaavrp étvat. La proposition TOÙTO-ajxçw offre une difficulté
relativement à la suite des idées. Si la connaissance des mœurs
de chaque gouvernement sert à l'orateur politique, c'est comme
la connaissance des mœurs des vieillards, des jeunes gens, des
hommes mûrs, des nobles, des riches, des gens puissants, des
gens heureux sert à celui qui veut les persuader. Aristote indi-
que ici comment la connaissance des mœurs sert à l'orateur, et il
s'exprime encore plus clairement sur ce point, après avoir décrit
les mœurs des jeunes gens et des vieillards, II, 13. 1390 a 2 5 [16 :
Comme tous les hommes écoutent volontiers les raisons qui sont
en rapport avec leur caractère et les gens qui leur ressemblent, on voit
comment il faut se servir de la parole pour donner cette conformité
RHÉTORIQUE d\\RIST0TE. 295
à ses discours et à sa personne. Mais alors, si un orateur politique
peut persuader parce qu'il se conforme aux mœurs du gouvernement
où il parle, c'est là un moyen qui est étranger à la sagesse, à la pro-
bité, et même à la bienveillance. Au lieu de développer la propo-
sition : Nous croyons l'orateur parce qu'il parait avoir tel caractère,
en ajoutant : C'est à-dire parce qu'il nous paraît sage, honnête ou
bien disposé pour nous, Aristote aurait dû dire : Nous le croyons
s'il nous paraît nous ressembler. On pourrait dire que nous sommes
disposés à penser que ceux qui nous ressemblent sont sages, hon-
nôtes et bien disposés pour nous, par conséquent, que se confor-
mer à l'humeur de ses auditeurs est un moyen de leur faire croire
qu'on a les qualités intellectuelles et morales qui inspirent con-
fiance. Je crois la chose vraie ; mais il faut convenir qu'elle
valait la peine dètre dite, et que si c'était là la pensée d'Aris-
tote, il est singulier qu'il ne l'ait pas exprimée. Il est possible
qu'Aristote ait rédigé avec négligence. "
An reste, si dans ce passage Aristote a considéré la connaissance
des mœurs et des caractères comme faisant partie des moyens
de persuasion qui se rapportent au caractère personnel de l'o-
rateur, il est singulier qu'en traitant des mœurs oratoires (II. I)
il ne dise pas un mot de la nécessité de se conformer à l'humeur
des auditeurs; et plus tard, après avoir traité des passions, il
décrit les mœurs des hommes suivant l'âge et la condition, sans
avoir dit nulle part que cette connaissance fournissait un moyen
de persuasion, et sans déterminer si elle se rapporte aux mœurs
oratoires ou aux passions. Il annonce I, 10. 1369 a 30 [11] qu'il
en traitera, mais sans dire à quel point de vue. Il y a certainement
la, comme l'a déjà remarqué M. Havet (p. 56-57), une grande
confusion. Si l'on s'attache au fond des choses, on remarquera
que la connaissance des mœurs des hommes et des gouverne-
ments sert à la fois pour les mœurs oratoires et pour les pas-
sions. Elle donne à l'orateur le moyen de revêtir le caractère
le plu? propre à lui concilier la coniiance des auditeurs, puis-
que nous écoutons volontiers ceux, qui paraissent nous ressem-
bler; d'autre part, elle indique à quelles passions il faut s'adresser,
puisque les passions des hommes diffèrent suivant la moralité, l'âge,
la condition, les institutions politiques.
I, 9. 1366 b 37. 38 [17]. Aristote énumère les différents biens qui
SOllt honorables (xaAa) xal Ta arcAcoç àyaôa, oaa J/rcep te TOXTpiSo; tiç
ir.oirfîs., Tta&towv to auTOu. xal xà ttj c&ugei àyaGa, xal a jjlyj aCiTw àyaOâ ■
296 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
auxou yàp evexa xà xotaura. Il y a ici deux remarques à faire : 1° La
proposition ô'o-a — xb auxou paraît hors de sa place; car tout ce
qu'on fait pour sa patrie sans considérer son intérêt personnel est
honorable, quel que soit le bien procuré, qu'il soit absolu ou relatif;
ensuite la conjonction xs ne s'explique pas bien. Je crois qu'il faut
lire xai osa Emèp xrjç x. x. X., et transposer la proposition plus bas
1367 a 4 [19] après -fcxov yàp a&xou; 2° une fois cette proposition
transposée, je crois qu'il faut lire : xat xà à^XâSç àyaôà xat xà x?i cpucst
àyaOa, a xal p.-)) aùxw àyaôa. Les biens absolus et les biens de nature
sont honorables, quand ils ne sont pas en même temps relatifs; car les
bi.ns relatifs n'ont de rapport qu'à l'intérêt personnel. La restriction
exprimée me paraît essentielle ici ; car Aristote répète sous toutes les
formes dans ce passage que ce qui se rapporte à l'intérêt personnel
n'est pas xaXov.
I, 9. 1367 b 26-33 [33]. saxt S' stoxivoç Xo'yo; £[j.<pavtÇcov [xsysôo; àpsxyjç.
Ssï oûv xà; irpaçetç iirioeixvuvai wç xotauxai. xo S' eyxwuuov xwv spywv ecriv,
xà os xuxXio elç 7ri5Xiv, otov sùysvsta xat Tiatosta ■ slxoç yàp ï\ ayaôcôv
àyaQoùç xat xbv ouxw xpa^svxa xoiouxov sïvai. otb xat iyYMit.ié£Qi>.zv itpaçavxaç.
xà S' spya cr(u.sTa ttJç s;sa)ç saxtv, Irai £7:aivo?(J.sv av xat \x-<\ Trsrcpayoxa, et
■jrio-xEuoijjLsv sTvat xoiouxov. Il est évident que dans ce passage, Aristote
distingue entre I'stoxivo; qui a pour but de célébrer les vertus d'un
homme et qui rapporte tout à ce point de vue, et l'vpu&iuw qui ne
célèbre que les actions, qui montre combien elles ont été importants
et utiles. Le texte, qui a paru déjà embarrasssant, est certainement
altéré. Il faut remarquer tout d'abord que si Ton met à part les pro-
positions relatives à l'èyxfViov, c'est-à-dire xb o cyxtopttov xwv spywv
£<7xtv, et Sib xal ÈYxw[jtta^o[xsv -jrpaçavxaç, tout le reste se rapporte exclusi-
vement à l'âxaivo;. En effet, si l'on fait valoir en faveur de quelqu'un
les circonstances extérieures, comme la naissance et l'éducation, ce
ne peut être que dans le but de louer sa vertu; la raison donnée par
Aristote l'indique clairement. Ce ne peut être également que dans
r&roxtvoç que les actions sont considérées comme signes des qualités
morales de l'agent. Il en résulte que les propositions relatives à
riyxwuuov sont hors de leur place, et ne se lient ni l'une ni l'autre
avec ce qui précède ni avec ce qui suit. Je crois que la suite des idées
est rétablie, si en lisant xà yàp spya cr^sta, on transpose les proposi-
tions et qu'on les range dans l'ordre suivant : L'sroxtvoç est un discours
qui meten relief combien le mérite d'un homme est grand. Il faut mon-
trer que les actions sont d'un homme de mérite. En effet, les aclions
ne sont ici que le signe de la disposition morale ; car nous accorderions
RHÉTORIQUE D'ARISTOTR. • 297
l'&reatvoç à un homme, n'eùt-il rien fait, si nous étions convaincus
qu'il avait du mérite. Quant aux circonstances extérieures, comme
la noblesse et l'éducation, elles servent à prouver notre thèse: car
il est vraisemblable qu'on a du mérite si les parents en ont et
qu'on est ce que l'éducation vous fait. Quant à rê-p«&[«ov il ne porte
que sur les actes; aussi nous accordons non-seulement I'etoxivoç, mais
encore rè-pcc-V107 à ceux que n°us louons, s'ils ont fait quelque chose.
I, 9. 1368 a 21 (38). Si un homme ne fournit pas par lui-môme
une assez ample matière à l'éloge, il faut le mettre en parallèle avec
d'autres, 7tpo<; aXXouç àvxt7rapa£aXX£iv ■ oirep 'I<joxpaTY|ç È7toiEt Sià r^y
àduvr^ôeiav xoiï otxoXoysTv. Faut-il lire <ruvr,Ô£iav, comme portent trois
manuscrits, et comme M. Rossignol a essayé de le démontrer par
une savante discussion {Journal des savants, septembre 1843, p. 104) ?
D'abord la leçon àduv^Osiav a pour elle le manuscrit 1741; ensuite elle
est d'accord avec ce qu'on sait d'Isocrate, qui ne cultivait pas le
genre judiciaire, qui n'aurait pu protester de son éloignement pour
le métier de logographe, s'il l'avait exercé habituellement, et dont on
aurait conservé, en ce cas, un plus grand nombre de plaidoyers;
enfin cette leçon est confirmée par l'ensemble du passage où
elle se trouve, comme nous allons essayer de le montrer. D'abord,
qu'est-ce qu'Aristote a entendu par ces parallèles dont l'emploi était
familier à Isocrate? Je crois qu'on en trouve un exemple remar-
quable dans le Panégyrique et dans le Panât liénaique, où Isocrate
fait un long parallèle entre les Athéniens et les Lacédémoniens; c'est
ainsi encore qu'il fait souvent dans ses autres discours le parallèle
du temps présent et du temps passé; que dans l'éloge d'Evagoras
il compare Evagoras aux autres tyrans (34 etsuiv.). Rien n'est a.-suré-
ment plus éloigné des habitudes du genre judiciaire que ces déve-
loppements. Aristote dit d'ailleurs un peu plus bas, lignes 26-33 [40],
que l'amplification convient plus particulièrement au genre démon-
stratif, et l'enthymème ou démonstration au genre judiciaire, il a
donc voulu dire qu'Isocratc employait souvent le parallèle, qui est
un des procédés de l'amplification, non point parce que le sujet le
rendait nécessaire, mais parce qu'il n'avait pas l'habitude du genre
judiciaire et de la démonstration directe. Ce n'est pas un reproche
qu'Aristote fait à Isocrate, puisqu'il s'agit de discours dans le genre
démonstratif auxquels les procédés de l'amplification conviennent;
Aristote constate et explique un fait par une remarque incidente. On
ne trouve d'ailleurs dans la Rhétorique d'Aristote aucune trace de la
rivalité entre le philosophe et Isocrate. tradition dont M. Havet
iv. 2l>
298 ' KEVUE ARCHÉOLOGIQUE.
(Étude sur la Rhétorique d' Aristote, p. 12) me paraît avoir très-bien
démontré l'invraisemblance. Je ne puis voir avec Spengel (Artium
scriptores, p. 169) une moquerie contre Isocrate dans le passage
III, 10. 14 10 b 29 [4] où Aristole plaisante les rhéteurs qui veulent
que la narration soit courte. D'abord Aristote parle de contempo-
rains, vuv Si... cpactv, et si, comme il est probable, la Rhétorique a
été composée lors du second séjour à Athènes, et plutôt à la fin qu'au
commencement, Isocrate était mort depuis longtemps. Ensuite le
texte de Quinlilien IV, 2, 31, que Spengel entend d'Isoerate, me
paraît désigner plutôt ses disciples : « Maxime qui sunt ab Isocrate
volunt (narrationem)esse lucidam, brevem, verisimilem. » Quintilien
ajoute il est vrai : « Quamquam et Aristoleles ab Isocrate parte in una
dissenserit; » mais il a attribué au maître ce qu'enseignaient les disci-
ples; car il doutait (et il n'était pas le seul) de l'authenticité de la
Rhétorique attribuée à Isocrate (II, 15, 4); Cicéron en doute égale-
ment, mais il atteste que les élèves d'Isoerate avaient beaucoup écrit
sur la rhétorique (De inv. II, 2, 8); c'est très-probablement à eux
qu'Aristote a fait allusion: et il est bien possible qu'il ait pensé aux
mêmes rhéteurs contemporains quand il dit 1, 1. 1354 a 11 [3] qu'on
néglige les préceptes relatifs à l'argumentation pour insister sur la
manière d'exciter les passions. On a dit (voir Spengel, Artium scrip-
tores, p. 16) qu'Aristote s'attaquait ici à ses devanciers; mais il faut
ajouter, à ses devanciers immédiats, aux rhéteurs contemporains qui
avaient écrit sur leur art avant lui, à l'enseignement de son temps;
car plus bas 2, 1350 a 17 [5] il emploie l'expression toù; vuv xzyyoko-
yoùVraç pour désigner les rhéteurs qu'il a attaqués dans le premier
chapitre. On n'aurait pas pu dire de Corax, de Tisias, ni des autres
premiers rhéteurs, qu'ils négligeaient l'argumentation pour ne s'oc-
cuper que des moyens d'exciter les passions; car, autant qu'on l'en-
trevoit par le Phèdre de Platon et par Aristote lui-môme, dans II, 24.
1402 a 17 [11]. 23, 1400 a 3 [21], les rhétoriques de Corax et
de Tisias ne conienaient qu'un ou deux lieux développés sans doute
par des exemples.
I, 11. 1370 b 24 [II]. Aristote développe que dans l'amour, le
souvenir de l'objet aimé est toujours accompagné d'un sentiment de
plaisir. Kai àpy)| Ss toù epwTOç auxYi fiyvETai TrSfftv, oxav uv) u.ovov -rcapovTo;
-/aipuxjiv àXXà xal à^o'vTOç u.eut.vTjUic'voi IpSaiv. ô\b xat ô'xav /Wripo; yéS/r/rai
Toi u.Y) xapeTvat, xat ev toïç TtÉvôsfft xal ôpr^votç bfl'wz-toii Ttç r,Sov7i. Bekker
a mis èpwciv entre crochets comme devant être supprimé; et, en effet,
le sens indique que (jleu.vyhj.evoi doit se construire avec x.at'pw(7lv- Mais
RHÉTORIQUE DARISTOTE. 299
il serait possible de conserver épScriv en le joignant comme participe à
la phrase suivante, où l'on substituerait Se à oio: Quand on aime, si
on est affligé par l'absence de l'objet aimé, il y a encore du plaisir
même dans le deuil et dans les lamentations.
I, 12. 1372 a 23 [5]. Un coupable a des chances pour n'être pas
découvert, quand il se trouve dans des conditions personnelles qui
semblent exclure l'attentat commis, oïcv âaôev^ç rcepl aïxi'aç xai â it&n\ç xai
ô atu/poç TO-p! ixof/£taç. Spengel et Bekker suppriment l'article devant
aîc^poç; niais il me semble qu'il faut admettre plutôt qu'il manque
après ttév/îç quelque chose comme 7cep\ Sia<p8opSç xgitwv. Car la pau-
vreté n'exclut pas le crime d'adultère. 11 en est autrement de la
laideur, qui suffi! pour rendre cette accusation peu vraisemblable,
sans que la pauvreté s'y joigne. Il est d'autres crimes qui sont en
contradiction avec la pauvreté, par exemple ceux qui exigent une
grande dépense, comme la corruption des juges.
I, 12. 1373 a 16 [28]. Arislote énumère les différentes classes de
gens à qui les hommes font tort ordinairement. Kal oTç -/aptouVrai £,
oiXoiç 7] Oauua^ojjLEVoiç r, èoiouivotç r, xupioiçj y) oXcoç -npôç ou; Çwaiv oôrof.
11 faut évidemment ouç et non oTç. Cf. Xénophon, Ci/rop. III, 3, i.
Dans cette construction de -/ao^scOcu il faut suppléer l'idée contenue
dans le verbe de la proposition principale; ici àSutouvreç. Aristote a
voulu dire : On fait du tort à quelqu'un, quand par là on fera plaisir
à ses amis ou, etc. — Le manuscrit 1741 porte ou?.
I, 13. 1374 b 4 [15]. Aristote, après avoir défini l'équité, énumère
ses différentes applications, et commence ainsi : sY oïç ts yàp Set
a-uyYViouv/iv £/£iv, £7uaxr, xaùra, xai tÔ Ta apuxprr \m-^ xai xà àotxr'^ara \i\
toù ïaou àçioùv, jxr|0£ xà &[AapT7)[Jt,aTa xai rà à-Tuy^ua-ra. On traduit géné-
ralement ainsi le premier membre de phrase : Nam quitus oportet
veniam dare œqua sunt. Ce sens n'est pas satisfaisant : l'équité est
dans l'appréciation du fait, et non dans le fait lui-même; du moins,
c'est ainsi qu'Aristote emploie le mot dans le membre de phrase
suivant, et dans tout ce qui suit. Il faut donc considérer lyav comme
sujet de la proposition: et s'il y a le pluriel xauxa c'est qu'Aristote a
en vue en même temps le premier membre de phrase et le second,
qui sont d'ailleurs liés étroitement par te xai : Avoir de l'indulgence
pour ce qui en réclame, et ne pasaroir la même mesure pour les fautes
et pour les injustices ni pour les fautes et les malkejirs, voilà ce qui est
équitable.
\, 14. 1374 b 32 2]. Arislote énumère les cas où une injustice est
300 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
aggravée, xat o& pi Icnv taaiç • ^aXe^ov yàp xa\ àSûvaxov. Bekker sub-
stitue to à xat, comme Vater (p. 69) y avait déjà pensé; mais il avait
cru à tort que l'article n'était pas nécessaire. Il me semble qu'en
mettant to, il faut conserver xa\, qui est utile au sens. Car on a : Au
dommage qui provient de l'injustice elle-même s'ajoute celui qui vient
de ce qu'elle est irréparable, àouvaxov est employé ici elliptique-
ment.
I, 14. 1375 a 8. 10 [5]. Après avoir énuméré les circonstances qui
aggravent réellement une injustice, Aristote traite des artifices ora-
toires qui la font paraître plus grave : Kcù xà jj.èv pvjxoptxa s<m xotaùxa,
ô'xi -rcoXXà av^pv]XE Stxata r\ u7tepê£ê7)XEV, otov opxouç ÔE^tàç TriaxEiç lTzi^a\ii<x<; '
TtoXXwv yàp àotx-/)[ji.axa)v înrepo^. xat xo x. x. X. 1° Spengel propose :
xai xà [xév Ecxi xotaùxa, pïixoptxà S' oxt... Mais quand Aristote emploie
cette formule de transition, il ajoute oùv après f/iv, et se sert de l'impé-
ratif. On pourrait lire par une simple transposition : xalxà^Èv xotaùxa
ectxi pixopixa, ô'xt... Les moyens qui suivent sont oratoires... [xe'v serait
employé elliptiquement, avec la valeur du lalin quidem: les moyens
qui suivent sont oratoires, mais les précédents ne le sont pas; 2° Le pre-
mier de ces moyens oratoires se rapporte a l' artifice dont Aristote a
déjà parlé 7, 1363 a 10-11 [31] : Un tout divisé en ses parties en parait
plus grand, parce qu'il semble surpasser un plus grand nombre de
choses(\e tout élant plus grand que chacune de ses parties). La dernière
proposilion signifie donc : car l'injustice incriminée surpasse un grand
nombre d'injustices (celles qui sont contenues en elle comme les
parties dans le tout). Mot à mot : Il y a excès sur un grand nombre
d'injustices.
1, 15. 1375 b 22 [12]. Quand la loi écrite est pour vous, vous devez
représenter combien il est nécessaire qu'elle soit observée, et rap-
peler, entre autres arguments, xat ô'xt £v xaïç aXXatç xé/vatç où XusixeXe?
Trapaaocpt^EaOat xôv îaxpov ■ ou y«p xocoùxo j3Xa7CXEt i] àfj.apxta xoù îaxpoù
ô'aov xb iôtÇEGOat (xtiêiôeiv tù apyovxt. Telle est, la leçon du manuscrit
1741. Après TOxpcurocptÇEffôai, trois manuscrits mettent Trapà : méprise
évidente, car Aristote veut dire qu'il n'est pas avantageux qu'un
médecin prétende faire l'habile en sortant des prescriptions de l'art.
Dans un autre manuscrit, on a ajouté olov au lieu de irapa. Cette cor-
rection ne semble pas nécessaire; lv xaTç àXXatç xÉ/vatç se construit
avec l'ensemble de la proposition et paraît équivalent à : On voit
dans un domaine étranger à l'administration de la justice, dans le
domaine des arts, qu'il n est pas avantageux, etc. En tout cas, la con-
jonction 7<xp dans la proposition suivante est inintelligible : // n'estpas
RHÉTORIQUE d'aRISTOTE. 301
avantageux qu'un médecin fasse l'entendu en sortant des prescriptions
de son art; car la faute d'un médecin a moins de conséquence que
l'habitude de la désobéissance à l'autorité. Il y a évidemment une
lacune après ïaxpo'v, et il faut supposer qu'on lisait quelque chose
comme : et il est encore plus dangereux de ne pas observer les lois.
I, 15. 1376 a 7. 12. 10 [15-17]. Aristote distingue deux espèces de
témoins, les témoins anciens qui sont les poètes et les personnages
illustres dont on rapporte des mots célèbres, et les témoins nouveaux,
dont les uns sont engagés dans le procès, et dont les autres sont en
dehors. 11 cite comme exemples de témoignages anciens des vers
d'Homère et de Solon, des oracles, des proverbes; puis il traite des
témoins nouveaux dans les termes suivants : ÏIpoacpaToi 8' ôW yvoiptiAoi
Tt XEXptxaaiv • yp7)Gi|ji.oi yàp aï xouxojv xpiastç xoîç itspi xwv aùxwv à|j.cpt<jër]xoij<7iv
otov EuëouÀoç Iv xoTç otxaffXY]pioi; Eypvfcaxo xaxa Xapr]xoç w IlXaxojv étire
7rcoç Apyt'ëtov, oxt £7tiO£Ocox£v Iv XV) iroXei xo ôf/.oXo'yE?v rcovripoùç stvai. xat oî
iaexevovxeç xoû xtvoùvou, àv ooçojgi <j/euoEff8ai. oï [aev oùv xotoùxct xwv xotouxtov
[xo'vov [xapxupéç eïcriv, Et yiyovz^ r, [rr\, si egxiv r, jjiy], irepi 8e xou ttoTov où
txapxupEç, otov Et otxatov r, à'Stxov, et cru[/.cpspov y? àduuicpopov ■ oi S octto/Jev xat
TTEpt xouxojv 7tt<7xoxaxot . TTiaxoTaxot 3' ot TCaXatot ■ àotàcpOopot yap. 1° Oïl ne
peut tirer aucun sens raisonnable de la lettre du texte : Les gens
éminents qui ont porté un jugement et les témoins qui seraient com-
promis dans l'affaire s'ils paraissaient mentir sont des témoins nou-
veaux. Car Aristole a dit plus haut que les témoins nouveaux sont
ou engagés dans l'affaire ou en dehors; et il restreindrait ici sans
motif le sens du terme qu'il a employé; les témoins engagés dans
l'affaire de quelque manière que ce soit sont des témoins nouveaux;
et les gens célèbres dont on invoque l'autorité ne peuvent être des
témoins nouveaux qu'à moins d'être contemporains. Ensuite, il est
étrange qu'Aristote ne parle ici que des gens illustres contemporains
et de ceux qui seraieni compromis dans l'affaire, s'ils paraissaient
mentir, el qu'il ne dise pas un mot des autres témoins nouveaux.
2° Le terme oî S' ômwÔEv signifie littéralement : ceux qui sont éloignés.
Il ne peut désigner ici que les témoins qui ne comparaissent pas
personnellement, c'est-à-dire les témoins anciens et les contempo-
rains illustres dont on invoque l'autorité. Cependant, il est ensuite
question des témoins anciens comme différents des témoins éloigne-.
— Le texte est donc gravement altéré. Les variantes des manuscrits
sontde peu d'importance, si ce n'est celle du manuscrit 1741, où on lit
xotouxwv àv àirtffxdxaxoi au lieu de xoùxo>v 7U<rxo'xaxoi, et celle de trois
autres manuscrits qui donnent ?àp au lieu de 8' (même ligne). Je
302 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
crois qu'il faut supposer après Trpoaœaxoi 8' une lacune; Aristote
distinguait sins doute différentes espèces de témoins nouveaux, et
traitait du degré de confiance qu'ils méritent;, c'est peut-être ainsi
qu'il arrivait à dire : (Les témoins nouveaux les plus dignes de
foi sont) les gens illustres qui ont porté quelque jugement, et ceux
qui seraient compromis dans l'affaire s'ils paraissaient mentir. Ces
derniers ne peuvent témoigner que du fait, sur la question de
savoir s'il a eu lieu ou non, s'il est ou non; leur témoignage ne sert
pas pour la question d'appréciation, pour savoir s'il est juste ou in-
juste, utile ou nuisible. Les témoins éloignés sont les plus dignes de
foi sur la question d'appréciation; car ils sont incorruptibles. Je
crois que oî xaXaioi est une glose de ort aîrwQsv qui a été introduite
dans le texte et qui a amené la répétition de THororaTot.
I, 15. 1377 a 16. 18 r29\ Aristote indique comment on doit argu-
menter, si l'on refuse le serment : ou Xa;xêàv£i S', ô'xi «vt\ ypr^tmov ô'pxoç.
xal ô'xi eï rçv cpauXoç, xaxt>)|xo'<7axo av ■ xp£Ïxxov yàp evsxa xou cj,aù'Xov aval r,
u.7)Sevoç ' ouo'ca; uîv oûv i'Hei, i/.ïj ô[/.o<raç o ou. ouxw Se Si' àp£x?]v àv £iy],àXX' où
Si' iTTiopxtav to n^. Si l'on s'attache au fond des idées, il faut traduire :
Quand on refuse le serment, on dira qu'il s'agit de prêter serment pour
de l'argent, et que si on était malhonnête homme, on jurerait (car il vaut
mieux être malhonnête homme pour quelque chose que de l'être sans
profit) ; en prêtant le serment on aura donc l'argent, en refusant on ne
l'aura pas. Eu argumentant ainsi, on pourra paraître refuser le ser-
ment par un motif honorable, et non pour éviter le parjure. Puisqu'on
n'a là qu'un seul raisonnement, il faut supprimer après xal la con-
jonction ÔTi, qui indiquerait un nouvel argument. Comme il est d'ail-
leurs évident que la réflexion finale s'applique à l'argumentation
précédente, et qu'Aristole ne passe pas à un autre ordre d'idées,
il faut lire outco &q au lieu de outw Se.
II, 1. 1377 b 29-31 \ .-oXù yàp Stacpépei Trpoç tticixiv, fjiaXicxa i/iv Iv xaT;
TuaCouXaT;, dxa xal Iv xa~; oixai;, xo iroio'v xiva tpaivetTÔat xov Xsyovxa xal
xo 7rpoç auxoù; uTroXaaêavstv sysiv -ntoç aùxo'v, Tipoç os xoùxoiç làv xal aurai
otaxîUJLEVOi ttcijç xuy/âvcoo"iv. xo u.vt ouv ttoiov xiva coatvscrOai xôv Xsyovxa
-/OTiTiaioxepov eîç xàç auaëouXaç Icxtv, xo os oiaxsTcrOai tcwç xôv àxpoaxyjv d;
xaç Oi'xaç ■ • ou yàp xauTa -iai'vsxai tpiXouai xal [Xiffoutriv, où8' opytÇoii.£vot? xal
Trpao); iyouciv^ àXX' r; xo 7:apa7:av crêpa r, xaxà xo aÉysOoç exspa ■ xw txèv
yàp cpiXoiïvxi, rapt ou irot£Ïxai xv)v xpttrtv, v) oùx àSixsïv *j uuxpà ooxeï àoixsïv,
xâi os jjucoù'vxi xoùvavxiov ■ xal xw u.sv Ituôuulouvxi xal eûeXmSt ovxi, làv r,
xo lo"o'u.£vov -?joû, xal £<7£c:6ai xat ayaOov sascôat :paiv£xai, xw S: onzaftv. xal
ou7y£pai'vovxi xoùvavxiov. A considérer l'enchaînement des idées, il me
RHÉTORIQUE D'ARISTOTE. 303
semble qu'il faut mettre entre parenthèses to uiv ouv — oîxaç, et rap-
porter dans où fào tocùtoc la conjonction à wpoç SI toutoiç — ?j*r/iv<aai.
Aristote commence par dire qu'il importe beaucoup à la persuasion,
et cela encore plus dans les assemblées délibérantes que devant les
tribunaux, que l'orateur paraisse aux auditeurs avoir tel caractère et
telles dispositions à leur égard: il ajoute ce qui concerne ies passions
des auditeurs, et le subordonne grammaticalement à la proposition
principale, quoiqu'il ne soit pas exact que les passions des auditeurs
jouent un rôle plus important dans les assemblées délibérantes que
dans les tribunaux. S'apercevant de cette inexactitude, il se corrige
en faisant remarquer que l'impression produite par la personne de
l'orateur a plus d'importance dans le genre délibératif, et que les
passions des auditeurs ont plus d'importance dans le genre judi-
ciaire. Puis il revient à ce qu'il a dit des passions en général (icpoç oè
toutou;— Tuyyavwci), pour expliquer comment, dans les tribunaux, les
passions excitées par celui qui est en cause influent sur la décision
dea juges, et comment, dans les assemblées délibérantes, où on a à
statuer sur l'avenir, on est disposé à considérer une chose agréable
comme possible et bonne quand on la désire et qu'on a confiance,
tandis qu'on esldans une disposition contraire dans le cascontraire.il
est clair qu'avec la ponctuation vulgaire du texte, on croit que la pro-
position où yàp xaùrava expliquer la différence d'importance qui vient
"d'être signalée entre les deux moyens de persuasion, et cette attente
est trompée puisque Aristot; ne parle que de l'influence des passions
dans les tribunaux et les assemblées délibérantes.
11. 2. 1378 b 10 [3]. La conjonction causale irai 3' rs oAiywpfo n'a
pas d'apodose. On a cherché cette apodose dans 137S b 13 [3 rpi'a S'
en supprimant o avec trois manuscrits. Mais une division n'est pas
la conséquence d'une définition : pour que le raisonnement fût ré-
gulier, il faudrait qu'il y eût ce que Yater (p. 79) est obligé d'ajouter :
Quando igitur neglectusest aclus opinionis de re aliqua ita concept»
ut ea nibili facienda videatur, quandoque triplici modo hœc opinio
ostenditur, tria sunt gênera neglcctus. Il faut chercher l'apodose
d'Imù quant au sens dans 1379 a 9 9j cpavepov ouv x. t. X. Aristote
définit le mépris, cause de la colère, explique et distingue les diffé-
rentes espèces de mépris, et il en conclut qu'on voit par là dans
quelles dispositions, contre qui, et pour quelles causes les hommes
se mettent en colère. Seulement la longueur des explications où il est
entré lui a fait perdre de vue son point de départ. Cf. Éludes sur
Aristote, p. 44.
304 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
II, 2. 1378 6 16 4j. Tfi'a o' estiv £107) oXiywpiaç, xaTacppovr^iç te xai
£TCYip£airu.oç xai uêpiç • OTEyàp xaraopovwv oXifCAps!' ôca yaP oiovtoci [/.rjoevoç
a;ia, TOuttov xaxa'ipovoûciv. twv oÈ (X.7)8evoç àçicov ôXiyojpoijo-iv. Spengel pro-
pose d'intercaler xaTOKppovouvreç après a;(wv, et Bekker a unis clans son
édition de 1839 : twv Se xaTacppovoufxÉviov ôXiytopoîiaiv. Mais il me semble
que ces corrections font faire à Aristote un cercle vicieux: car pour
prouver que celui qui dédaigne méprise, Aristote raisonnerait ainsi :
On dédaigne ce qu'on croit n'avoir aucune valeur; or, on méprise ce
qu'on dédaigne; donc, celui qui dédaigne méprise. La mineure de
ce syllogisme suppose évidemment la conclusion. Le raisonnement
tel que le donne le texte me semble exact : ce qui paraît n'avoir
aucune valeur est dédaigné; ce qui n'a pas de valeur est méprisé;
donc, quelque espèce de mépris est dédain. Il serait plus régulier
qu'il y eût fpaivofJLévwv après àaojv; mais Aristote le laisse à entendre.
IL 2. 1379 a 13 [9]. Aristote dit qu'on est irritable quand on est
affligé, parce que celui qui est affligé désire quelque chose; eav te
O'jv xaT cùOntopiav ôtiouv àvxixpoucr, tiç, fAov tw SuJ/wvti 7rpbç to tueiv, làv
TE [lTt, &JA01WÇ TOC'JTO CpOUVETOtl TTOIeTv ■ XOU E(XV TE àvil-pOCTTY) TIÇ làv TE (i.7,
ou(XTrûaTT7) làv te àXXo ti èvoy\r\ outcoç r/ovTa, toïç ttôcgiv opyt^ETai. Les
mots ô[xo(ioç — itoieïv se rapportent par le sens au second membre de
l'alternative posée, et pourtant par la construction ils se rapportent
aux deux. La conjonction oûv indique d'ailleurs que toïç ttSciv op-
YiÇexai est l'apodose de toutes les propositions hjpotbétiques qui pré-
cèdent. Enfin Vater (p. 81) a remarqué avec raison que ô|j.oitoç fait
double emploi avec toùto. Je crois, en conséquence, qu'il faut lire :
dcXX' ô'fjudç TauTO cpaivrjTai toheiv, xai làv x. t. X.
II, 2. 1379 b 36 26]. oXiytopt'aç y*p Soxeï xai v*, \rf}-r\ <rr\}x.ûov £ivai ■ oY
àuÉXEiav ijlev yàp vj \r\Qr\ yiyvexca, r, ô" àfxéXeia ôXiywpi'a ectiv. (xev est de
trop. Aristote fait un syllogisme, et les propositions oV à^ÉXEiav, r, S'
àaÉXEia ne sont pas dans le rapport de coordination marqué par (xs'v
— oé. — Il faut ajouter tiç après ôXiywpta avec le manuscrit 1741.
II, 4. 1381 a 35 [13]. Nous aimons ceux qui veulent la même
chose que nous; par suite, nous aimons les gens dont le commerce
est agréable; tels sont ceux qui sont faciles et qui ne sont pas que-
relleurs; car les gens querelleurs aiment à combattre, et celui qui
combat a des volontés contraires à celles de son adversaire. Sont
encore d'un commerce agréable xal oï ItcioéIjioi xal Ttoôào-ai xal 6-7rolu.Eïvat •
l:ù tocuto yàp àu/^OTEpoi <77T£i>oou<7i tw 7iXr,o"(ov, ouvà|/.£voi te axi07vT£ffôat xat
è^eXôç o-xcWtovteç. On a appliqué à^-^oTEpoi et on ne peut l'appliquer
RHÉTORIQUE d'\RISTOTE. 305
qu'a ceux qui entendent raillerie et à ceux qui savent railler, consi-
dérés comme formant deux classes différentes. Mais ici les deux qua-
lités doivent être réunies dans les mêmes individus. Peut-être faut-il
lire à[x<poT£pov, en l'entendant des deux qualités dont Aristote vient
de parler. Voici ce qu'Aristote veut dire : Les gens qui savent à la
fois railler et supporter la raillerie sont faciles à vivre; car sous ce
double rapport ils veulent la même chose que celui avec qui ils
vivent; s'ils n'entendaient pas raillerie à leur tour, ils seraient en
opposition avec celui qui voudrait leur rendre raillerie pour raillerie;
s'ils ne raillaient pas finement, ils blesseraient.
II, 5. 1383 a 12 [15]. Entre autres moyens de faire naître la
crainte chez les auditeurs, Aristote indique celui-ci : xat toù? ôfwfouç
OEtxvuvat 7:otcjyovTaç tj 7T£7rovÔoTaç, xat O710 toutojv ucp1 wv oux (oovto, xat
Taùxa xal tote ô'ts oùx «Sovto. Spengel a très-bien senti que, si ou
construit, comme le texte l'exige, xauta et tote avec TtâV/ovTaç -ô
7C£7rovôoTaç, il faut lire xat TaÙTa a oùx cSovro ou bien xat a xat ote
oux coovto. Je crois qu'on peut se tenir plus près des manuscrits en
supprimant seulement ô'te, et en construisant xat Taùxa xat tote oùx
movto (sous-entendu Tcaa^etv) avec 6cp' Jiv. Aristote dislingue les gens
de qui on ne s'attendait pas à souffrir quelque chose en général, ceux
de qui on ne s'attendait pas à souffrir telle chose déterminée
(t<xut<x), enfin ceux de qui on ne s'attendait pas à souffrir quelque
cliose a tel moment (tote).
II, 5. 1383 b 1. 2 [20]. Aristote énumère les avantages dont la pos-
session rend hardi : TaÙTa S' ëarl Ttkrfio; £pv][/.aTtov xal Ï07ÙÎ <jo)j/.aTwv xai
cpi'Xwv xat )(_wpaç xat twv Trpo; 7cdXepiov TtapaaxEuwv, r, 7raarwv r\ xwv [i-EyiaTtov.
Je Crois qu'il faut lire TaÙTa 8' sWtv 107Ù; xat ttXyjOoç -/fv]u.aTMv xat
<TW[xaTO)v Il faudrait (koijuxto; avec ïa/u;; ensuite ce complément est
inutile, le mot signifiant à lui seul la force corporelle; enfin la/y; ne
va pas avec cptXwv.
II, 5. 1383 b 7 [21]. Aristote énumère quels sont ceux qui sont
hardis : xat làv [jiy| y|8ix7)xotsç waiv ■}, ijtrioÉva 77 (x*/) uoXXoùç r> (i.Y) toioutou;
7t6ûl àv cpoëoijVTai. xat ô'Xtoç àv xà •rcpo; 6eouç aÙToTç xaXwç eyv). Ta te aXXa
xat Ta âmb <jr\u.£ww xat Xoyûov • OappaXE'ov yàp '<\ opY'O, to oe (av) àotxEÎv àXX
àôixstcrôai opyrjç 7rot7]Ttxov, to 81 OeTov inroXajjiêavETai pO7)0Etv toTç àStxouixEvotç.
Vator (p. 81)) pense que opy>i est ici absolument inintelligible, si l'on
ne suppose pas qu'avant OappaXÉov il est question de ceux qui ont
souffert une injure. Cependant, il préfère considérer OappaXÉov—
àStxoufXE'votç comme une glose née d'une observation marginale. Sa
306 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
première idée me paraît la plus juste. Il devait y avoir devant OappaXsov
quelque chose comme xal làv r,SixrjU£vot waiv opposé à xal lav [xyj
rSix^xoreç; de plus, il faut transposer la proposition xal oXwç — Xoyiojv
après àoixoutjtivoiç; car le mot oX«; indique qu'il a été question aupa-
ravant de la confiance inspirée par l'espérance de la protection divine
dans un cas déterminé. En somme, Arislote a voulu dire : On a
confiance quand on a souffert une injustice; car la colère donne de
la confiance, et ce n'est pas de comme Itre une injustice, c'est de la
subir qui met en colère; d'ailleurs, on pense que la divinité vient en
aide à ceux qui sont victimes d'une injustice. Et. en général, on a
confiance quand les rapports avec les dieux sont favorables, en par-
ticulier les présages et les oracles.
II, 6. 1383 b 30 [7]. Aristote énumère quelles sont les actions hon-
teuses : xal oavEiÇecOai oit So;£t aîx£Ïv, xal aïxeTv ots àracixEiv, xal a7raix£tv
ors aîx£iv, xal imxiveiv ïva So^r, atx£Ïv, xal xô à7rox£xuy7]xo'xa jt/jSev ^ttov ■
■Travra ^àp àveXsuôsptaç xaùxa tn)[/.eîa. D'après la construction, il fautsous-
entendre iTratvav avec pjSèv vyrrov, quoique le sens exige qu'on sous-
entende aî-n-ïv. Ensuite, je ne comprends pas ce que signifie : 77 est
honteux de louer quelqu'un pour paraître lui demander. Je crois qu'il
faut lire : xal ETtaivàv ïva Sw, xal xo à7rox£xir/7]xo'xa ijltjSÈv Yjxxov aïx£Ïv. Il est
honteux de louer quelqu'un pour qu'il vous donne quelque chose, et
de demander quoiqu'on ait été refusé.
II, 6. 1383 6 3i (8). xb S' iTOttvétv Ttapovra xoXax£i'aç, xal xb xàyaOà piv
u7T£p£7taiV£~v xà Si -.paùXa auvaXeifieiv, xal xo u7T£paXy£Ïv àXyouvxi 7ïapo'vxa. Il
faudrait àXyoùvxi icapovxt exagérer sa sympathie avec une affliction en
présence de la personne affligée, comme plus haut i-natvav •jrapo'vxa,
louer quelqu'un en face.
11,7. 1385 a 20 [2]. £ffxb> Sri /apiç, xa6" r> ô £/wv Xi^xai yapiv
UTtoupY£Îv 8eop.Éviû [AT| àvxl Tivoç, i/.7)S" l'va xi a'jxco xw yzoupvouvxi, àXX' tva
lx£i'vto xi • \xv(i\rt S' av v; c^oSpa Seouevm, jj [xeyaXwv xal ^aXeitSv,^ Iv xatpo?;
xotouxoiç, y) [jlo'vo;, ri TcpSxoç, ft [MtXiora. Je pense qu'il faut sous-entendre
uTroupYvi en lisant-?, au lieu de -^autrement la phrase commence comme
si ri avait pour sujet /api;, et finit comme s'il avait pour sujet 6
yiroupYwv; ensuite rj ne peut se construire avec ^aXicxa.
II, 8. 1386 a O. 6 [8]. oca Tsyàp xwv XwïY|p£iv xal ôSuv/jpwv cpôapxixa,
-avxa IXeetvà, xal ooa àvaipExixa, xal offaiv vj tu/Y| aïxia xaxcov jjisYeôo; £/ov-
xor;. Muret n'a pas rendu <pQapxixa, et Spengel le retranche. Ce mot
fait double emploi avec dvatp£xixa; et, en outre, un mal douloureux
excite la pitié, quand même il ne causerait pas la mort de celui qui le
RHÉTORIQUK d'ARISTOTK. 307
souffre, comme l'indiquent l'expérience, la définition d'Àristote qui
est en tête du chapitre, et la proposition 1386 a 7 [9]. Mais d'autre
part, si l'on supprime <pôapxixd, le relatif foee n'a plus de complément,
et le génitif partitif ne se comprend pas; car tout mal douloureux est
digne de pitié. Je crois qu'il faut lire : Zen xs yàp twv xox<ov Xuxrçpà
xat ô8uv»jpa, 7ravxa x. t. X., et Supprimer xaxtov après aîxîa.
II, 8. 1386 6 2. 7 [16]. (dvdyxv) sXEEivà eïvai) xat xà cr.aeTa xai xà;
7rpaç£tç, oiov laO^xa; xe twv ttîxovOo'xwv xai oaa xotaùxa, xat Xo'you; xat osa
àXXa xâiv lv tw itdOei ovxcov, oïov Y-or, teXeuxcovxiov. xat udcXiara xô fficouSaiouç
EÏvai lv xoTç xotouxotç xatpoïç ovxaç IXsetvov ■ d-avxa yàp xauxa Stà xb syyù;
cpaivEcrôai jxàXXov txoieT xbv eXeov, xat wç àva^tou ovxoç xat ev ôoOaXu.oïç cpatvo-
[xsvou xou -jrdôouç. 1° oïov Eo-Oyïxaç se rapporte à 07|jjieTa, non à npaÇeiç; je
pense qu'il faut transposer xat xà? -pd;Et? devant xat Xo'youç dont l'idée
est étroitement liée à celle d'actions. 2° Les idées exprimées par les
mots wç àvaçt'ou — xou Ttàôou? semblent toutes deux subordonnées à celle
qui est exprimée par Stdé xo ly^bç cpaive<j8at, ce qui ne peut être vrai de
wç àva;i'ou ovxoç. Peut-être faut-il transporter lv ocpôaXfjwxç cpaivojjtE'vou xoù
ridOouç après cpaive<rOai; Aristote a dit plus haut 1386 a 33 [14] : èyyùç
yap -rtotouat tpaîveaÔat xo xaxov 7cpo ôululocxcov 7rotoùvxsç. Aristote veut dire
ici : Tous ces moyens sont plus efficaces pour produire la pitié parce
qu'ils rapprochent le malheur en le mettant sous les yeux et que le
malheureux est représenté comme n'ayant pas mérité son sort.
II, 9. 1387 a 27 [H], xat eicel É'xasxov xîov àyaOtov où xoù xu^o'vxoç d;tov,
àXXd xtç èaxtv àvaXoyta xat xb àp^o'xxov, oïov 07tXwv xdXXo; où xco otxat'w
àpjxoxxa àXXa xw àvopstw, xat yàuot SiOKpspovxeç où xoï; vsuxjti irXouxouTiv àXXà
xoT; euyeveffiv. làv oùv àya6o; wv ;j.-/] xou àpu.o'xxovxo; Tuy/dv/j, veueo~/)xo'v.
L'apodose de luet est évidemment èàv ouv—, vejjié<n)Tov. Il faut donc
une virgule après eûyevéaiv. La particule ouv indique ici l'apodose,
comme dans les exemples cités par Waitz, ad Organon L p. 336.
II, 11. 1388 a 30-36 [1]. dvdyr/i o-/- est l'apodose de eï ydp tcrxt
ligne 30; et les propositions Sw— «pOovov doivent être mises entre
parenthèses, comme Buhle l'avait déjà fait. II ne faut donc pas sup-
primer Br„ comme Spengel le propose. B-n marque souvent l'apodose
dans Aristote; voir les exemples rassemblés par Waitz, ad Organon
I, 336.
Il, 11. 1388 6 4 [1]. (Çy]Xo)xixoi eÎo-iv) oïç U7:dp-/£t xotauxa àyaOà a xwv
£vxt';j.0)v à'^tà è<7xiv àvopwv • eoti yàp xaùxa ttXoûxoç xat TroXucstXîa xat àpyai
xat oaa xotaùxa La conjonction yàp n'exprime pas le rapport des deux
308 REVUE ARCHÉOLOGIQUE.
propositions; la seconde ne motive pas la première. Il faudrait
substituer Bé, ou transposer 7rXouxoç — oaroToiotura après mrapyei, etxoiaîixa
— avSpSv après yàp, en supprimant xaùxa.
II, 17. 1391 a 30 [5]. Après avoir exposé quelles sont les mœurs
propres à la noblesse, à la richesse, à la puissance, Aristote passe à
la prospérité . 'r\ o EÙxuyia xaxà xs [xo'pta xwv £ipï][X£voJV e'-^ei xà rfiv\ • e tç yàp
xauxa ctuvxeivougiv ai (jt-éyiaxat Soxoùaat Eivai aùxuviai, xai exi eiç EÙxEXviav xac
xà xaxà xo o-w[/.a àyaôà 7tapaax£uàÇ£i f, EÙxu^ia ttXeovexxeTv. La particule
xe ne peut se construire, et même en la supprimant, on n'a pas un
sens clair. Cette leçon n'est donnée que par le manuscrit 1741; les
trois autres manuscrits, collationnés par Bekker, donnent EÙxu^i'a xà
[xo'pta £^Et xwv £ipv][X£Vwv xà yj6yj. Il faut peut-être lire : v\ o EÙxuyia xà
x£ ixopia xwv £tpri|ji.£Vcov £-^£t xa\ xà rfir[.
II, 17. 1391 6 3 [6]. ev o' àxoXouOa pÉXxifTxov r)6o; x9j EÙxuyia, ô'xi cpiXo6so(
sïffi xat iyouat 7rpoç xo 6eTo'v tooç, ttkixeuovxeç Stà xà yiyv6\xsva àyaôà arco tvjç
tu£Y)ç. L'indéterminé thoç ne s'explique pas. La disposition des gens
heureux à l'égard des dieux est déterminé, puisqu'ils aiment la divi-
nité. Si on supprime la virgule et qu'on construise toi; avec tusxeuov-
xeç, l'enclitique sera mal placée devant le verbe auquel elle se rap-
porte, et ensuite le sens de mcTeuovxeç n'a pas besoin d'adoucissement
ni de restriction. Il faut peut-être lire : xat èyav -rrpoç aùxoù; xo 6e?ov
ouxwç TTiaxeuovxEç x. x. X. Ils aiment les dieux parce que les avantages
que leur a procurés la fortune leur donnent la confiance que la divi-
nité est aussi dans cette disposition à leur égard.
Charles Thurot.
(La suite prochainement.)
TUMULUS DU FORST
PRES NEUENICK
(canton de berne)
M. de Bonstetten, dont les publications ont rendu tant de services
à l'archéologie, nous envoie la note suivante que nous nous em-
pressons d'imprimer. La présence d'une poinLe de flèche en silex,
à côlé d'objeis de l'époque burgonde, rend la fouille dont il nous
communique le résultat particulièrement curieuse. La Revue a déjà
signalé la présence de haches en silex, dans les tombes du cimetière
franc de Samson, près Namur. Elle invite tous les archéologues qui
auront trouvé des fails semblables à les lui signaler. La classifica-
tion d'objets de pierre, or, bronze, même de 1er, par époque et par
peuplade, est encore bien peu avancée. Le temps est venu de recueil-
lir tous les faits déjà nombreux, mais encore épars, qui peuvent
éclairer cette délicate question de chronologie archéologique.
« Ce tumulus du Forst qui vient d'être fouillé renfermait, nous
écrit M. de Bonstetten, sept sépultures disposées assez irrégulièrement
autour de son axe. Les squelettes reposaient dans une terre sablon-
neuse; pour quelques-uns, on avait ajouté de grosses pierres jetées
sans ordre autour de la tête et aux pieds. La présence de sept sque-
lettes différemment placés dans le tumulus et dans un ordre qui
n'avait rien de régulier, a pu être constatée. C'était comme sept
tombes différentes.
Tombe Ve : Couche de terre grasse et noirâtre, sans traces d'os-
sements. — Bracelet en til de bronze. — Boucles d'oreilles (iig. 4) en
lil de bronze, dont les deux extrémités se rejoignent en formant
crochet. — Fibule (Iig. 3) comme on en rencontre fréquemment
dans les sépultures post-romaines. — Deux objets (Iig. 1, 2) com-
posés chacun d'une mince feuille de bronze roulée autour d'une tige
de fer surmontée à l'une de ses extrémités d'un petit cône enchâssé
310
REVUE ARCHEOLOGIQUE.
dans le tube par une forte pression; l'extrémité opposée d'un de ces
tubes se termine par un chaton de verre bleu, uni ; l'autre tube, dont
la base manque mais qui doit avoir une terminaison semblable, est
rempli d'une substance rougeâtre paraissant être le reste d'une tige
en fer réduite en poussière par la rouille. Ces tubes sont ornés de
dessins circulaires à dent de loup grossièrement estampés; ils ne
portent aucun moyen d'attache et, comme il ne restait pas traces de
squelette, il est difficile de se rendre compte de leur destination.
Tombe 2. Traces de squelette. — Deux bracelets en lignite (fîg. 5)
(reproduit ici, 1/2 grandeur).
TombeZ. Squelette placé dans la direction du nord au sud. —
Boucle de ceinturon en fer (fig. 6) (1/2 grandeur;, avec traces de da-
TUMULUS DU FORST. 311
masquinures en argent, quatre clous en fer à tète ronde sur les bords.
— Pointe de flèche en silex blond (lig. 7). — La présence de cet
objet avec des antiquités de l'époque burgonde ou plutôt allemani-
que mérite d'être signalée aux archéologues; il est peu probable
qu'on se fût donné la peine